“Enter the void” de Gaspar Noé

Par Boustoune

N.B. : impossible d’écrire la critique de ce film sans en dévoiler les principaux ressorts et quelques éléments-clé de l’intrigue
Si vous voulez garder intact le plaisir de la découverte, nous vous invitons à aller voir le film et à lire cette critique après.

Dès les premières secondes, les premières images, on devine qu’on ne va pas voir un film ordinaire. Le générique complet défile à une vitesse vertigineuse, illisible ou presque, avec son lettrage en tubes néons, et laisse à peine distinguer trois mots : Enter the void.
Littéralement : “entrez dans le vide”. Invitation à un voyage radical, éprouvant. Une chute libre sans filet. Un long trip psychédélique, doublé d’une audacieuse expérimentation narrative.

La première partie pose à la fois les bases du dispositif et annonce ce qui va se passer par la suite : Elle est filmée entièrement en caméra subjective, par les yeux, clignement de paupières inclus, du personnage principal, Oscar. Le jeune homme, fraîchement installé à Tokyo, habite dans un quartier mal famé, face à un “Love hôtel”  et survit en dealant de la drogue, des pilules d’ecstasy et de DMT (1) dont il est lui même consommateur. On suit d’ailleurs un de ses trips, une hallucination psychédélique colorée, avant de le suivre, en compagnie de son ami Alex, lui aussi junkie, jusqu’au bar, “The void” où il a rendez-vous avec son colocataire.
En chemin, les deux hommes discutent du “Livre des morts Tibétain” (2), qu’Oscar est en train de lire. Ce traité bouddhiste explique le principe du cheminement de l’âme, après la mort.
Et justement, Oscar va mourir… Le rendez-vous au bar est un piège. Il se retrouve poursuivi par la police et, paniqué, s’enferme dans les toilettes pour se débarrasser des pilules. Il y est abattu. 

Là commence réellement le film : L’âme d’Oscar quitte alors son enveloppe charnelle et se met à flotter au dessus d’une ville de Tokyo toute en néons colorés et scintillants. Comme le prévoyait  le “Livre des morts Tibétain”, l’esprit du personnage erre dans les limbes, de lumière en lumière, de lieux en lieux, dans une temporalité heurtée.

Il commence par revoir son passé. Son enfance heureuse auprès de cette soeur qui pleure aujourd’hui sa disparition, leur promesse de veiller éternellement l’un sur l’autre, mais aussi le drame qu’ils ont vécu : la mort tragique de leur parents. Une scène-choc qui vient plusieurs fois nous cueillir à froid au cours du film, histoire de nous rappeler la fragilité de l’existence…
Il se remémore aussi l’enchaînement des événements ayant précédé son décès, les raisons qui l’ont contraint à dealer et celles qui ont poussé son colocataire à le trahir…

Dans cette seconde partie, la caméra commence à prendre ses distances. Oscar se voit de dos, très près de son corps, pour revivre les moments-clés de sa courte existence. Au passage, un coup de chapeau au comédien Nathaniel Brown, omniprésent à l’écran, et que l’on ne voit pourtant jamais de face, à l’exception d’un ou deux effets de miroir. Peu d’acteurs auraient accepté de s’effacer ainsi pour les besoin d’un film… (3).
Et un mot également admiratif de la performance de Paz de la Huerta, la jeune actrice du film, parfaitement juste et touchante alors qu’elle est particulièrement exposée du fait de ce dispositif…

La caméra prend encore de la hauteur dans la troisième et dernière partie, où elle virevolte d’un lieu à un autre, traversant murs et conduits divers pour observer les vivants, ceux qui restent. On découvre les malheurs de Linda, la soeur d’Oscar, stripteaseuse dans un bar glauque.  Ceux d’Alex, son copain junkie, traqué par la police. Les remords de Victor, le colocataire délateur. Et les morceaux de vie de dizaines d’inconnus, qui vivent, boivent, mangent ou copulent (on est chez Noé, quand même…) dans la cité tokyoïte… 
   

