“Les Marais criminels” d’Alexandre Messina

Quand on voit beaucoup de films – et c’est évidemment notre cas à Angle[s] de vue – notre regard sur les films change forcément, se fait plus exigeant et plus critique. Du coup, vous l’aurez sans doute remarqué, nous sommes beaucoup moins tendres vis-à-vis des œuvres formatées pour plaire au plus grand nombre, édulcorées et prémâchées pour éviter que le spectateur lambda ne bousille ses précieux neurones.
Qu’ils sont peu excitants, ces films standardisés, conçus à partir de recettes éculées – scripts ultra-prévisibles, personnages stéréotypés et narration linéaire !

On serait presque blasés de voir des films si, de temps en temps, on n’arrivait à sortir du lot une petite merveille se distinguant par ses qualités artistiques ou son ton unique… Et puis, il arrive aussi que l’on tombe sur des œuvres totalement hors normes, des objets filmiques non-identifiés qui s’affranchissent des conventions narratives, défient les tentatives de classement dans un genre donné, surprennent par leur originalité et proposent un autre style de cinéma.

C’est le cas du second long-métrage d’Alexandre Messina, Les Marais criminels. Une œuvre étrange, déroutante, parfois agaçante, parfois attachante, qui surprend de bout en bout.

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L’intrigue ? Difficile à résumer… Et pour cause : le film s’est construit autour d’un scénario minimaliste, juste porté par une idée directrice, laissant les comédiens libres d’improviser sur de nombreuses scènes… Il s’ouvre sur un générique envoûtant, sensuel, fait de flous, de volutes de fumée, de poussières lumineuses, de regards et une chanson aux accents latino. Nous sommes dans un bar à striptease de Pigalle. Axelle, une jeune femme paumée, vient postuler pour un emploi de serveuse et rencontre le patron du bar. Un grand type du genre mafieux vient les interrompre, visiblement pas content. Puis Juillette, une des danseuses du bar, débarque elle aussi pour avoir une discussion avec le patron. Vu que le pauvre homme ne peut pas être disponible pour tout le monde en même temps, le ton monte, la situation dégénère. Un coup de feu. Un mort. Un blessé. Un flingue et des liasses de billets sur la table. Paniquées, Axelle et Juillette s’en emparent et prennent la fuite à bord d’une voiture volée.

Là, on pense qu’on s’achemine tout droit vers une cavale façon, au choix, Baise-moi ou Thelma & Louise. Sauf que non, pas vraiment. Ici, pas de plongée dans un univers urbain glauque et violent, mais une partie de campagne verdoyante et lumineuse au cœur de la Vendée et des marais poitevins. Pas de grandes routes en ligne droite comme aux Etats-Unis, pas de sentiers battus mais des chemins de traverse sinueux. On ne sait jamais où Alexandre Messina veut nous conduire. On oscille entre plusieurs genres – road-movie, thriller, chronique familiale, et même comédie musicale. On bascule en un clin d’œil du drame à la comédie, du réalisme cru à l’étrangeté onirique. Le film procède par ellipses, éludant soigneusement tout ce qui pourrait l'apparenter à un thriller, mais prend en revanche le temps de s’attarder sur des petits détails, des petits riens : un repas de famille qui tourne court, où ressortent de vieilles rancoeurs, une discussion sur les tics de langage, une rencontre avec un jeune violoniste dragueur, une autre avec un brocanteur amateur d’opéra, l’hospitalité d’un vieux paysan isolé dans les marais et un chassé-croisé amoureux autour d’un mariage… Fil directeur de ce récit : le désir d’émancipation et de liberté.

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Même si on n’apprend que peu de choses sur le passé des deux jeunes femmes, on devine qu’à un moment donné, elles ont brusquement coupé les ponts avec leurs familles pour pouvoir voler de leurs propres ailes, même si le résultat n’a pas forcément été à la hauteur de leur espérances. Juillette rêvait de devenir danseuse étoile, probablement contre l’avis de ses proches. Elle est devenue stripteaseuse. Pas tout à fait la même chose… Mais malgré le métier adulte qu’elle exerce, elle n’a pas renoncé à ses rêves d’enfant et espère encore pouvoir se faire admettre au conservatoire. Axelle, est plus mature. Elle a déjà vécu pas mal de galères. Son habileté à voler des voitures en dit long sur son parcours. Elle a probablement fui sa région d’origine et les marais à cause d’erreurs de jeunesse. Elle aimerait bien s’y réinstaller définitivement, au cœur de cette nature revigorante qui lui donne l’impression que tout est plus simple. Mais sur place, Axelle retrouve aussi des hommes qu’elle a fréquenté jadis, et ceux-ci brûlent encore de désir pour elle, ce qui ne va pas sans poser quelques problèmes…
Tout au long du film, les deux personnages sont confrontés à des choix déterminants, qui pourraient infléchir le cours de leurs vies, mais ils restent dans cette logique de fuite en avant, grisés par les sensations procurées par cette échappée-belle… Oui, un véritable vent de fraîcheur souffle en permanence sur le récit.

