Achille et la tortue, de Takeshi Kitano

Par Boustoune

Présenté à la Mostra de Venise en septembre 2008, Achille et la tortue, le nouveau film de Takeshi Kitano, aura mis presque un an et demi pour parvenir jusqu’à nos écrans, et dans un circuit de salles assez restreint. Etrange…
Peut-être les dernières œuvres du cinéaste nippon ont-elles passablement refroidi les distributeurs potentiels ?

Il est vrai que Takeshis’ puis Glory to the filmmaker ! avaient de quoi dérouter, œuvres fortement introspectives, labyrinthiques et farfelues, se moquant comme d’une guigne de la narration traditionnelle. Les deux œuvres montraient un Kitano dans son propre rôle – ou presque – réfléchissant à son statut d’icône, son métier d’acteur ou celui de cinéaste. Elles traitaient des affres de la création artistique : panne d’inspiration face à l’impératif de créer une œuvre forte, marquante, besoin de reconnaissance critique et d’adulation publique contre envie de faire des films qu’il souhaite, loin des contraintes commerciales…

 

Achille et la tortue parle également de la difficulté de créer dans un monde où les goûts sont formatés et où l’artiste est soumis à des impératifs financiers, devant impérativement avoir du succès pour vivre de son art et acheter le matériel nécessaire pour continuer son œuvre. Mais cette fois, il renoue avec le style plus classique de ses premières œuvres. Il en découle une œuvre magistrale, poignante et souvent très drôle, truffée d’envolées poétiques et d’idées narratives ou visuelles. Son meilleur film depuis bien longtemps…

Il y raconte la vie d’un homme qui, depuis son enfance jusqu’à un âge avancé, passe son temps à peindre, nourrissant l’obsession de devenir un artiste reconnu et qui, malgré les embûches, malgré les critiques acerbes sur son travail, s’obstine à atteindre son but.
A l’origine, Machisu est le fils d’un riche industriel amateur d’art. Son père côtoie des artistes dont les œuvres inspirent le jeune garçon. Il se met à peindre et est fortement encouragé par son entourage. Du coup, il se met à rêver de pouvoir vivre de ce talent. Il ne renoncera jamais à ce rêve, ni à l’adolescence, ni à l’âge adulte, en dépit de continuelles désillusions…

La séquence introductive, sous forme de dessin animé, explique le titre de l’œuvre. Achille et la tortue fait référence à un problème philosophique posé par Zénon d’Elée, dans lequel il imagine une course de cent mètres entre le héros de la mythologie grecque et une tortue. Pour plus d’équité, le rapide Achille laisse une avance à l’animal. Evidemment, il arrive rapidement au point où la tortue se trouvait, mais pendant le temps qu’il lui a fallu pour parcourir les quatre-vingt dix mètres, l’animal a aussi parcouru une distance, plus faible, mais non-négligeable. Il faut à Achille un temps supplémentaire pour parcourir cette distance, pendant lequel notre tortue continue d’avancer. Et ainsi de suite… Si l’on découpe le parcours en différentes étapes, à chaque fois qu’Achille arrive à la position précédente de son adversaire, celui-ci est plus loin, de peu, mais plus loin quand même… Suivant ce raisonnement, Achille ne pourra jamais rattraper la tortue…

Quel rapport avec le film de Takeshi Kitano, vous demandez-vous ?
Il n’y en a pas un, mais plusieurs possibles, ce qui déjà, donne une indication sur la richesse du film.
Déjà, on notera que cette démonstration, réfutée depuis par les mathématiques modernes, est un paradoxe dû aux notions d’infini, de zéro et de limites. Des concepts vertigineux que le cinéaste a explorés dans ses œuvres précédentes, où les personnages sont tiraillés entre plusieurs voies, et réfléchissent à la condition dérisoire de leur existence, êtres mortels, finis, dans un univers infini, en expansion constante. L’être et le néant, le fini et l’infini, les limites de l’être humain face au temps implacable, et la force des éléments…

Ensuite, l’histoire de Zénon d’Elée repose sur le mouvement.
Le film entier est une variation sur l’idée de mouvement : parcours d’une vie de la naissance à la mort, mouvement de la pensée qui part du néant pour aboutir à la création, mouvements artistiques ancrés dans une époque donnée…

Enfin les figures d’Achille et de la tortue correspondent toutes deux au personnage principal.

