Depuis ses débuts (1), Jacques Doillon aborde les thèmes de l’initiation amoureuse et de la complexité des sentiments, en adoptant alternativement un réalisme brut ou une mise en scène héritée du théâtre.
Le Mariage à trois, sa dernière oeuvre, appartient définitivement à la seconde catégorie.
Le cinéaste assume pleinement l’aspect théâtral de son récit, en joue même (2).
Il respecte déjà la règle de l’unité de temps, de lieu et d’action chère à la dramaturgie classique : Le film se déroule sur une journée, passée dans la maison de campagne d’Auguste, un auteur de théâtre à succès qui peine à achever sa dernière pièce, alors qu’il doit recevoir la visite de son metteur en scène et des deux comédiens principaux de la pièce, Harriet et Théo.
Noeud de l’intrigue : Harriet est l’ex-compagne d’Auguste, celle qui fut sa muse et hante encore ses nuits, dans de doux rêves érotiques. Et Théo est le nouvel amant de celle-ci, son futur mari, même… Immédiatement, instinctivement, Auguste éprouve de l’antipathie et de la jalousie vis-à-vis de Theo, alors que sa passion pour Harriet se trouve au contraire relancée. Chacun s’observe, se défie, se prépare au clash, inévitable… Une situation assez conventionnelle de vaudeville, ou de drame passionnel…
… qui bascule dans un bien curieux marivaudage avec l’irruption d’un quatrième personnage dynamitant le classique trio mari/femme/amant : la jeune et timide Fanny, qui assiste Auguste dans ses tâches administratives et l’écriture de certaines scènes.
A partir du moment où elle entre en scène, les rapports entre les différents personnages se retrouvent bouleversés. C’est elle qui devient le centre de gravité de l’oeuvre, qui se retrouve au coeur d’un drôle de ballet où chacun essaie de la séduire, d’une façon ou d’une autre.
Auguste réalise que c’est elle, plus que Harriet, qui lui a inspiré sa nouvelle pièce, et aimerait la convaincre de devenir sa nouvelle actrice, sa nouvelle muse, et plus si affinités. Harriet, loin de jalouser la nouvelle égérie de son ex-compagnon, voit en elle un moyen de normaliser ses relations avec Auguste, et faire évoluer son travail vers de nouveaux horizons, plus riches en possibilités. Théo, lui, est fasciné par cette jeune femme qui se refuse à céder à son charme, et cherche à obtenir un baiser, par pure vanité…
Le dispositif offre à Jacques Doillon la possibilité de confronter deux à deux les différents personnages, de jouer sur toute une palette d’émotions et sur des oppositions de caractères, avec de belles joutes verbales à la clé. Les protagonistes y gagnent en épaisseur, et les liens qu’ils nouent entre eux, sensuels, érotiques, mélanges d’attraction et de répulsion, se parent d’une belle complexité.
Mais cette petite valse des sentiments amoureux, somme toute assez classique, au regard des possibilités offertes par ce carré amoureux, n’est pas le vrai sujet du film, finement entrelacé avec ce marivaudage espiègle : les relations entre l’auteur et les acteurs, reposant beaucoup, elles-aussi, sur le désir, la séduction, les compromis…
Oui, le vrai sujet est la création théâtrale, l’art de créer une parfaite symbiose entre les personnages imaginés par l’auteur et les comédiens eux-mêmes. La relation est forcément conflictuelle par essence, chacun essayant de prendre le pas sur l’autre. L’auteur puise dans la vie réelle son inspiration – y compris dans les acteurs auxquels il pense pendant la phase d’écriture – et la projette dans les personnages. Les acteurs tentent de s’emparer du rôle, se l’approprier, y apporter leur touche personnelle. Chacun résiste avant que finalement, un compromis ne soit trouvé, où chacun y trouve son compte.
Ici, le metteur en scène est curieusement constamment en retrait. On est un peu déçu, de prime abord, de voir l’excellent Louis-Do de Lencquesaing (3) hériter d’un rôle assez insignifiant. Il se contente d’être spectateur de cette lutte d’influence entre l’auteur et les acteurs, n’intervient que très rarement.
