Introduction : un couple dîne au restaurant. On fête l’anniversaire de la femme, Joy. L’homme, Allen, semble bien décidé à lui faire plaisir. Il a abandonné toutes ses mauvaises habitudes : se droguer à la cocaïne, au crack, au crack-cocaïne, faire des braquages en bande organisée, participer à des magouilles diverses et variées… Toute sauf une, que l’on découvrira bientôt. Il lui offre une antiquité gravée à son nom, trouvée sur eBay. Mais Joy, elle, semble bien morose. Elle éprouve un sentiment de “déjà-vu”, qui fait remonter en elle de bien mauvais souvenirs…
… mais qui nous en rappelle de bons à nous, spectateurs, puisque la scène en question ouvrait, il y a douze ans, l’excellent Happiness de Todd Solondz. Un film typique du style de ce cinéaste atypique, qui aime à gratter le vernis de la société américaine bien-pensante pour en révéler toutes les perversions et les névroses, en usant d’un humour très noir, décapant et provocateur.
Life during wartime en constitue la suite, douze ans après. On y retrouve les mêmes personnages gentiment illuminés ou complètement fêlés :
Joy, considérée comme le vilain petit canard de la famille Jordan, est donc toujours aussi malheureuse. Elle aime son travail – éducatrice spécialisée dans la réinsertion des taulards, le fun total – mais n’est pas totalement épanouie avec Allen, qui n’a pas renoncé totalement à ses perversions. Elle décide de faire un break et retourner auprès de sa famille quelques temps, histoire de faire le point sur sa vie…
Elle retrouve ses soeurs :
Helen, la plus jeune, est celle qui a le mieux réussi. Elle fréquente la jet-set et accumule les amants célèbres, mais elle est toujours aussi insatisfaite, un peu isolée dans sa bulle, trop hautaine, trop condescendante pour s’attirer la sympathie de son entourage.
Trish, la soeur aînée, s’ouvre de nouveau aux rencontres après des années de dépression (Les médicaments, c’est de famille : la mère s’en gavait dans Happiness et la fille de Trish, encore enfant, est déjà sous tranquillisants). Elle est tombée amoureuse de Harvey, un homme blessé par la vie, comme elle. Pas vraiment un sex-symbol, mais un homme qui présente le mérite d’être gentil, galant et surtout désespérément “normal”.
Pile ce qu’il lui fallait pour oublier les épisodes plutôt agités de sa vie conjugale passée… Il faut dire que voir son mari, “honorable” psychiatre, père de famille apparemment bien sous tous rapports, se faire arrêter par la police pour pédophilie et viols sur de jeunes garçons amis de son fils, c’est une épreuve plutôt traumatisante…
Elle aimerait bien épouser Harvey, qui a tout l’air d’être un homme sain et équilibré, mais veut quand même obtenir le consentement de ses enfants, en particulier celui de son jeune fils de douze ans, Timmy.
Mais le garçon est perturbé : alors que Trish a tout fait pour le protéger, il a fini par apprendre que ce père qu’il croyait mort est en fait un monstre qui a abusé sexuellement de garçons aussi âgés que lui. Un peu déstabilisant au moment où il prépare, pour sa Bar Mitzvah, un discours sur le pardon et l’oubli…
Surtout que le père en question, désormais sous traitement médical, vient d’être remis en liberté… Et tente de renouer le contact avec sa famille, surtout avec son fils aîné, Billy, ayant quitté le giron familial pour poursuivre ses études, et tentant lui aussi d’oublier l’horrible passé…
Bref le temps passe, mais les choses sont toujours aussi compliquées dans la famille Jordan. Quelle que soit leur sphère sociale, quel que soit leur parcours, ils sont confrontés au même constat d’échec, aux névroses et aux frustrations.
Les adultes sont des êtres incapables de surmonter leurs pulsions sexuelles ou morbides, leur stress, leurs responsabilités. Ils sont agressifs, lâches ou apathiques…
Leurs enfants ont peur de leur ressembler un jour et nourrissent dès le plus jeune âge des angoisses existentielles, la peur d’aller affronter ce monde complètement malade.
Le microcosme que constitue ce groupe d’individus totalement frappadingues est évidemment, pour le cinéaste, un moyen de dresser un portrait sans concession de l’Amérique post-Georges W.Bush et sa politique ultra-conservatrice. Dans ses saynètes cruelles, Solondz s’amuse à tourner en dérision les traditionnelles valeurs de l’American way of life : La famille? Au mieux, un nid de vipères où chacun ne peut compter que sur soi-même en cas de coup dur. Au pire, le théâtre d’actes ignobles…
La religion? Ses enseignements sont confus et ne donnent pas les clés pour affronter les vicissitudes de l’existence. L’amour? Un concept abstrait, facilement confondu avec le sexe… Le travail? Euh… La crise économique, ça vous dit quelque chose? L’emploi est à peine évoqué, par le biais du fils de Harvey, informaticien terne englué dans un emploi terne dont tout le monde se moque éperdument, et à juste titre puisque bientôt, “la Chine règnera”…
La patrie, alors? Aller mourir pour la nation en Irak ou en Afghanistan, c’est plutôt chouette comme programme… Ou faire quelque chose d’utile, comme lutter contre les terroristes qui menacent la planète…
Parce qu’il ne faut pas oublier, comme le rappelle une Helen presque hystérique, les Etats-Unis d’Amérique sont en guerre…
En guerre contre les terroristes d’Al-Quaïda, en guerre contre les anciens partisans de Saddam Hussein en Irak, en guerre contre les rebelles talibans en Afghanistan…
D’où le titre du film Life during wartime : “la vie en temps de guerre” (et aussi le titre d’une chanson interprétée par Joy, comme l’était déjà Happiness)…
Pas facile de vivre sereinement alors que le pays est en état d’alerte… La population est stressée par ces conflits qui s’enlisent, par le climat d’angoisse savamment mis en place par l’administration Bush pendant huit ans, pour s’assurer les pleins pouvoirs et valider une politique belliqueuse et impérialiste.