Machisu est tel Achille qui, malgré toute l’énergie déployée, ne parviendra jamais à atteindre son objectif. Il a constamment un temps de retard sur les modes artistiques, retard qu’il n’arrive jamais à combler.
Il peint, plutôt bien, des paysages réalistes ? Las, la tendance est à la peinture contemporaine et à l’art abstrait… Le galeriste à qui il propose régulièrement ses toiles lui conseille de s’inspirer du cubisme ou du constructivisme.
Machisu se met à imiter Miro, Dali et consorts, mais ça ne va toujours pas : il lui faut trouver sa propre voie… Il se met au pop art, à l’action painting, au body art, se lançant dans des démarches créatrices de plus en plus folles – et de plus en plus drôles pour le spectateur – se trouvant à chaque fois confronté au refus du galeriste…

Cet artiste maudit est-il un imitateur dénué de talent ou un génie injustement méprisé ? A chacun de se forger sa propre opinion, l’art étant, par essence, pure affaire de goût.
Les concepts de Machisu sont souvent grotesques, à la limite du ridicule parfois, mais sa peinture est empreinte d’une certaine démesure, d’une énergie folle qui en font tout le prix, d’une passion incandescente. Alors, peut-être a-t-il finalement du génie, ce curieux bonhomme au béret rouge.
Certes, ce n’est pas l’avis du galeriste, type hautain aux avis péremptoires.
Mais le critique se doit de rester humble face à l’artiste… Combien de maîtres de l’art pictural ont-ils été dédaignés de leur vivant, incompris par le grand public et les collectionneurs, raillés par les pseudo-connaisseurs ? Comme Van Gogh, par exemple… Ou Modigliani…
On peut voir cet aspect du film comme une façon, pour Takeshi Kitano, de régler quelques comptes avec la critique, qui a massacré ses films précédents sans vraiment chercher à les comprendre.
Ou avec un public qui a boudé certains de ses films, ou les ont adorés pour de mauvaises raisons, comme son Zatoichi.
Et dans le même temps, il s’impose une certaine remise en question, confrontant son travail au regard de son public.

Il touche là à un autre paradoxe, aussi troublant que celui d’Achille et la tortue : l’artiste peint (ou sculpte, ou compose, ou écrit, ou met en scène…) d’abord pour lui-même, pour libérer ses pulsions créatrices, pour la satisfaction d’accomplir quelque chose, pour exprimer des idées, pour laisser éclater des sentiments. Il pourrait très bien détruire son œuvre une fois achevée. Mais il le fait rarement, car il éprouve presque toujours le besoin de la présenter à un public. Pur narcissisme, recherche d’une forme d’amour ou de considération, ou encore façon de se prouver qu’il existe et que ce qu’il fait a un sens ? Peu importe… Dans tous les cas, dès que l’artiste présente une œuvre à un public, elle ne lui appartient plus tout à fait et il en découle un certain sentiment de frustration, parfois mêlé de peine ou de fierté, selon l’accueil réservé à sa création.
De toute façon, la frustration est inhérente à toute création. Dès que l’artiste termine une œuvre, il se sent généralement envahi par une certaine forme de mélancolie, comme s’il souhaitait que son élaboration ne cesse jamais – quête de perfection absolue…
Et on retrouve ici le rapport, assez vertigineux, au temps qui passe et à la notion d’objet fini dans un système infini…