Ce sentiment de liberté se ressent aussi dans le processus d’élaboration du film. Déjà, dans la méthode de jeu adoptée par Messina et ses actrices, reposant beaucoup sur l’improvisation. Le cheminement du récit a été étudié très en amont du tournage, et certaines amorces de dialogues ont été écrites, mais le gros du travail repose sur la spontanéité d’Ophélie Bazillou et Céline Espérin, les deux jeunes comédiennes du film, épatantes, leur faculté à proposer des choses, à faire évoluer leurs personnages et aussi leur investissement total dans le projet, où elles n’hésitent pas à se mettre en danger – obligation de chanter pour l’une, de se mettre à nu pour l’autre…

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On ressent aussi la liberté dans la façon de filmer d’Alexandre Messina, caméra à l’épaule, suivant au plus près ses comédiennes, prêt à traquer les émotions sur leurs visage, à capter des petits moments de grâce. Une vraie démarche de cinéaste.
Et puis, il y a la construction du film elle-même. Ses choix de montage étranges, qui surprennent et déroutent constamment même le plus blasé des spectateurs. Et, bien évidemment, cette approche originale qui consiste à s’affranchir du scénario, le cinéaste se déclarant « contre l’omnipuissance du scénario qu’on institue un peu partout ».
Nous avons un peu retrouvé l’esprit des premiers films de Jean-Luc Godard dans cette volonté de contourner les règles de narration établies. On pense beaucoup à la cavale de Pierrot le fou, de par le ton adopté, mi-réaliste, mi-poétique, le rythme imprimé au récit, assez nonchalant, aérien, et l’irruption de la chanson de manière inattendue. La comparaison paraîtra sans doute audacieuse à certains, et même un peu écrasante pour le jeune cinéaste.

D’autant que son film n’est pas exempt de défauts.
Principal problème : le côté un peu « amateur » de la réalisation.
Même si le budget était restreint et si le choix de tourner caméra à l’épaule est un parti-pris de mise en scène cohérent, on aurait quand même aimé un peu plus de rigueur dans la mise en images. Esthétiquement, le film souffre un peu des images tremblantes et des cadrages approximatifs, alors que de beaux mouvements de caméra auraient probablement mieux collé à la belle photo de Nicolas Connan, également coauteur du « script ».

Second défaut, le jeu des comédiens est inégal. Les deux actrices principales, on l’a dit, livrent une performance tout à fait honorable, tout comme certains des acteurs expérimentés engagés par Messina, tels que Laurent Grévill ou Frédéric Laloue. Mais la plupart des autres membres du casting sont nettement moins convaincants, et comme ils n’ont que peu de scènes à défendre, cela se voit…
Enfin, le décalage de ton et le montage elliptique sont assez gênants pour appréhender la relation qui se noue entre Axelle et Juillette. Pourquoi la première décide-t-elle de fuir avec la seconde ? Comment expliquer la légèreté de leurs échanges, leur complicité presque immédiate ? La progression de leurs rapports est assez étrange et semble parfois perturber le jeu des actrices, ou du moins, la perception que le spectateur en a.
Il aurait peut-être fallu tisser plus lentement les liens amicaux, voire quasi-saphiques, entre les deux femmes pour que la confrontation des caractères soit efficace.
A moins que…