Grâce à une mise en scène véritablement aérienne, faites de travellings aériens et de plans-séquences virtuoses, on a l’impression que tout le film est fait d’un seul et même mouvement de caméra. Que l’on aime ou pas le cinéma de Gaspar Noé, son côté sordide, un brin provocateur, on ne peut qu’être admiratif devant l’ampleur de sa mise en scène, totalement maîtrisée et totalement débridée en même temps. Oui, on peut – et on doit – applaudir à cette prouesse technique insensée et aux qualités visuelles de cet objet cinématographique hors normes…

Cela dit, il se trouvera toujours quelques esprits chagrins pour ironiser sur le titre, dire qu’Enter the void et sa réalisation alambiquée à l’extrême, étirée sur 2h30, ne débouche que sur le vide…
Il faut bien reconnaître que, même si on reste porté par l’ambiance hypnotique du film, amplifiée par la belle bande-son de Thomas Bangalter (4), le procédé finit par être un peu répétitif à la longue et que quelques coupes supplémentaires n’auraient pas fait de mal au rythme du récit. Mais la mise en scène de Gaspar Noé est tout sauf vaine, elle se met au contraire parfaitement au service du film, de ses personnages, de ses thématiques… 

Evidemment, si on considère que le scénario ne repose que sur une “simple” et “banale” histoire de réincarnation, de surcroît annoncée dès la première demie-heure de film, l’ensemble pourrait sembler un peu trop “linéaire” (à chaque fois, les guillemets sont de rigueur, parce que le film échappe de toute façon à ces catégorisations à l’emporte-pièce).
Les détracteurs les plus virulents de l’oeuvre ont fait de cet argument la pièce-maîtresse de leur critique Ils ont fustigé au passage  le côté ésotérique-toc du film, pour eux une propagande pour la religion bouddhiste, et l’ont inscrit hâtivement dans la lignée de Blueberry, le délire chamanique de l’autre enfant terrible du cinéma français, Jan Kounen…  
Tout faux ! : Gaspar Noé l’a redit en interview, il n’est absolument pas bouddhiste et ne le sera jamais. Il ne croit pas à ces histoires de réincarnation, de vie après la mort. Son personnage principal s’y raccroche pour supporter l’idée de sa propre mort, et sans doute fantasme-t-il de devenir l’enfant de sa propre soeur, mais sa quête ne peut aboutir. Non, non, et non…
En y regardant de plus près, l’accouchement auquel on assiste en toute fin de film n’est pas la renaissance du personnage, mais bien sa naissance originelle. Le visage de la femme qui accouche n’est pas celui de sa soeur, mais celui de sa mère (5)… 

Toute cette histoire doit être vu comme le dernier rêve/coma d’un homme mourant, un trip ultime sous l’influence du DMT – celui ingurgité avant le décès et/ou celui libéré par son cerveau suite à la balle qui lui a transpercé la poitrine…
Après, rien n’empêche d’autres interprétations : une prise de drogue qui tourne au bad trip, par exemple (tout est alors fantasmé par le personnage…), un rêve étrange, ou cette histoire de réincarnation qui tient quand même la route, malgré le petit détail susdit…
On peut aussi lire le titre comme un écho aux propos du boucher joué par Philippe Nahon dans Seul contre tous, sur la vacuité de l’existence « Naître malgré soi, bouffer, agiter sa queue, faire naître et mourir. La vie est un grand vide, elle a toujours été et elle le sera toujours. Un grand vide qui pourrait parfaitement se dérouler sans moi ». On entre littéralement dans le vide de la vie d’Oscar, résumée en quelques séquences éparses, pas très joyeuses : pour deux ou trois souvenirs heureux et apaisés, les seuls souvenirs marquants sont des drames et des deuils. Le reste n’est qu’errance assez vide, meublée à grand peine par la prise de psychotropes lui faisant accéder temporairement à des Paradis artificiels…  
Quoi qu’il en soit, Gaspar Noé, malin, laisse la liberté à chaque spectateur de se forger sa propre opinion et de la faire évoluer au gré des visions…

