Les belles-mères, voisins, banquiers, boulangères, pharmaciennes et poissons rouges le savent bien, les scénaristes sont des bons à rien qui passent leurs journées à se tourner les pouces. Dans un souci d’exactitude documentaire, j’ai donc rigoureusement espionné l’une d’entre elle afin d’infirmer ou confirmer cette légende urbaine.
Suite de notre reportage qui retrace la journée d’une scénariste lorsqu’elle « travaille » (ça reste à voir) à domicile. Quelles nouvelles péripéties l’attendent-elles?
Résumé de l’épisode précédent: Madame X, scénariste (avec une profession pareille, on comprend qu’elle préfère rester anonyme!), la trentaine, un mari, une ado, quatre chats (sic!) et un assistant à grandes oreilles travaille à son domicile. Ou, pour être plus exact, elle tente de travailler à son domicile, et ce, depuis douze heures. Elle a successivement lutté contre une nuit d’insomnie, un chat vomisseur, tenté de réécrire un dossier de demande d’aide d’écriture, vainement essayé de joindre le réalisateur du dit projet, reçu un coup de fil du producteur d’un unitaire, lutté contre des fauves affamés, tout en essayant d’échapper à sa copine Dédé, celle qui est au chômage et dont le couple bat sérieusement de l’aile... Comment va t-elle survivre au douze prochaines heures?
12:00 Deux des quatre chats grimpent sur le bureau en miaulant tandis qu’un troisième se fait les griffe sur le pied du bureau. Quant au quatrième fauve? Il dévore goulument la plante verte. Madame X comprend qu’il est temps de nourrir tout ce petit monde.
12:05 Tandis que les félins se repaissent, Madame X décide de se préparer à déjeuner, histoire de gagner du temps, se félicitant mentalement pour son sens inouï de l’organisation domestique. Elle fouille dans le frigo, à la recherche d’un aliment qui ne nécessite aucun préparatif. Un bout de fromage? Mouaif… Et pourquoi pas des œufs durs? C’est bon ça, les œufs durs, plein de protéines fort utiles pour se revigorer les neurones.
12:08 Les œufs sont dans leur casserole, la casserole sur le feu, Madame X assure grave en cuisine. Bon, ça cuit combien de temps des œufs durs? Dix minutes. Ça laisse largement le temps de relire le séquencier de l’épisode de série à écrire dans l’après-midi…
12:14 Madame X relit et annote son séquencier. Son dos commence à la faire souffrir. Il lui reste très exactement quatre minute avant de festoyer. Et si elle profitait pour appeler son conjoint?
12:15 Le conjoint déjeune, ce n’est pas grave, c’est le moment idéal pour checker les dix-sept mails arrivés dans la matinée.
12:27 Sonnerie de portable. C’est enfin le réalisateur que Madame X cherchait à joindre le matin. Elle tente de lui expliquer que non, douze fois vingt-six, ce n’est pas forcément mieux que six fois cinquante-deux, surtout à huit jours d’un deadline.
12:40 Au terme d’un débat passionné mais fructueux, il est convenu de rester sur douze fois vingt-six, yes! Une odeur étrange émane de la cuisine. Merde les œufs!
12:41 Madame X se rue dans la cuisine. Il n’y a plus d’eau dans la casserole, dont le fond commence à noircir. La chose à faire, enlever immédiatement la casserole du feu? Erreur fatale, victimes d’un choc thermique, les œufs explosent aux quatre coins de la cuisine.
12:55 Madame X a regagné son bureau, après avoir nettoyé la cuisine. Elle grignote un bout de fromage tout en relisant ses notes. Le chat qui dort sur ses genoux ronronne ostensiblement dans l’espoir de partager son festin.
13:02 Madame X se lance dans l’écriture de son script d’épisode, en tentant d’ignorer les grossières interruptions de son assistant et les deux demandes de mise en contact sur Facebook. Quelle popularité quand même, pour quelqu’un qui n’exerce même pas un vrai métier!
14:30 Nouveau coup de fil de Dédé, Madame X filtre l’appel, stoïque.
14:47 Le ventre de Madame X crie famine, elle décide de s’octroyer une nouvelle incursion dans la cuisine. Il doit bien rester du chocolat quelque part?
14:49 Lorsqu’elle regagne son bureau, Madame X retrouve un chat le cul sur son clavier! Tout en chassant la bête, elle se demande avec angoisse si elle avait bien sauvegardé la dernière scène…
14:50 La réponse est non. Madame X tente de réécrire de mémoire les répliques malencontreusement détruites par le cul du chat.
15:00 L’assistant de Madame X lui annonce gaiement qu’il est quinze heures. Merde! Plus que deux minuscules heures avant le retour de l’ado!!!
