En 2003, Dennis Lehane connaissait un beau succès en libraire avec « Shutter Island » (1), un thriller assez étrange.
Personnages tourmentés, atmosphère oppressante, tension permanente et surtout, rebondissements efficaces… : le roman avait de quoi donner un très bon film noir, et a suscité pas mal de convoitise chez les producteurs hollywoodiens…
Ce sont finalement les studios Paramount qui ont décroché le gros lot. Après plusieurs tentatives avortées, ils ont confié le travail à Martin Scorsese, qui nous propose aujourd’hui sa version de Shutter Island, assez fidèle à l’intrigue imaginée par Lehane, et surtout à l’esprit du texte original.
Le récit débute comme un vieux polar des années 1950 : Le marshal Teddy Daniels (Leonardo DiCaprio) et son coéquipier Chuck Aule (Mark Ruffalo) sont envoyés sur Shutter Island, une île qui abrite un asile psychiatrique de haute sécurité, réservé à des psychopathes violents et aux auteurs de crime atroces, afin d’enquêter sur la disparition mystérieuse d’une des patientes, Rachel Solando.
Celle-ci s’est littéralement volatilisée de sa cellule, pourtant fermée à clé et bien gardée et a laissé pour seul indice une note énigmatique.
Rapidement, les deux détectives se heurtent au personnel de l’hôpital, dont le médecin-chef, le Dr. Cawley (Ben Kingsley), qui semble cacher d’obscurs secrets. L’enquête s’annonce donc compliquée…
Mais elle est de toute façon très secondaire pour Daniels, qui s’est servi de ce prétexte pour entrer dans les lieux et régler ses comptes avec un autre des détenus de l’établissement, Franck Laeddis, qui a assassiné sa femme Dolorès deux ans auparavant…
L’intrigue oscille entre l’énigme policière à proprement parler – qu’est-il arrivé à Rachel Solando ? – et le drame psychologique très noir, qui tient dans le passé douloureux de Daniels, marqué par la mort de sa femme, mais aussi par les horreurs qu’il a vues à la guerre, lors de la libération du camp de Dachau.
Mais plus le récit progresse, plus il se teinte de fantastique. Alors qu’à l’extérieur de l’asile, une tempête fait rage, le mental du détective est lui aussi soumis à rude épreuve. Il fait des cauchemars horribles, entremêlant passé et présent. Il est confronté à des événements étranges et surtout, à des apparitions fantomatiques de plus en plus fréquentes.
Manifestations surnaturelles ? Ancrage du récit dans un univers parallèle – aux portes de l’Enfer, par exemple ? Ou alors, de façon plus rationnelle, hallucinations dues au stress auquel il est soumis, de plus en plus intense à mesure que se referme sur lui la machination diabolique dont il semble être l’objet ?
Le film joue de ce trouble constant entre fantastique et réalité, comme dans les œuvres qui ont influencé aussi bien Lehane que Scorsese, tous deux cinéphiles avertis : Shock Corridor de Samuel Fuller, Laura d’Otto Preminger, La griffe du passé de Jacques Tourneur,…
Quelle que soit la façon d’appréhender cette histoire, l’important est qu’elle chemine vers la révélation d’une vérité bien plus complexe que prévue, et un dénouement renversant.
Evidemment, ceux qui ont lu le roman de Dennis Lehane connaissent déjà les multiples « twists » de l’intrigue, et ne bénéficieront donc pas de l’effet de surprise. Mais ils pourront alors mieux se focaliser sur la mise en scène de Martin Scorsese, qui s’est ingénié à laisser un peu partout des indices visuels aidant à anticiper la résolution de l’énigme…
Cela commence dès la première scène du film : Le marshal Daniels, atteint de mal de mer dans l’embarcation qui l’emmène à Shutter island, contemple son reflet dans un miroir. Un reflet pas bien en forme… De fait, à partir de ce moment, le personnage – et le spectateur dans son sillage – pénètre de l’autre côté du miroir (2), dans un univers profondément malade.