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Ces étrangetés peuvent pleinement se justifier si l’on aborde le film sous un angle différent, s’abandonnant plus franchement au côté onirique de la chose. Car de l’onirisme à la psychanalyse, il n’y a qu’un pas…
Et si, au lieu d’un parcours physique, d’une fuite bien réelle, le film n’était qu’une fugue mentale, le songe d’un personnage ? Un peu comme dans les films de David Lynch…
Cela pourrait expliquer le côté absurde du récit, les personnages étranges, notamment celui du truand vindicatif, à l’allure méphistophélique. Ainsi que le rêve étrange d’Axelle, vers la fin du film, où il est question de « tuer le père » et cette fin particulièrement bizarre, sujette à bien des conjectures.
Et si les deux jeunes femmes, comme dans Mulholland drive, n’étaient que la projection d’un seul et même personnage ? On pourrait alors voir le film comme le portrait psychanalytique, par touches successives d’une jeune provinciale qui rêvait de devenir artiste – chanteuse ou danseuse – et qui a tout plaqué pour pouvoir satisfaire à ses aspirations. Mais, en rupture avec sa famille, naïve et livrée à elle-même, elle n’a réussi qu’à sombrer dans la délinquance avant d’être contrainte d’accepter, honteuse, cet emploi de stripteaseuse dégradant, soumise au regard lubrique des hommes…
Du coup, elle s’imagine un double, une jeune femme tout aussi paumée qu’elle, complémentaire… Et un scénario criminel qui lui permet d’éliminer ses problèmes, et ceux qui les représentent, de vagabonder dans des limbes ressemblant aux paysages de Vendée. Avant que la réalité, implacable, ne la ramène à son point de départ…
En tout cas, le film joue clairement avec cette idée de confrontation du passé et du présent, du réel et du fantasme, comme, semble-t-il, le premier film du cinéaste, La storia di B (que nous n’avons pas vu, on le précise).

Bon, évidemment, ce ne sont que pures conjonctures de notre part, rien n’indique que le cinéaste ait voulu nous entraîner dans cette dimension-là, pourtant diablement excitante (non ?). Même si certains éléments laissent à supposer que le cinéaste a souhaité laisser au spectateur la liberté (on y revient toujours et encore) d’interpréter le film à sa façon…

Cela dit, Alexandre Messina n’est ni Godard, ni Lynch. Il n’a pas les moyens techniques de rivaliser avec ces deux maîtres du cinéma, et encore moins la prétention. Mais sa démarche artistique est assez similaire. Il propose un autre type de cinéma, loin des produits formatés qui inondent nos écrans, mais pas élitiste-intello pour autant. Plus un cinéma des sensations, impressionniste, un cinéma qui fait l’école buissonnière et s’amuse follement. Un cinéma original, différent, qui fonctionne à l’énergie, à l’envie, aux idées novatrices…

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Des qualités que l’on retrouve aussi au niveau de l’équipe de production et de distribution de ces Marais criminels. Car inutile de préciser qu’un film comme cela, sans stars « bankables » (quel vilain mot…), sans scénario complètement écrit et au ton aussi étrange n’a, aujourd’hui, aucune chance de se monter et d’être vu en suivant les filières classiques.
L’œuvre a été autoproduite, par le biais de la structure créée par Messina et Maria Mandarino, Fidélio films. Et la distribution est assurée par Kanibal films, une petite structure qui, faute de moyens et de poids dans le circuit, a elle aussi des idées originales. Elle l’a prouvé en utilisant les réseaux sociaux (Facebook, Twitter,…) et les groupes de discussion cinéphiles pour créer le buzz autour du film et lui permettre de glaner quelques écrans supplémentaires.
Autant d’énergie dépensée à défendre un film indépendant, qui ose s’aventurer hors des sentiers battus, ne peut être que saluée.



Angle[s] de vue
soutient leur démarche et espère que Les Marais criminels pourra être diffusé dans un réseau de salles suffisamment large pour permettre aux cinéphiles de le découvrir.
Certains adoreront, d’autres détesteront. En tout cas, le film d’Alexandre Messina ne laissera pas indifférent ceux qui auront eu la chance de le voir. Il fait partie de ces œuvres atypiques qui parviennent encore à nous surprendre, à nous faire réagir. Une preuve, s’il en était besoin, que le cinéma est un art toujours bien vivant, qui a encore de beaux jours devant lui…



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Les Marais criminels

Les Marais criminels

Réalisateur : Alexandre Messina
Avec : Ophélie Bazillou, Céline Espérin, Laurent Grévill, Oscar Sisto, Frédéric Laloue, Pierre Barouh
Origine : France
Genre : road-movie atypique et psychanalytique
Durée : 1h26
Date de sortie France : 03/03/2010
Note pour ce film : ●●●●○○

contrepoint critique chez : -

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