15:07 Madame X aligne réplique cultes et didascalies inspirées à la vitesse de l’éclair, le dos en marmelade. SMS du conjoint: il sort de réunion et va téléphoner dans quelques minutes (contrairement à Madame X, son conjoint n’est pas très à l’aise à l’écrit).
15:13 Coup de fil, Madame X décroche, erreur fatale, ce n’est pas le conjoint, ni même Dédé, mais la bête noire de tous les scénaristes: un redoutable démarcheur! Il appelle cette « Chère Madame X de la part de la société Filoutex, au sujet du formidable concours… », le sang de Madame X bouillonne, elle incendie le démarcheur (que l’on entend d’ailleurs sangloter au téléphone) avant de lui raccrocher au nez!
15:15 Madame X aborde un monologue clé, nouveau coup de fil. Cette fois-ci, bien entendu, elle laisse le répondeur en marche: c’est son mari, qui lui demande, lorsqu’elle prend l’appel, pourquoi elle filtre. Puis, il lui annonce qu’il peut avoir, via son CE, des tarifs préférentiels pour louer un appartement en Bretagne. Il faut à tout prix qu’ils décident des dates à poser sous peine de rater cette formidable opportunité. Les prochaines vacances, oulala, sujet sensible! Madame X DETESTE prendre des vacances. Les vacances la font culpabiliser, les vacances sont des journées de travail perdues.
15:18 Au terme d’une discussion très houleuse, Monsieur X a décidé qu’il forcerait sa femme à prendre une semaine de vacances en avril. Lorsqu’il raccroche, Madame X termine la tablette de chocolat afin de faire taire son angoisse.
15:43 Madame X relit le début de son épisode, assez satisfaite, lorsqu’elle reçoit un mail de son conjoint. Il lui envoie des photos de la résidence en Bretagne. Madame X songe, rageusement, qu’il va bouffer des surgelés pendant tout le reste de la semaine ET se repasser ses chemises ET se taper la corvée de courses samedi matin.
15:44 Un peu réconfortée, Madame X se replonge dans le travail. C’est pas tout ça, mais le compteur tourne!
17:01 La sonnette d’entrée retentit une fois, puis deux. Mais quel est encore ce pu… de conn.. de raseur qui… Oups! C’est la fille de Madame X, qui rentre du collège et a encore oublié ses clés.
17:02 Madame X salue sa fille (qui lui fait remarquer qu’elle a des morceaux de coquille d’œuf dans les cheveux) et lui demande, la mort dans l’âme chaleureusement comment s’est déroulée sa journée.
17:18 Madame X, l’œil vitreux, sait maintenant que:
_ Cette pouffiasse de Chloé à dit à Judith que Benjamin lui avait dit que Marion en fait n’était plus la copine de Jessica.
_ Jessica de toute façon, elle en a rien à fiche parce qu’elle peut pas l’encaisser Marion!
_ Le repas du midi était archi dégueu, non mais quoi c’était des épinards ou ils ont juste tondu la pelouse?
_ L’interro d’anglais s’est mega bien passée mais celle de maths pas trop mais même que c’était pas la faute de sa fille parce que d’abord, la prof, elle avait pas dit de réviser ce chapitre!
_ Les Converses montantes, c’est so fashion alors que les basses, berk, sauf avec des lacets noirs, là ça passe.
_ Cette copieuse de Nadia s’est fait payer par sa mère le MÊME sac à dos que Coralie, putain la honte!
17:20 Madame X avale un aspirine et retourne au bureau.
17:25 Madame X répond à un mail angoissé du réalisateur avec lequel elle écrit un dossier de demande d’aide à l’écriture: finalement, il préfère opter pour six fois cinquante-deux.
17:26 Madame X commence à taper sa réponse lorsque sa fille fait irruption dans le bureau: elle a une autorisation de sortie à faire signer. Madame X s’exécute machinalement.
17:27 Madame X retourne à la rédaction de son mail et se demande soudain de quelle sortie il s’agissait au juste.
17:28 Madame X part en expédition dans l’antre de sa fille afin de tirer cette histoire au clair. La sortie s’avère inoffensive mais l’ado profite honteusement de l’occasion pour montrer à sa mère les dernières photos qu’elle a postées sur son blog, puis celles que ses copines ont postées sur les leurs.
17: 38 De retour derrière son ordinateur, Madame X commence à se demander si elle pourra finir son épisode avant le soir…
17:59 Nouvelle irruption de l’ado qui demande à sa mère qui était Corneille. Madame X lui répond d’aller voir sur Wikipedia, l’ado sort en ronchonnant.
18:03 Madame X se demande pourquoi, mais pourquoi elle a arrêté de fumer, son dos la torture. Sa fille revient à l’assaut: elle a « grave rien compris à ce qu’ils racontent là sur wikimachin ».