Autre personnage qui, à un moment donné, juge le travail de Machisu : un vendeur d’art que fréquentait son père. Un type pourri jusqu’à la moelle, qui fait passer de vulgaires « croûtes » pour des toiles de maîtres. Une façon de montrer que d’une part, l’appréciation d’une œuvre d’art est influençable et n’échappe pas à des effets de mode, voire à un certain snobisme, au détriment de tout critère objectif, et d’autre part de rappeler que tout un commerce existe autour de l’art, particulièrement lucratif.
Ce rapport à l’argent corrompt l’essence même de la création, qui se doit d’être, à la base, une démarche pure, totalement désintéressée. Ce n’est sans doute pas un hasard si le plan final du film montre l’artiste, minuscule, face à des gratte-ciel gigantesques, symboles du pouvoir financier.
Là encore, on peut établir le parallèle entre Machisu et Takeshi Kitano lui-même. Le cinéaste signe des films atypiques, destinés à un public cinéphile confidentiel plutôt qu’au grand public. Ils sont donc peu intéressants d’un point de vue commercial, peu rentables, et l’obligent à redoubler d’imagination et d’énergie pour monter de nouveaux projets. La mise en abîme est savoureuse…
 
Machisu est également tortue. Au fil du temps, sous la houlette de Kitano, l’acteur, il ressemble d’ailleurs de plus en plus à cet animal. Assez lent, apathique, au visage presque immobile, mais avançant toujours vers le même objectif…
Telle la tortue du conte philosophique de Zénon d’Elée, il ne se laisse jamais rattraper par un Achille qui pourrait alors représenter la vie, dans toute son immensité.
Machisu ne vit que pour son art, obnubilé par la création. Il en délaisse peu à peu tout ce qui l’entoure, toutes les personnes qui l’aiment et qui attendent autre chose de sa part. Enfant, il délaisse ses études et ses camarades de classe pour aller à la rencontre du monde et de nouvelles choses à dessiner. Jeune adulte, il délaisse son gagne-pain – livreur de journaux – en s’arrêtant en chemin pour dessiner des paysages. Cela ne l’empêchera pas de rencontrer la femme de sa vie, Sachiku, avec qui il aura un enfant, une fille…
Mais là encore, il finira par privilégier son art à sa vie de famille…
Il restera imperméable à tous les drames qui émailleront sa vie. Enfin, pas vraiment… Disons plutôt qu’il transformera chaque épisode douloureux – décès de personnes proches, échecs personnels, situation financière délicate – en sujet de tableau…
Kitano illustre ainsi la solitude de l’artiste, perdu face à sa passion, dévoré par l’énergie créatrice qui l’anime.

Mais il montre aussi et surtout comment l’artiste tente vaille que vaille de repousser les assauts de la Grande faucheuse, la mort, grâce à son œuvre. La peinture fige l’instant présent, les sentiments de l’artiste au moment où il s’exécute. La toile acquiert ainsi une fonction mémorielle pour le peintre. Elle résistera au temps, pourra même survivre à son auteur. Avec un peu de chance, elle passera même à la postérité et appartiendra à la mémoire collective, bravant ainsi la mort, repoussant le moment où le personnage ou l’événement sombrera définitivement dans l’oubli et le néant… C’est sans doute ce qui pousse le jeune Machisu à peindre la dépouille de sa mère décédée, ou à dessiner l’agonie d’un conducteur de voiture victime d’un accident de voiture fatal… Capter le dernier souffle de vie, capter ce qui existe encore et qui bientôt, disparaîtra.
De toute façon, c’est un face-à-face constant entre l’artiste et la Mort. Le peintre met constamment sa vie en jeu. Il est prêt à souffrir, à mourir même pour son art… Pour tendre vers une forme de perfection inatteignable.
Achille et la tortue est à la fois un film très lumineux et empreint d’une ambiance funèbre. Une ambivalence qui restitue parfaitement cet éternel combat entre la mort et la vie…

