Dix ans à trimballer des carcasses de cochons, à trancher, découper, désosser, hacher, les mains dans la barbaque. Dix ans de bons et loyaux services pour une société spécialisée dans la charcuterie et les salaisons… Et, avant cela, trente-cinq ans passés à travailler, sans interruption, de petits boulots en petits boulots…
Et voilà… Pour Serge Pilardosse (Gérard Depardieu), l’heure de la retraite a sonné.
A peine le temps de profiter du pot de départ organisé par ses collègues ouvriers – surtout une occasion de grignoter des chips pendant que le patron s’escrime à lire un petit discours – qu’il se retrouve déjà chez lui, à tourner en rond comme un lion en cage, confronté à une désagréable sensation de vide, à l’impression d’être soudain devenu inutile à la société. Il tente de s’occuper tant bien que mal, en faisant les courses au supermarché local, où travaille sa femme Catherine, ou en effectuant de menus travaux dans leur petit pavillon, mais il n’est doué ni pour les tâches ménagères, ni pour le bricolage. Et il n’est pas très pressé d’assembler le puzzle que lui ont généreusement offert ses collègues en guise de cadeau de départ – mieux qu’un four micro-ondes ou un écran plat, comme l’a si bien fait remarquer sa femme, sarcastique…
C’est pourtant un puzzle, mais d’un autre genre, qui va le contraindre à aller de l’avant, à prendre un nouveau départ : Pour toucher sa pension, Serge doit fournir un certain nombre de justificatifs, fiches de paie et certificats de travail, destinés à calculer ses droits à la retraite. des papiers qu’il a égarés ou qu’il n’a jamais eu en sa possession.
Poussé par sa femme, il ressort sa vieille moto du garage, une Münch Mammuth presque aussi âgée que lui, et prend la route vers les lieux qu’il a jadis fréquenté, en quête des fameux “papelards”… Mais ce périple va surtout le contraindre à se confronter à un passé douloureux, qu’il a tenté de fuir toute sa vie, en se réfugiant dans le travail. Et de prendre ainsi un nouveau départ, apaisé et animé d’une nouvelle passion…
Un road-movie dans des paysages gris/ternes, un fond fortement ancré dans une réalité sociale peu réjouissante, mais une forme empreinte de loufoquerie et de poésie, un personnage central imposant et quasi-mutique… On pourrait penser que Mammuth est un film d’Aki Kaurismäki. Mais comme on y retrouve la crème des acteurs français et belges, pas de doute possible : on est dans l’univers décalé de Benoît Delépine et Gustave Kervern.
Concoctée par les auteurs de Aaltra, Avida et Louise-Michel, citoyens d’honneur de la Présipauté de Groland, la feuille de route évite les grands axes, emprunte des petites routes de campagne et coupe carrément à travers-champs, le cas échéant. Le périple nous mène de la cave d’un vigneron à un parc d’attraction miteux, d’une boîte de nuit provinciale à un ancien moulin, d’hôtels “cheap” en bistrots déserts, d’un service de gériatrie à une bicoque transformée en musée bizarre… On croise des personnages étranges, atypiques, ayant pour point commun une profonde solitude et un rapport plutôt singulier au monde du travail et à la retraite.
Chaque situation, chaque rencontre, illustrent chacune à leur façon les thématiques du film : Déjà, la description d’un monde du travail "parallèle” – celui du travail au noir, des emplois non-reconnus comme tels, des gens qui n’ont jamais travaillé (ou presque) et survivent comme ils le peuvent, par exemple en cherchant de la menue monnaie sur les plages, à l’aide de détecteurs à métaux,… – bref, des gens qui ne pourront jamais prétendre à une quelconque pension de retraite, et qui devraient logiquement constituer un véritable casse-tête administratif pour les employés du ministère du travail…
Ensuite, une variation sur l’angoisse de vieillir et la peur de la mort, très prégnantes dans ce film souvent funèbre. On y voit un homme atteint de la maladie d’Alzheimer en train de dépérir dans sa chambre d’hôpital, un autre tomber raide mort au rayon “surgelés” d’un supermarché – tout un symbole -
Puis le constat d’un fossé entre les générations.
Serge représente une génération qui a commencé à travailler au moment où l’emploi ne manquait pas, où la technologie n’était pas aussi avancée que maintenant. Il ne comprend pas l’attitude dédaigneuse des jeunes vis-à-vis du travail, n’admet pas que l’on ne mette pas un peu de coeur à l’ouvrage, d’où son altercation avec ce responsable du rayon charcuterie au supermarché, incapable de le renseigner sur la provenance du jambon qu’il lui vend. “Quand on a la chance de travailler dans le cochon, on s’intéresse un minimum à ce qu’on fait!” lui balance-t-il, furibard…
L’autre ne cède pas : pour le SMIC, il ne va pas se fouler…
De toute façon, ce n’est plus la même conception des choses. L’un représente la société de consommation – temples de la consommation, produits vite désuets, univers high-tech – l’autre le travail artisanal, proche de la terre et des êtres; il ne comprend rien aux technologies modernes.
