“Tatarak” d’Andrzej Wajda

Par Boustoune

En polonais, « Tatarak » désigne une plante aquatique, une espèce de jonc qui pousse dans les rivières. Une plante qui, fraîchement coupée, exhale un délicat parfum d’encens entremêlé avec une odeur moins agréable de putréfaction, de poisson pourri.
Le film d’Andrzej Wajda auxquel elle prête son nom, Tatarak, est lui aussi une subtile composition où vie et mort, lumière et ombres, jeunesse et vieillesse cohabitent douloureusement.

L’œuvre combine trois histoires reliées dans un intéressant film-gigogne.
Il y a tout d’abord un long monologue de l’actrice Krystyna Janda, qui raconte son désarroi face à la disparition de son mari, le chef-opérateur Edward Klosinski, des suites d’un cancer fulgurant, alors qu’elle s’apprête à tourner, justement, Tatarak, un film d’Andrzej Wajda dont les thématiques touchent au drame qu’elle vient de vivre. Le cinéaste s’inspire de deux textes distincts pour composer son récit.
Le premier est signé de l’écrivain hongrois Sandor MaraI (1) et dépeint la douleur d’un médecin qui diagnostique une maladie incurable chez son épouse et préfère lui cacher son état, pour qu’elle puisse profiter en toute insouciance des derniers mois qui lui restent à vivre.
Le second est une nouvelle de l’écrivain polonais Jaroslaw Iwaszkievicz (2), auteur qui a inspiré Wajda à plusieurs reprises, où une femme d’âge mûr se prend d’affection pour un jeune homme qui lui rappelle ses fils, morts en 1944 pendant l’insurrection de Varsovie.
Les trois récits fusionnent de manière assez subtile, traitant tous de la perte d’êtres chers et du caractère dérisoire, volatil, de l’existence terrestre.

Pas le genre de film apte à vous booster le moral. Plutôt le genre à faire fuir les éventuels spectateurs, surtout avec sa forme épurée et son intrigue des plus minces, sans doute insuffisamment étoffée, ou du moins trop littéraire pour le cinéma …
Et pourtant, Tatarak mérite que l’on s’y intéresse pour deux raisons.

Déjà, il est nettement moins sombre que l’on pourrait le craindre. Certes, le premier plan du film, le monologue de Krystyna Janda, se déroule dans une chambre d’hôtel obscur, mais un rai de lumière passe par l’une des fenêtres et vient apporter une touche de clarté dans les ténèbres. Et tout le film est comme cela, une lutte entre l’ombre et la lumière, la vie et la mort…
Au final, c’est même une ambiance douce et lumineuse, pré-crépusculaire, qui domine. Et une certaine beauté plastique dont les cinéastes polonais ont le secret…

Ensuite, parce qu’il s’agit d’une œuvre d’une grande sincérité, intime et poignante.
Il a sans doute fallu beaucoup de courage à Krystyna Janda pour livrer ainsi, face à la caméra, son expérience si intime, si douloureuse, de la maladie et la mort d’un proche. Son monologue est à la fois une façon d’évacuer cette souffrance, cette immense tristesse, et de laisser une trace de leur histoire commune, de leur passage sur cette terre.

Andrzej Wajda semble adopter une démarche similaire. A bientôt 84 ans, le cinéaste sait qu’il est en fin de vie, ou du moins qu’il n’aura peut-être plus l’énergie de réaliser de nouveaux projets cinématographiques. Ses films se tournent désormais vers le passé. Dans Katyn, il revenait sur les événements historiques pendant lesquels son père a trouvé la mort, en 1940. Ici, il se penche sur son œuvre globale, avec l’évocation, en filigrane, de certains de ses films-clés. Son premier long-métrage, par exemple, Kanal, parlait justement de l’insurrection de Varsovie, pendant laquelle ont péri les enfants du personnage central de Tatarak. Le livre « Cendres et diamants », que Wajda a adapté en 1958, est ici l’objet qui scelle définitivement l’amitié entre la femme mourante et le jeune homme.
Et on retrouve assez logiquement le ton et les thématiques des deux autres adaptations que le cinéaste polonais a tiré des romans d’Iwaszkievicz, Les Demoiselles de Wilko et Le bois de bouleaux
Les personnages, enfin, sont dans la grande tradition des films de Wajda, des êtres simples, mais dotés d’une intensité psychologique magnifique, liés les uns aux autres par des fils invisibles. Le choix de Krystyna Janda n’est pas fortuit. L’actrice a été l’égérie de Wajda à la fin des années 1970, avant d’aller explorer d’autres horizons. Et le rôle confié au jeune Pawel Sazjda a de faux airs de Zbigniew Cibulski, l’acteur principal de Cendres & diamant, mort tragiquement alors que sa carrière était au sommet, à la fin des années 1960.


Tatarak est une sorte de film-testament de la part Andrzej Wajda, où se promènent fantômes et ombres de ses œuvres passées, celles dont il a envie que l’on se souvienne après sa mort.
A noter qu’il n’est pas nécessaire d’attendre jusque-là pour découvrir ou redécouvrir les films du maître polonais, puisque la Cinémathèque Française lui consacre actuellement une rétrospective (3).
Et pas la peine de voir l’intégrale de son œuvre pour se laisser émouvoir par ce Tatarak et les histoires assez universelles qu’il véhicule, qui nous ramènent à notre modeste condition d’êtres mortels, herbes folles dérisoires face à l’immensité de la nature et de l’univers…

(1) : «Tatarak i inne opowiadania » de Jaroslaw Iwaszkievicz – apparemment, pas de traduction française disponible
(2) :
« Nagłe wezwanie » ( « Avant la consultation ») de Sandor Marai - apparemment, pas de traduction française disponible
(3) : Rétrospective Andrzej Wajda à la Cinémathèque Française, du 9 février au 21 mars 2010. Plus d’infos sur le site de la cinémathèque.
 

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Tatarak
Tatarak

Réalisateur : Andrzej Wajda
Avec : Krystyna Janda, Pawel Sazjda, Jan Englert, Andrzej Wajda  
Origine : Pologne
Genre : variations sur le thème du deuil
Durée : 1h25
Date de sortie France : 17/02/2010
Note pour ce film : ○○

contrepoint critique chez : Excessif

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