Enfin, la tortue, petite et très lente au regard de l’homme, illustre le côté dérisoire, futile, de l’œuvre d’art – et donc, de son auteur – face aux problèmes du monde. A un moment du film un cuisinier se moque de Machisu et d’un de ses camarades des beaux-arts en leur affirmant que si on proposait à un africain affamé un Picasso et un bol de riz, il choisirait sans hésitation le bol de riz.
Evidemment, l’instinct de survie prime avant tout… Une œuvre d’art ne semble pas avoir une quelconque utilité face à la sensation de faim. Et pourtant… Au final, c’est la tortue qui gagne la course, elle possède également une longévité bien plus importante que son concurrent humain. L’art résiste au temps, il nourrit l’âme … C’est sur le long terme que l’on juge de son importance dans nos vies. D’ailleurs, peut-on concevoir un monde sans art, sans artiste ? Difficile, non ?

Sous ses allures de comédie poétique façon Tati, Achille et la tortue est un film bien plus profond qu’il n’y paraît. Il traite avec subtilité de la condition de l’artiste et de l’art pictural en général, nous proposant de revisiter tous les grands courants artistiques du XXème siècle, de l’impressionnisme au graffiti façon Basquiat , en passant par le pointillisme, le fauvisme ou le dadaïsme, et les performances physiques – body painting, action painting,…
Il glisse quelques clins d’œil à des peintres de génie comme ce tournesol évoquant Van Gogh, ou ces buildings découpant l‘espace comme une toile de Mondrian. Le nom du personnage principal, Machisu, étant un hommage à Matisse.

Le film lui-même est une véritable œuvre d’art – cinématographique, celle-là. Kitano a composé tous ses plans avec une précision d’orfèvre, jouant sur les dimensions de l’image, sur l’architecture des plans, sur le relief, comme dans des tableaux de maître.
Il excelle également dans l’art du montage, avec des transitions entre les époques d’une fluidité rare, et des ellipses formidablement amenées. Tout est parfaitement élégant, sans jamais être envahissant et tape-à-l’œil. Au contraire, la forme est formidablement épurée, gracile, d’une simplicité rafraîchissante…

Du coup, cela met en valeur le jeu des comédiens, tous excellents, la belle musique, profondément mélancolique, de Yuki Kajiura et la profondeur des thèmes abordés. Et l’émotion – rires et larmes alternativement – ne cesse alors de nous submerger.
Sans compter que le film, en plus d’être une réflexion sur l’art, est aussi une bouleversante histoire d’amour…

Difficile de comprendre pourquoi un aussi beau film se retrouve contraint à une sortie en catimini, au milieu d’une bonne quinzaine d’autres œuvres et cantonnée à un réseau de salles des plus restreints. Kitano serait-il, à l’instar de son personnage, un artiste maudit ? Espérons que non, afin qu’il continue de nous livrer des longs-métrages aussi réjouissants que cet Achille et la tortue…
En attendant, nous ne saurions que trop vous conseiller d’aller voir ce qui est, de notre point de vue, l’un des meilleurs films de ce début d’année.
Chapeau bas, pardon… béret bas, l’artiste !

P.S. : Pour les cinéphiles et amateurs d’art parisiens, à noter que la Fondation Cartier propose une exposition des toiles de Takeshi Kitano, intitulée “Gosse de peintre”, du 11 mars au 12 septembre 2010. Pour plus d’infos, allez faire un tour sur le site de la Fondation Cartier 

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Achille et la tortue
Akiresu to kame

Réalisateur : Takeshi Kitano
Avec : Beat Takeshi (Takeshi Kitano), Kanako Higuchi, Yurei Yanagi, Kumiko Aso
Origine : Japon
Genre : oeuvre d’art sur l’art et la condition d’artiste
Durée : 1h59
Date de sortie France : 10/03/2010

Note pour ce film : ●●●●●●
contrepoint critique chez : L’Humanité

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