“La Régate” de Bernard Bellefroid

Alex a quinze ans. Il est un adolescent belge en apparence ordinaire. Assez réservé, peu sociable, disons plutôt un peu replié sur lui-même, effacé. Sauf quand il pratique son sport, l’aviron. Là, il s’exprime vraiment, il prouve qu’il existe. Il est plutôt doué et a même réussi à terminer très bien classé lors des derniers championnats de Belgique. Mais un beau jour, il cesse de venir aux entraînements… Raison officielle avancée : il prépare ses examens et doit de surcroît aider son père, qui l’élève seul, à emménager dans leur nouvel appartement, un deux pièces miteux dans la banlieue de Namur. Raison officieuse et réelle : difficile de s’entraîner quand on vous a transpercé la jambe à la fourchette… Un « cadeau » offert par le père en question, un type complètement paumé, dépressif et écrasé par le poids d’une vie médiocre, qui ne connaît d’autre argument éducatif que les coups et les brimades. Alex aimerait bien pouvoir partir, construire sa vie dans un environnement plus sain, mais il est partagé entre ses envies d’ailleurs et la nécessité de rester aux côtés de cet homme dont il constitue le dernier repère, la seule chose qui le maintient encore à peu près à flot.

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Premier long-métrage de Bernard Bellefroid, La régate est l’histoire d’une bouleversante relation père-fils, d’un amour qui ne parvient pas à s’exprimer, occasionnant frustration et accès de violence. La mère semble être partie depuis longtemps, laissant le père complètement désemparé. Depuis, il végète dans une vie terne. Petit boulot mal payé où il doit affronter l’hostilité d’un chef pourri jusqu’à l’os, minuscule appartement où la promiscuité génère des tensions, pas de vie sentimentale, pas d’amis. Juste son fils qui grandit de plus en plus et dont le besoin adolescent d’émancipation lui fait peur. Un jour il partira, l’abandonnant à sa solitude. L’homme ne peut pas le supporter. Il déteste cette situation, cette existence merdique. Il se déteste et tente de s’autodétruire en s’alcoolisant à outrance. Et quand il n’arrive plus à diriger sa colère contre lui-même, il frappe son fils violemment. Et se déteste encore plus… Les coups qu’il porte à Alex ne sont pas des manifestations de haine mais paradoxalement, des preuves d’amour. Un amour dénaturé évidemment, pathétique. C’est la preuve qu’il tient à lui, qu’il veut le garder pour lui, jalousement, égoïstement. Et le seul lien qui les relie encore. Le garçon ne parle à personne de cette situation. Ni à sa petite amie, ni à ses rares copains, ni même à son entraîneur, le seul adulte qui daigne s’intéresser à lui. Il souffre en silence, car il sait que tout révéler risquerait d’avoir des conséquences désastreuses et ferait sombrer encore un peu plus ce père qu’il persiste à voir comme quelqu’un de paumé plutôt que foncièrement mauvais.

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Vu l’intensité du sujet, il fallait des acteurs forts et pleins de tact. Bernard Bellefroid a su les trouver en Joffrey Verbruggen et Thierry Hancisse, tous deux magnifiques de justesse. Le premier impressionne par ses regards perdus et sa froide détermination. Il est parfait aussi bien dans le registre de la victime fragile, au bord de la rupture, que dans celui de la froide détermination qui s’empare du personnage au moment des courses d’aviron, quand il transforme la douleur née de cette relation père-fils dramatique en une grande force morale. Le second est également très convaincant. Il fallait bien du talent pour ne pas faire sombrer dans la caricature un personnage aussi violent. Hancisse est inquiétant, imprévisible, mais aussi touchant, malgré les nombreux défauts du personnage.