De toute façon, l’intérêt du film ne réside pas dans son dénouement. Ni même dans son histoire, pourtant assez prenante. Un mélodrame tumultueux aux forts accents psychanalytiques, centré sur une histoire d’amour frère/soeur quasi-incestueuse et impossible (6).
Non, ce qui importe, c’est le brio de la narration, la façon unique qu’à Gaspar Noé de nous conter cette histoire. 
Le choix de la caméra subjective nous propulse dans la peau du personnage principal, nous invite à ressentir de façon viscérale son parcours, son destin tragique. C’est une façon audacieuse, originale, magistrale de nous faire participer au récit, d’être en symbiose avec le protagoniste.
Le dispositif de mise en scène autorise aussi une narration fragmentée, désordonnée, qui oblige le spectateur à s’impliquer pour reconstituer un puzzle d’émotions et de fragments de vie. Le tout restant d’une cohérence rare et d’une fluidité inouïe.

Il permet enfin à Gaspar Noé de continuer, après Carne, Seul contre tous et Irréversible, à projeter sur l’écran ses obsessions récurrentes – la solitude, la violence de la vie en milieu urbain, l’irruption du drame dans une vie paisible, le sexe et la mort – et de rendre supportables les choses les plus sordides et les les plus obscènes.Le choix de la caméra subjective nous propulse dans la peau du personnage principal, nous invite à ressentir de façon viscérale son parcours, son destin tragique. C’est une façon audacieuse, originale, magistrale de nous faire participer au récit, d’être en symbiose avec le protagoniste.
Du moins, à peu près supportable, car il est évident que les spectateurs les plus prudes, ou les plus sensibles, n’apprécieront guère de devoir assister à toutes ces scènes de sexe très crues, dont un coït filmé depuis l’intérieur d’un vagin, à toutes ces morts violentes, avec force détails sanguinolents, d’observer le fruit d’un avortement ou l’arrière-boutique d’un dealer inquiétant…

Ceux qui détestent Noé vont hurler à la provocation, dénoncer un usage de la violence et du sexe juste pour appâter le chaland. Ils ont tort.
Le cinéaste cherche surtout à bousculer les tabous, à réaliser des films “adultes”, loin des contraintes commerciales qui poussent à tout édulcorer. Bien sûr, il montre des choses dérangeantes… Et alors ? On n’est pas dans le monde des Bisounours… De film en film, Noé ne fait que montrer une certaine réalité, celle des backdoors et des bas-fonds de la ville, le quotidien de types désoeuvrés et au bord de la rupture, le côté obscur de l’âme humaine…
Mais alors qu’Irréversible s’avérait assez maladroit dans son approche de la violence avec ses deux scènes éprouvantes – le meurtre à coups d’extincteur et la scène de viol – intégrées dans une structure à rebours un peu facile, donnant l’impression d’un exercice de style virtuose mais un peu gratuit, ce qui est montré dans Enter the void s’inscrit dans une certaine  logique.

La volonté de tout montrer, alliée au dispositif de caméra subjective et de distanciation du personnage, spectateur indiscret de sa propre vie et de celles des autres, nous place dans la position de voyeurs, et nous pousse à nous interroger sur ce voyeurisme.  
Car finalement, qu’est-ce qu’un cinéphile sinon un voyeur par excellence ? Il rentre dans une salle pour observer, tapi dans le noir, la vie de personnages qu’il ne connaît pas? Il cherche dans la vie de ces autres fictifs des bribes d’histoires, la découverte d’autres horizons, des émotions, des sensations fortes, des expériences inédites, voire de réponses aux questions métaphysiques qu’il se pose sur l’existence. Un film, s’il est réussi, peut procurer tout cela. Il suscite le désir, transporte de bonheur ou submerge d’émotion, permettant de vivre des vies par procuration, le temps d’un long ou d’un court-métrage.
Bref, le cinéma sert, d’une certaine façon, à combler le(s) vide(s) de nos petites existences. Un peu comme les drogues qu’Oscar prend pour supporter son sombre quotidien…

