“Une éducation” de Lone Scherfig

Par Boustoune

Dès le générique de début, le ton est donné.
De subtils mouvements de caméra et d’élégantes transitions, nous entraînent dans les rues de ce que l’on devine rapidement, au vu de l’architecture et des tenues vestimentaires, être une petite ville anglaise de l’immédiat après-guerre. De fait, nous sommes dans une banlieue bourgeoise de Londres, en 1961…
En surimpression, des éléments s’opposent les uns aux autres. Mots latins, formules chimiques ou mathématiques, et motifs géométriques contre symboles de l’enfance et de l’amusement. Ils préfigurent à la fois le passage à l’âge adulte – sérieux contre distraction – et le dilemme qui va tourmenter l’héroïne, Jenny, en pleine interrogation sur son avenir.
C’est sur son visage lumineux, encore empreint de candeur et d’innocence, que se clôt la séquence introductive, au terme d’un ultime traveling latéral dans les rangs d’une salle de classe, dans un lycée pour jeunes filles.
Et c’est également sur son beau visage, plus marqué, plus mature, que le film se bouclera.
Entre les deux : Une éducation. Celle qui donne son titre au film de Lone Scherfig.

Une éducation scolaire, déjà, puisque la jeune Jenny – 16 ans – travaille dur pour pouvoir intégrer la prestigieuse université d’Oxford. Elle y est poussée par un père autoritaire qui ne lui accorde quasiment aucun moment de répit ou de détente. Seul loisir autorisé : la pratique d’un instrument de musique dans un orchestre classique, et encore, avec parcimonie, pour ne pas empiéter sur les révisions de latin, la matière qui lui pose problème…
La demoiselle ne voit pas d’autre option que de réussir à intégrer Oxford pour quitter ce giron familial étouffant, et vivre enfin de la façon dont elle l’entend. Elle se voit déjà goûter à tous ces plaisirs que le tyran familial lui interdit : voir les films français – cette Nouvelle Vague qui révolutionne le cinéma Outre-Manche – écouter des chanteurs français – Gréco et les artistes de Saint-Germain des Prés – aller dans des clubs de jazz, faire les boutiques de mode branchées de Chelsea et accessoirement, se trouver un petit ami qui n’ait pas besoin de passer par l’inquisition paternelle. De toute façon, elle n’a pas le temps de fréquenter les garçons… Les études avant tout…
C’est pourtant la rencontre avec un homme, sous une pluie diluvienne – avis de tempête – qui va venir bousculer l’ordre des choses. Il se prénomme David, il est deux fois plus âgé qu’elle. Il n’a pas fait de hautes études, mais il semble bien gagner sa vie, ce qui lui permet de se permettre de s’offrir tout ce dont rêve secrètement Jenny.
Comme il est de surcroît charmant, beau parleur et particulièrement entreprenant, la jeune fille ne tarde pas à se laisser séduire.

Le film est donc aussi le récit d’une éducation sentimentale.
Nous ne sommes pas vraiment dans une œuvre purement romantique, telle que l’auraient écrite les auteurs du XIXème siècle. Jenny n’est pas une gamine totalement naïve et ignorante des choses de la vie et de la sexualité. Elle est encore vierge, mais entend bien connaître l’amour dès son dix-septième anniversaire, avec cet homme plus âgé qui la courtise.
Cependant, même si le contexte a changé, certaines choses restent immuables. A la découverte de l’intensité de l’amour et des sentiments menacent de succéder, comme bien souvent, d’amères désillusions, du dépit et une peine incommensurable…

Peut-être parce que le lien qui se noue entre David et Jenny n’est pas qu’une simple affaire d’attirance physique, ou de complicité. Il est clair que les deux amants apprécient les moments passés ensemble, ainsi que l’érotisme qui parcourt leur relation, et la différence d’âge amplifie encore les choses. Elle apprécie son regard d’homme, d’adulte, posé sur elle et le désir qu’il éprouve ; il fantasme sur son corps de lolita et envie sa jeunesse.
Mais si les deux personnages s’attirent mutuellement, c’est aussi – et surtout ? – parce que chacun voit en l’autre l’opportunité de progresser socialement, de quitter l’univers dans lequel ils se sont enfermés.
Ils n’appartiennent pas au même monde, à la même catégorie sociale. Jenny est issue d’une bonne famille qui gère son budget à l’économie et ne fait jamais la moindre folie. David, lui, est une sorte de voyou qui a fait fortune. Elle envie sa liberté, son impertinence et son aisance à obtenir tout ce qu’il veut, ainsi que les facilités que lui procure son argent – comme acheter une toile de maître sur un coup de tête. Il est capable de l’emporter loin, très loin, de cette cellule familiale étouffante où tout n’est que frustrations.
De son côté, David, qui n’a pas eu l’opportunité de suivre de longues études, apprécie l’érudition de la jeune demoiselle. Elle a ce petit « plus » que n’ont pas les femmes qui gravitent autour de lui, comme Helen, la pauvre cruche qui vit avec Danny, son meilleur ami.
Avec Jenny à ses côtés, il pourrait s’ouvrir à de nouveaux horizons, continuer à s’élever socialement en quittant son univers fait de petites magouilles lucratives.
En quelque sorte, il s’agit d’une relation où chacun y trouve son compte. Mais est-ce vraiment de l’amour ? Est-ce suffisant pour se construire un avenir commun ?
Une question qui parcourt le film, en filigrane…