Mais cette discrétion est inhérente à la construction même du film.
Jacques Doillon/ le metteur en scène a laissé ses acteurs se débattre avec le texte, très précis, que Jacques Doillon/l’auteur a écrit, improvisé au fur et à mesure du tournage, au gré de sa collaboration avec eux.
Cela génère une mise en abîme sur trois niveaux différents : la pièce écrite par Auguste, son évolution du fait de la confrontation avec les comédiens, et le film que Jacques Doillon en a tiré, suivant les mêmes méthodes.
Vertigineux…
… mais aussi, hélas, un peu trop abstrait pour susciter totalement l’adhésion. Le recours à une mise en scène très théâtrale est évidemment justifié par les thèmes mêmes du film, mais, ce huis-clos de cent minutes est tellement saturé de texte, aussi fin soit-il, qu’il finit par lasser un peu, d’autant que le huis-clos s’avère bien vite assez étouffant et restrictif…
On craint même, un moment, que ce Mariage à trois au ton très particulier ne finisse par ressembler à l’insupportable Carrément à l’ouest, autre expérimentation « théâtrale » de Doillon, plutôt ratée (de notre point de vue) car trop bavarde et décalée.
Mais le cinéaste parvient à dynamiser son œuvre en utilisant à bon escient les mouvements de caméra, élégants. Et il peut compter sur ses acteurs, convaincants dans des rôles assez difficiles à jouer : Pascal Greggory s’amuse à camper un Auguste constamment surprenant, tour à tour persécuté et persécuteur, raisonnable et fou furieux, pathétique et génial. Louis Garrel évolue dans son registre habituel, dandy agaçant et attachant à la fois, un brin narcissique. Julie Depardieu, charnelle, passionnée, complexe, plus posée qu’à son habitude, trouve là l’un de ses meilleurs rôles. Quant à la jeune Agathe Bonitzer, elle fait preuve d’une belle présence dans ce rôle de jeune fille faussement ingénue, proie moins facile qu’il n’y paraît…
Doillon prend toujours autant de plaisir à travailler avec ses acteurs, les met en valeur. Et son envie de cinéma est toujours intacte, via l’exploration de nouvelles voies narratives. On peut donc se réjouir qu’après toutes les difficultés rencontrées pour réaliser son film précédent, Le premier venu, il puisse continuer de s’exprimer dans une relative liberté.
Après, on adhère ou non à ce style théâtral particulier, aux dialogues très denses… A vous de voir si vous voulez tenter l’expérience.
(1) : Enfin presque … L’an 01 son premier film, était une comédie utopiste soixante-huitarde qui fait un peu figure d’exception dans sa filmographie.
(2) : Les noms des personnages sont des hommages directs ou indirects à des dramaturges de renom. Auguste fait référence au suédois August Strindberg, un des pères du théâtre moderne, auteur de pièces cruelles tournant autour des rapports homme-femme, comme “Mademoiselle Julie”. Harriet évoque probablement Harriet Andersson, qui fut l’égérie d’Ingmar Bergman, autre grand dissecteur des sentiments humains et des relations de couple. Elle a joué notamment dans Sourires d’une nuit d’été, dont la forme ressemble beaucoup au film qui nous intéresse aujourd’hui.
Fanny est probablement un clin d’œil à Marcel Pagnol.
Et Theo fait référence à… euh, le Theodore d ’Alvin & les Chipmunks? Euh… Probablement pas… Peut-être à Carl Theodore Dreyer, pour rester dans les auteurs nordiques…Ou bien à Théophile Gautier, l’écrivain français. Ou encore à Théophraste, le philosophe grec… Cela demanderait un peu plus d’investigations…
(3) : Il était brillant dans Le père de mes enfants, de Mia-Hansen Love
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Le Mariage à trois
Réalisateur : Jacques Doillon
Avec : Pascal Greggory, Julie Depardieu, Agathe Bonitzer, Louis Garrel, Louis-Do de Lencquesaing
Origine : France
Genre : petit théâtre des sentiments
Durée : 1h40
Date de sortie France : 21/04/2010
Note pour ce film : ●●●●○○
contrepoint critique chez : Excessif
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