Finalement, nous découvrons que nous lui ressemblons bien plus que nous ne le pensions, et cette prise de conscience renforce encore l’identification au personnage induite par l’emploi de la caméra subjective. Du grand art !
Du coup, le film de Gaspar Noé communique une sensation de malaise et de vertige. Il donne l’impression de nous embarquer sur des montagnes russes, une attraction foraine à sensation, qui secoue, et procure à la fois nausée et plaisir (en écho au mélange Eros et Thanatos du film). Rentrer dans la salle de cinéma pour voir ce film, c’est accepter de vivre une hallucinante expérience de cinéma sensoriel, éprouvante physiquement et psychologiquement, s’abandonner aux délices d’une narration totalement débridée…
Difficile de traduire par des mots et des phrases ordonnées ce qui nous est proposé de façon faussement désordonnée à l’écran, par petites bribes. Je réalise que cela fait d’ailleurs un bon mois que je lutte pour mettre en forme cette critique (7)…

Evidemment, un tel film ne peut que diviser. On adore ou on déteste. Mais force est de constater que le cinéaste va ici au bout de sa démarche artistique et qu’il signe son film le plus ambitieux et le plus abouti.
Enter the void était l’un des films les plus excitants du Festival de Cannes 2009. Il est d’ores et déjà l’un des films de l’année 2010, même si – c’était prévisible – il peine à trouver son public en salle.
Alors, même si j’ai bien conscience que ce texte arrive un peu après la bataille, je ne saurai que trop vous conseiller que d’aller tenter l’expérience, si vous en avez encore l’opportunité…


 
(1) : DMT : dimethyltriptamine, substance chimique psychotrope puissante, obtenue par synthèse ou présente dans certaines plantes, provoquant des effets hallucinogènes ou proches de ceux ressentis lors des EMI (expériences de mort imminente). Certains scientifiques ont déterminé que le cette molécule pouvait être secrétée naturellement, en petite quantité par l’épiphyse. Sa fonction reste indéterminée, mais les chercheurs estiment qu’elle peut jouer un rôle dans le mécanisme des rêves. Par ailleurs, en cas de choc brutal, ou d’état proche de la mort, le taux de cette substance augmente au sein de l’organisme.
(2) : Le Bardo Thödol, ou Livre des morts tibétain est un texte du bouddhisme tibétain. Il décrit les transformations de la conscience et des perceptions au cours des trois états intermédiaires allant de la mort à la renaissance. Il y est dit qu’à moins d’avoir acquis un état de conscience et de spiritualité assez élevé, l’âme humaine n’est pas préparée à accéder au nirvana, ou à un état de spiritualité pure. Elle erre alors jusqu’à pouvoir se réincarner, voyant au passage défiler ses bonnes et mauvaises actions…
”Bardo-Thödol, Livre Tibétain des morts” présenté par Lama Anagarika Govinda – coll. Spiritualités vivantes – éd. Albin Michel 
(3) : En fait, ce jeune homme désire être metteur en scène. Il a accepté de faire l’acteur pour se faire une expérience et découvrir un plateau de tournage. Et voir Gaspar Noé à l’oeuvre est probablement un enseignement profitable…
(4) : Thomas Bangalter est l’un des deux compositeurs/musiciens du duo Daft Punk.
(5) : J’avoue avoir cédé à la facilité de cette interprétation à ma première vision du film – et elle est loin d’être honteuse – et j’ai changé d’angle d’analyse à la deuxième vision…
(6) : L’idée de l’inceste n’est jamais clairement énoncée, mais il est clair que les sentiments existant entre Oscar et Linda dépassent le simple cadre de la relation fraternelle. On peut aussi voir dans la liaison entre Oscar et la mère de Victor une tentative d’assouvir partiellement un fantasme oedipien. Du coup, il est également possible d’analyser la fin du film sous cet angle-là.
A noter que la tentation de l’inceste était également un des thèmes de
Carne et Seul contre tous.
(7) : Il est vrai que la folie festivalière azuréenne a considérablement perturbé l’activité rédactionnelle de notre site, et nous nous en excusons. Le rythme de parution des critiques devrait revenir à la normal dans les jours qui viennent…
 
  

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Enter the void
Enter the void (Soudain, le vide) 

Réalisateur : Gaspar Noé
Avec : Nathaniel Brown, Paz de la Huerta, Cyril Roy, Masato Tanno, Olly Alexander, Ed Spear
Origine : France 
Genre : expérience sensorielle unique
Durée : 2h30
Date de sortie France : 05/05/2010

Note pour ce film :

contrepoint critique chez :  Télérama
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