18:05 Madame X retourne sur la page wikipedia dédiée à Corneille avec sa fille et lui dicte son exposé mot à mot lui fournit les explications nécessaires.
19:42 Punaise, ça prend du temps un exposé quand même! Arrivée triomphale de Monsieur X: « Qu’est-ce qu’on mange? » Merde! Madame X a totalement oublié ce petit détail!
20:26 La famille X mange des pâtes « à rien » (les placards sont vides, Madame X a oublié de faire les courses) en écoutant les infos. Madame X se lève pour desservir. Non, en vrai elle s’est levée pour se ruer sur son carnet de notes, il ne faudrait pas qu’elle oublie l’idée GENIALE qui vient de germer dans sa petite cervelle de scénariste (futur scénario, roman, pièce de théâtre, série télévisée innovante?).
20:40 L’ado est couchée, enfin, elle est dans sa chambre quoi. Monsieur et Madame X sont installés devant la télévision (chouette ce soir y’à Docteur House), avec chacun un ordinateur portable sur les genoux (plus deux chats en ce qui concerne Madame X). Tandis que Madame X continue de travailler en douce, Monsieur X fait les comptes du ménage.
_ Monsieur X: « Tiens dis-donc, on a eu plus de dépenses ce moi-ci ».
_ Madame X: « Hum, oui, peut-être ».
_ Monsieur X: « Quand est-ce qu’ils doivent tomber tes prochains droits de diff’? »
_ Madame X (d’une toute petite voix): « Euh… dans neuf semaines je crois… »
_ Madame X (sadique): « Sinon, tu as regardé les photos de la résidence en Bretagne? »
21:38 Monsieur et Madame X regardent Docteur House dans un silence de mort.
21:40 C’est normal, Monsieur X s’est endormi (parce que le soir, les vrais travailleurs tombent comme des mouches, c’est scientifiquement prouvé) et Madame X, c’est tout comme (on se demande bien ce qui la fatigue autant cette feignasse!). Un œil vitreux désespérément fixé à son écran d’ordinateur, elle tente pour la troisième fois de relire une ligne de dialogue qui sonne creux.
21:56 Madame X dort sur son ordinateur, tandis que Docteur House continue de casser tous ses collaborateurs dans l’indifférence générale. Les deux chats qui étaient couchés sur ses genoux commencent à se bagarrer pour grappiller plus de place. Madame X est réveillée en sursaut par une griffe plantée dans sa cuisse. Elle bondit, envoyant valser les chats (qui bondissent sur Monsieur X, qui se réveille en hurlant), ordinateur, tasse de thé, que sais-je encore.
22:15 Une fois les dégâts réparés, Monsieur et Madame X vont se coucher, de fort méchante humeur. Les chats les accompagnent, tout contents.
22:31 C’est malin, maintenant, Monsieur X n’arrive plus à dormir. Madame X retrouve le sourire. Ça tombe hyper bien, elle a justement « un p’tit truc » à lui faire lire, oh juste un « tout petit épisode de série de rien du tout », il en aura pour « dix minutes maxi »!
22:56 Monsieur X lit le script d’un air renfrogné tandis que Madame X espionne chacune de ses réactions par-dessus l’un des deux livres qu’elle lit simultanément.
23:12 Monsieur X poursuit sa lecture, l’air plus sombre que jamais. Planquée derrière le second de ses bouquins, Madame X fulmine, « bon sang, mais pourquoi il met trois plombes à lire ce putain de scénario!!! »
23:25 Monsieur X livre son verdict, le scénario est « sympa ». Madame X le cuisine pour en savoir plus ce à quoi son mari lui répond que « de toute façon, ce n’est qu’une V1″.
23:36 Tandis que Monsieur X dort comme un bienheureux, Madame X enrage: « non mais, qu’est-ce qu’il y connait de toute façon, hein, NADA, QUE DALLE! ».
23:50 Madame X continue à ruminer de sombres pensées métaphysiques du genre « mais pourquoi n’ai-je pas épousé un scénariste, il m’aurait compris lui, au moins! », son mari ouvre un œil et lui fait gentiment remarquer qu’elle devrait essayer de dormir afin d’être en forme pour le lendemain.
23:58 En attendant de plonger dans un sommeil réparateur, Madame X songe à la journée de travail qui l’attend dans quelques heures. Elle se sent atrocement angoissée sans trop savoir pourquoi…
NB: ce texte est une pure œuvre de FICTION, ni voyez aucune confession exhibitionniste de l’auteur mais bon, si certains évènements évoquent de douloureux souvenirs à certains d’entre vous c’est tout à fait normal puisque je me suis longtemps documentée sur la question!
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