Il y a déjà le décor, cette île coupée du monde, bordée de falaises dangereuses, cernée par la brume et sous la menace d’une violente tempête. Une nature sauvage, menaçante, à laquelle il est difficile, voire impossible d’échapper…
Et les bâtiments eux-mêmes ne sont guère plus accueillants. Passe encore pour les deux ailes principales de l’asile, où se situent les confortables bureaux des médecins, et des cellules encore assez lumineuses. Mais le bâtiment où sont gardés les détenus les plus dangereux, lui, file carrément les jetons : escaliers étroits en colimaçon, éclairage rare, cellules sordides et crasseuses… Et que dire de ce phare qui cristallise tous les fantasmes, toutes les craintes, qui abriterait Dieu sait quelles sortes d’expériences barbares…
Il règne en ces lieux une ambiance malsaine, aussi folle que les pensionnaires des lieux, également assez flippants, avec leur caractère imprévisible et leur allure fantomatique.
Une folie contagieuse, qui gagne rapidement le jeu de Leonardo DiCaprio, fiévreux, hagard et tourmenté, et la réalisation de Martin Scorsese.
Faux raccords étranges, cadrages approximatifs, mouvements de caméra bizarres… Non, le cinéaste new-yorkais n’a pas subitement perdu son sens de l’esthétique cinématographique et de la mise en scène. Ces dérapages sont volontaires et contrôlés. Ils donnent un côté irréel, quasi-onirique, à l’ensemble de l’œuvre, participent au mystère et forcent le spectateur à réagir face à certains détails incongrus. Par exemple, un verre d’eau qui disparaît au moment où une patiente est en train de boire, pour réapparaître la seconde d’après ; la fumée qui donne l’impression de rentrer dans la cigarette…
Cinématogaffes (3) ? Sorcellerie ? Ou façon de troubler le spectateur, de le forcer à s’interroger sur la réalité de ce qu’il est en train de voir, tout comme le personnage principal ? On serait fortement tentés par la dernière option…
La mise en scène de Scorsese se pare également d’accents très hitchcockiens. Certaines scènes évoquent le très psychanalytique La Maison du Dr Edwardes, et la séquence dans le phare rappelle évidemment Sueurs froides. D’ailleurs les thèmes du double et de la dualité sont omniprésents. Il y a les effets de miroir, donc, ou cette façon étrange de cadrer Daniels et Aule, presque deux jumeaux, ou cette manière récurrente de jouer sur les clivages, les divisions…
Shutter island est un film d’oppositions, qui se traduit par l’affrontement de deux éléments : le feu et l’eau.
Le premier se retrouve dans le drame personnel de Teddy Daniels, dont la femme a péri dans un incendie criminel, mais aussi dans la brûlure provoquée par les balles dont sont victimes tous les soldats nazis à la libération de Dachau – traumatisme de guerre de Daniels -, dans les allumettes craquées par Laeddis ou par le marshal, dans les cigarettes fumées par les personnages, dans la voiture en feu pour faire diversion, etc… On peut également dire que le désir de vengeance et/ou la quête de vérité de Daniels le consument littéralement et ce n’est pas un hasard si, dans une des scènes-clé du film, les visages des protagonistes semblent entourés de flammes…
La seconde entoure évidemment l’île, mais se manifeste aussi par la tempête qui s’abat sur le pénitencier, par une fuite au-dessus du lit de Daniels, par la neige qui entoure le camp de Dachau…
Les deux éléments, antagonistes, ne cessent de se télescoper, symboliques de l’opposition entre le détective et les maîtres de l’île, mais aussi du conflit intérieur du personnage principal, aux motivations assez troubles, du clivage réalité/irréalité ou, puisque l’on est dans un asile psychiatrique, de l’opposition entre conscience et inconscient…
Chaque petit détail a son importance dans la mise en scène magistrale orchestrée par Scorsese. Mais cette surabondance de symboles et d’étrangetés formelles est à double tranchant. Certains spectateurs aguerris ou particulièrement perspicaces risquent de deviner un peu trop vite, et ce, sans avoir lu le livre, les tenants et les aboutissants de l’intrigue et trouveront la fin un peu longuette.