L’ensemble pourrait être sordide. Il n’en est rien. La régate est au contraire un film lumineux, optimiste sans tomber dans la niaiserie. Le récit contient un beau contrepoint, représenté par le club d’aviron. Là, Alex trouve tout ce qui lui manque chez lui : de l’espace, des contacts humains, de l’amitié et de l’amour. Une famille de substitution. Et un père de substitution : Sergi, son entraîneur (Sergi Lopez). Autoritaire et ferme, juste ce qu’il faut pour canaliser le garçon, mais aussi plein d’attention et d’affection. L’idéal pour Alex… Cette relation est importante pour lui. Vitale même, car elle peut lui ouvrir d’autres horizons, une autre façon de se comporter vis-à-vis des autres. Quand débarque le nouveau protégé de Sergi, Alex pique une crise de jalousie. Il réagit avec la même hostilité, la même violence que son père à son encontre. Mais le rusé entraîneur va trouver un moyen d’exploiter l’inimitié qui s’est instaurée entre les deux adolescents pour leur permettre finalement de progresser ensemble. On pourrait résumer ainsi la morale de l’histoire : dans la vie, tout le monde est dans la même galère. Tout le monde rame mais on ne choisit pas forcément ceux avec qui l’on doit ramer. L’important, c’est d’accepter les autres tels qu’ils sont et utiliser cette solidarité pour avancer.

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Cela dit, hors du cadre sécurisant du club, les règles ne sont plus les mêmes. Dès qu’il met le pied chez lui, Alex éprouve de l’angoisse. Quelle est l’humeur de son père aujourd’hui ? Est-il ivre ou sobre ? Est-il en colère ? Ne risque-t-il pas de surgir et filer une rouste au jeune garçon ? Grâce à la mise en scène du cinéaste, la tension est palpable. Un peu comme dans un film d’épouvante, mais réaliste… Le drame couve, c’est certain, mais on est bien incapable de dire ce qui va se passer… Du coup, Bellefroid nous place dans la situation d’Alex, nous fait éprouver cette peur viscérale qui l’accompagne à chaque fois qu’il retrouve son père. On vibre avec lui, inquiets. On aurait envie de le secouer, lui dire de fuir loin de ce lieu malsain, dangereux. Mais le garçon ne peut pas partir… Amour, haine, tout se mélange dans sa tête. Il est sous l’emprise de ce père qui lui, n’a plus d’emprise sur lui-même…

Un plan magnifique décrit parfaitement le personnage d’Alex : le jeune homme est assis adossé à une barrière, sur un ponton, à la tombée de la nuit. Son corps est bien éclairé, mis vers l’avant. Son visage, lui, est barré d’une ombre, comme si sa tête était derrière des barreaux invisibles. Le corps est libre, il permet d’avancer et même blessé, il cicatrise, telle la jambe d’Alex. Pour l’esprit, c’est une autre paire de manches… Les blessures psychologiques mettent du temps à se refermer, et restent même parfois totalement à vif.

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Le cinéaste a lui-même mis du temps à réaliser ce film très personnel. Il a beau préciser que le film ne raconte pas son histoire, on devine aisément qu’il a vécu une relation aussi tourmentée et douloureuse que celle décrite dans ce beau premier long-métrage. Espérons pour lui qu’il lui serve de catharsis à toute cette douleur accumulée…

Itinéraire d’un enfant pas gâté qui lutte pour échapper à la spirale de la violence en retrouvant sa propre humanité, La Régate nous laisse pantelants et bouleversés. Il s’agit assurément d’une des meilleures surprises de ce début d’année. Aux Olympiades du cinéma, la Belgique, entraînée par ses champions vétérans, les frères Dardenne, brigue assurément le titre dans la discipline du drame psychologique et social réaliste…

La régate

La Régate
La Régate

Réalisateur : Bernard Bellefroid
Avec : Joffrey Verbruggen, Thierry Hancisse, Sergi Lopez, Pénélope Levêque,  David Murgia
Origine : Belgique, France, Luxembourg
Genre : itinéraire d’un enfant battu
Durée : 1h31
Date de sortie France : 17/02/2010
Note pour ce film : ●●●●●


contrepoint critique chez : Les Inrockuptibles