Un terreau fertile pour cultiver névroses, paranoïa, crises de nerfs et pétage de plombs…
Mais la véritable guerre à mener, la plus difficile et la plus douloureuse, c’est celle des personnages contre eux-mêmes, contre leurs propres démons, leurs vices, leurs peurs. Leurs fantômes aussi, au propre comme au figuré : Joy a la visite importune du spectre d’un amoureux éconduit, dont elle a la mort sur la conscience ; Timmy se débat avec les sentiments contraires que lui inspirent ce père annoncé mort et idéalisé, mais finalement bien en vie et de nature monstrueuse…
La finesse des différents portraits présentés et le message politique fort sous-jacent suffiraient pour faire de Life during wartime une oeuvre intéressante.
Mais elle est de surcroît transcendée par la mise en scène de Todd Solondz. Le cinéaste nous bouscule, nous surprend constamment, au fil d’un récit sarcastique mais non-dénué de tendresse, qui fait fi du politiquement correct et des tabous et, fort des expériences menées lors de ses précédents films, il se joue des règles narratives classiques.
Première entorse, il réalise une suite avec les même personnages, mais joués par des acteurs totalement différents, parfois même à l’opposé, physiquement de ce qu’étaient les personnages de Happiness. Ainsi Allen, autrefois joué par le blanc, blond et joufflu Philip Seymour Hoffman est-il interprété par le noir, brun et sec Michael Kenneth Williams. Ciaran Hinds, plus dur, plus sombre, plus secret, reprend le rôle du mari pédophile à Dylan Baker…
D’autres évoluent dans la continuité des interprètes de Happiness. Shirley Henderson, par exemple : sa silhouette fluette, son air d’éternelle gamine, font merveille dans le rôle de Joy, dans la lignée de la performance de Jane Adams. Ally Sheedy, qu’on a peu eu l’occasion de voir sur grand écran depuis les comédies de John Hughes, reprend le rôle de Lara Flynn Boyle, qu’on ne voit plus beaucoup non plus d’ailleurs… Et Allison Janney, souvent cantonnée à des seconds rôles, crève ici l’écran dans le rôle de Trish, bourgeoise coincée dépassée par les événements (la scène où elle raconte en détails ses émois érotiques à son fils de douze ans est un grand moment…)
Seconde entorse, il change souvent de personnage-référent. Dans les films américains classiques, le spectateur est souvent invité à s’identifier à un personnage principal, qui nous sert de guide tout au long du récit. Ici, on passe de Joy à Trish, de Trish à Timmy,… Et on est obligé de s’attacher à des personnages dont les défauts ou les vices nous mettent mal à l’aise.
Troisième entorse, privilégier quasi-exclusivement les dialogues à l’action.
Certains reprocheront probablement au film d’être un peu trop bavard, mais les répliques sont tellement percutantes, brassent tellement de thèmes et d’émotions contraires que l’on ne peut décemment en vouloir au cinéaste d’avoir eu l’intelligence de construire le film autour d’elles.
Et force est de constater que l’on ne s’ennuie pas un instant en regardant cette tragi-comédie familiale se jouer devant nos yeux…
Surtout que Solondz ne maîtrise pas que les mots. Il sait aussi user du langage cinématographique. Pas de surprise, chaque plan est parfaitement maîtrisé, du cadrage au timing ; les mouvements de caméra sont élégants.
Le cinéaste sait créer une ambiance dépressive pour y faire évoluer ses personnages en bout de course, ses loosers magnifiques, comme dans le superbe face-à-face entre Charlotte Rampling – géniale – et Ciaran Hinds.
Il joue sur les répétitions de séquences, le sentiment de déjà-vu, peut-être pour montrer que l’histoire est un éternel recommencement, que l’humanité ne sait pas tirer des leçons de ses erreurs passées….
Ceux qui ont eu la chance de voir Happiness ne seront pas dépaysés : de nombreux effets et travellings sont rigoureusement les mêmes dans Life during wartime.
Mais rassurez-vous, on comprend très bien les enjeux de ce second film sans avoir vu le premier… Solondz sait entraîner très rapidement le spectateur dans son univers si particulier, hilarant et glaçant en même temps.
Il n’y a donc aucune raison pour que vous n’alliez pas voir ce film brillamment écrit, filmé et interprété.
Ah si, quand même, vous pourrez lire, ça et là, quelques critiques plus frileuses. Evidemment, il se trouvera toujours des esprits chagrins qui trouveront que Solondz tourne en rond, ne se renouvelle pas de film en film. Mais curieusement, pour la plupart, ce sont les mêmes qui fustigeaient les audaces narratives de Palindromes et Storytelling, trop avant-gardistes à leur goût.
Et nous ajoutons que nous préférons – et de loin – voir un bon film d’un cinéaste qui ne se renouvelle pas beaucoup qu’un mauvais commis par un cinéaste tentant de changer radicalement de style. C’est notre façon de voir les choses…
Nous vous recommandons donc chaudement d’aller voir ce Life during wartime, l’un des grands films du premier semestre 2010…
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Life during wartime
Réalisateur : Todd Solondz
Avec : Shirley Henderson, Allison Janney, Ally Sheedy, Ciaran Hinds, Paul Reubens, Michael Lerner
Origine : Etats-Unis
Genre : tragi-comédie familiale grinçante
Durée : 1h38
Date de sortie France : 28/04/2010
Note pour ce film : ●●●●●●
contrepoint critique chez : L’express
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