La séquence qui résume le mieux ce choc culturel est celle où Serge, à l’emplacement du moulin où il a jadis travaillé, trouve à la place une société de communication qui a bien du mal à s’expliquer avec lui…
Enfin, le film est une ode aux femmes, qui servent de phares, de guides, de muses, dans ce labyrinthe métaphysique : Catherine, l’épouse (Yolande Moreau), grande gueule au coeur tendre, la seule à avoir pu redonner à Serge le goût à la vie alors qu’il était au fond du gouffre, une fausse handicapée (Anna Mouglalis), qui par son forfait, oblige le motard à retourner auprès de sa famille, avec laquelle il a rompu tout contact vingt ans auparavant, Miss Ming, sa nièce (Miss Ming), une poétesse azimutée qui saura lui ouvrir de nouveaux horizons et “l’amour perdu” (Isabelle Adjani), l’ex-femme de sa vie, dont les apparitions fantomatiques ponctuent le film et guident Serge vers l’apaisement…
Encore plus que les trois premières œuvres des cinéastes, déjà bien barrées, Mammuth est un objet cinématographique hors normes. L’humour – noir, trash et un brin provocateur – égaie une ambiance assez dépressive, amplifiée par le choix d’une image grisâtre, assez brute. Et la rigueur des cadrages – des plans fixes où le personnage principal contemple l’action, de dos – tranche avec le parti pris d’une narration faussement libre, ressemblant à une suite d’improvisations, au gré des visites sur le tournage d’amis acteurs (Poelvoorde, Lanners,…) ou autres (Blutch, Siné, en vigneron exploitant et exploiteur).
Il est à craindre que de nombreux spectateurs, pas ou peu préparés à l’expérience, n’adhèrent absolument pas à cet univers très particulier, où la richesse thématique, et il est même fort probable qu’ils quittent la salle après la scène de masturbation mutuelle entre Serge et son cousin, sexagénaire comme lui, petite provocation trash assez inutile à l’égard du public le plus prude.
Dommage, car de film en film, Delépine et Kervern affirment un véritable regard d’auteurs sur le monde qui les entourent, à la fois tendre et ironique, et offrent surtout à leurs acteurs des rôles magnifiques. Yolande Moreau, déjà irrésistible dans Louise-Michel, a une nouvelle fois l’occasion de laisser libre cours à sa gouaille énervée. Miss Ming est attachante avec son phrasé lent et son air d’artiste zen illuminée. Et Isabelle Adjani confirme son retour sur le devant de la scène, avec un rôle certes très secondaire, mais remarqué… On n’a pas l’occasion de jouer un fantôme tous les jours…
Et puis il y a surtout Gérard Depardieu, qui nous rappelle ici qu’il est l’un de nos plus grands comédiens. Loin des cabotinages éhontés et des seconds rôles bouffons, souvent joués dans un état d’ébriété avancé, auxquels il nous avait habitué ces dernières années, l’acteur fait preuve d’une parfaite sobriété et d’une grande justesse. Il ne joue pas Serge Pilardosse. Il l’incarne…
Physiquement, déjà, parce que le désarroi de cet homme rugueux, sans éducation, ne peut se traduire par des mots. Juste en plantant sa carcasse massive devant la caméra, en lançant un ou deux regards perdus, Depardieu parvient à faire comprendre l’angoisse de ce personnage entrant dans la dernière phase de son existence, en terrain inconnu.
Puis il parvient à ouvrir peu à peu son personnage, à montrer ses failles, ses drames personnels, ses rêves déçus et les horizons nouveaux qui s’offrent à lui…
Au final, il nous offre un très beau portrait d’homme, poignant et souvent drôle… Du grand art!
Pour lui, pour ses partenaires, pour le style audacieux de Kervern et Delépine, ce Mammuth pas pachydermique pour un sou mérite d’être vu et défendu.
Alors n’attendez pas la retraite pour y aller…
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Mammuth
Réalisateurs : Benoît Delépine, Gustave Kervern
Avec : Gérard Depardieu, Yolande Moreau, Isabelle Adjani, Miss Ming, Anna Mouglalis, Bouli Lanners
Origine : France
Genre : Road-movie dans la France profonde
Durée : 1h32
Date de sortie France : 21/04/2010
Note pour ce film : ●●●●●○
contrepoint critique chez : Critikat
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