Mais l’intérêt est encore ailleurs. Tout comme dans le roman de Flaubert, « L’éducation sentimentale », ce récit initiatique dépasse le simple cadre du sentiment amoureux pour s’intéresser aux mutations sociales à l’œuvre autour des personnages.
Au-delà de la question de l’émancipation d’une jeune fille, c’est la question de l’émancipation de la femme en général qui est posée par le film. Jenny se retrouve dans une situation inconfortable. Elle a sacrifié sa jeunesse pour avoir la chance de réussir ses études et pouvoir mener la vie qu’elle désire. Mais quelles seront ensuite ses opportunités professionnelles ? Devenir enseignante, comme la terne Miss Stubbs, son professeur de littérature, ou comme la rigide directrice de l’établissement ? Pas franchement le genre de vie excitante dont elle rêve !
L’autre option, ce serait d’épouser David. Mais ce serait alors se plier à ces conventions sociales archaïques qui voient le statut « normal » d’une femme comme celui d’épouse et de mère de famille, s’occupant exclusivement de la bonne tenue d’un foyer…
Bref, un choix de toute façon frustrant pour une jeune femme avide de liberté et de considération.

Mais les temps sont en train de changer. Avec les années 1960, un vent de renouveau va souffler sur l’Angleterre et sur le monde en général. Les mouvements féministes vont peu à peu émerger, le rock’n roll va redynamiser une société engoncé dans le conformisme et le « Swinging London » va devenir la capitale mondiale de la mode et de la culture, bouleversant un peu l’ordre établi, mixant classes sociales et raciales, instaurant un changement des rapports de force hommes/femmes…
Une éducation ne parle pas de cette période, mais la préfigure. La principale leçon que va tirer Jenny de cette histoire et de ses tribulations amoureuses est avant tout philosophique. Elle trouvera sa place dans la société en utilisant ses qualités propres, abandonnant une part de ses rêves absurdes de luxe et de volupté pour se consacrer à d’autres rêves, plus politiques…

La trame de ce récit pourrait paraître un peu « fabriquée », artificielle et truffée de clichés, trop limpide pour être honnête. Il n’en est rien…
Parce qu’il s’agit d’une histoire vraie, du moins fortement inspirée des mémoires d’une journaliste anglaise réputée, Lynn Barber…

Parce que c’est Nick Hornby, le brillant auteur de High Fidelity, qui a adapté cette autobiographie pour en donner une œuvre souvent drôle et constamment touchante, portée par des dialogues étincelants…

Parce que la jeune Carey Mulligan, qui interprète le rôle de Jenny, est une véritable révélation. Elle irradie littéralement le film le film de par sa photogénie naturelle. Charmante, mutine et sensible, constamment dans le bon tempo et surtout toujours très juste, elle fait une entrée remarquée dans le monde du cinéma, et il ne serait guère étonnant de la voir faire une belle et longue carrière…

Parce que les autres comédiens sont au diapason.
Le charme britannique ? Oui, bien sûr…
On retrouve toujours avec autant de plaisir Emma Thompson, Olivia Williams ou Sally Hawkins, même si elles sont ici cantonnées à de seconds rôles. On apprécie le duo formé par Dominic Cooper et Rosamund Pike, épatants en nouveau riche parvenu et en barbie-girl décérébrée. Ou la performance d’Alfred Molina en petit tyran domestique…
Mais le seul comédien venu du pays de l’Oncle Sam n’est pas mal non plus : Peter Sarsgaard, qui ne nous a pas toujours emballés ailleurs, est ici parfaitement à l’aise dans le rôle de David, charmeur et beau parleur, un peu fanfaron et voyou, mais abritant des fêlures plus profondes qu’il n’y paraît…

 

Parce que tout, dans ce film est d’une élégance folle, d’une sensibilité et d’une subtilité qui ne peuvent que nous transporter.
Le charme britannique ? Non, perdu…
C’est une cinéaste danoise qui a signé ce petit bijou de mise en scène. Pas n’importe quelle cinéaste non plus, puisqu’il s’agit de Lone Scherfig, qui nous a déjà offert quelques beaux films tels que Italian for beginners ou Wilbur wants to kill himself. Elle confirme avec ce nouveau long-métrage tout le bien que l’on pensait d’elle…

Si vous voulez enrichir votre culture, rendez-vous dans une bonne salle de cinéma projetant ce film. Une éducation vous y sera prodiguée à moindre coût. Pour moins de dix euros, vous y découvrirez une jeune actrice des plus talentueuses et vous apprendrez qu’un « petit » film peut se faire l’égal des grands, en toute simplicité…

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Une éducation
An éducation 

Réalisateur : Lone Scherfig
Avec : Carey Mulligan, Peter Sarsgaard, Alfred Molina, Rosamund Pike, Dominic Cooper, Olivia Williams
Origine : Royaume-Uni
Genre : récit initiatique
Durée : 1h35
Date de sortie France : 24/02/2010

Note pour ce film :

contrepoint critique chez : Les inrockuptibles
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