Elle constitue, hélas, le point faible de l’œuvre.
Scorsese s’empêtre en effet dans un dénouement bêtement démonstratif, surlignant inutilement tout ce qui avait été finement effleuré par petites touches successives et de subtils indices visuels.
Dommage qu’il n’ait pas su – ou pas voulu – conserver une partie de mystère et d’ambiguïté à ce final trop appuyé. Le film aurait alors frôlé l’excellence.
Cela dit, cette dernière partie un peu plus faiblarde ne doit pas faire oublier tout ce qu’il y a eu avant, dont quelques scènes absolument magnifiques.
Citons notamment l’arrivée sur l’île, assez irréelle, avec ce bateau qui semble fendre la brume. Ou toute la partie située dans la zone des prisonniers dangereux, moment de tension intense.
Mais ce sont avant tout les passages oniriques – flashbacks et cauchemars – qui marqueront les esprits. Comme ces scènes dans le camp de concentration, poignantes, funèbres. Ou cette séquence somptueuse où la caméra tourne autour de Daniels et son épouse sous une pluie de cendres, jusqu’à ce que la jeune femme se consume intégralement, ne devenant plus qu’un tas de cendres incandescentes dans les bras du marshal fou de chagrin. Magnifique…
Et puis, l’intrigue ne sert pas uniquement de terrain de jeu audiovisuel à Scorsese. Elle donne aussi au cinéaste l’occasion de revisiter quelques grands thèmes de son œuvre : la quête de sa propre identité, la vengeance, la culpabilité et la rédemption, le combat du bien et du mal, le poids du passé, le sacrifice christique…
Foisonnant, riche, complexe, le film offre plusieurs pistes d’analyse et supportera probablement plusieurs visions, même une fois l’énigme policière éventée.
Shutter island est, c’est suffisamment rare pour être souligné – une adaptation littéraire réussie, qui tient la gageure de respecter le matériau original tout en le complexifiant par une mise en scène magistrale et l’exploration de thématiques qui s’inscrivent tout naturellement dans l’œuvre de Martin Scorsese.
Que le spectateur ait lu ou non le roman initial importe finalement assez peu, la construction de l’atmosphère du film étant au moins aussi importante que l’intrigue à proprement parler.
Il est juste regrettable que l’on quitte Shutter island avec une pointe de déception, ce final trop appuyé, nivellement par le bas du genre « la solution de l’énigme pour les nuls ». Le pire, c’est que, même avec cette explication clé en main, il n’est pas certain que les esprits les moins affûtés comprennent quoi que ce soit aux intentions du réalisateur…
(2) : Cette notion de traversée du miroir peut paraître audacieuse, mais elle trouve une résonnance dans un autre film de Scorsese, Alice n’habite plus ici, qui évoquait vaguement le personnage créé par Lewis Carroll dans son « Alice au pays des merveilles ». Et dans un film d’Ingmar Bergman, A travers le miroir, qui partage avec Shutter island la présence de Max Von Sydow au générique, et dont le scénario présente quelques arguments similaires – une île, une folie…
(3) : du nom d’un ouvrage de Bill Givens dédié aux anachronismes cinématographiques et aux erreurs de montage…
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Shutter island
Réalisateur : Martin Scorsese
Avec : Leonardo DiCaprio, Mark Ruffalo, Ben Kingsley, Max Von Sydow, Michelle Williams, Emily Mortimer
Origine : Etats-Unis
Genre : thriller noir psychanalytique
Durée : 2h17
Date de sortie France : 24/02/2010
Note pour ce film : ●●●●●○
contrepoint critique chez : Critikat
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