Lors de la clôture du dernier festival de Cannes, le jury de la caméra d’or (1) a surpris tout le monde en remettant le précieux trophée à Année bissextile du mexicain Michael Rowe. Présenté dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs, le film avait en effet suscité des réactions plutôt mitigées, voire quasiment hostiles de la part du public et de la critique internationale. Pourquoi cet aussi grand écart entre les honneurs cannois et l’accueil public réservé au film ?
Le jury présidé par Gael Garcia Bernal a peut-être été troublé par le sujet du film, “sulfureux”. En gros, Année bissextile raconte un mois dans la vie de Laura, une femme qui a quitté sa province natale – elle est originaire d’Oaxaca – pour s’installer à Mexico. Isolée, coupée de sa famille, elle vit dans une solitude de plus en plus désespérante. Pour tromper l’ennui, elle se masturbe en observant le bonheur conjugal de ses voisins, et accumule les relations d’un soir, couchant avec des hommes qui l’abandonnent en catimini au petit matin ou pire, juste après l’acte et sans aucun égard pour elle.
Un soir, Laura rencontre Arturo, un quadragénaire un peu euh… spécial. En plein pendant l’acte sexuel, il se met subitement à la bousculer, la violenter. Une bonne fessée, et le bonhomme prend son pied…
La jeune femme devrait mettre illico presto ce drôle d’individu, mais elle est désarçonnée, car contrairement à tous ses amants de passage, celui-ci prend le temps de lui parler, de la câliner, de lui apporter un peu d’écoute et de tendresse. Ils entament une relation tortueuse où les jeux sado-masochistes se feront de plus en plus dangereux…
Oui, le jury a peut-être été émoustillé par ce mélange de sexe et de violence, d’amour et de pulsion morbide, un cocktail qui pourrait aussi avoir heurté les spectateurs les plus prudes et/ou les plus sensibles. Cela dit, il y a bien longtemps que ce genre de film ne fait plus scandale à Cannes – probablement depuis Nagisa Oshima et son Empire des sens, lui aussi présenté, en son temps, à la Quinzaine des réalisateurs – et il est très peu probable que l’adhésion ou le rejet de ce film n’aient tenu qu’à son scénario.
La clé réside plutôt dans les partis-pris de mise en scène et le rythme imprimé au récit.
On comprend ce qui a pu séduire les partisans de l’oeuvre. Année bissextile est une proposition de cinéma assez radicale, un huis-clos (ou presque) composé exclusivement et strictement de plans fixes. Pas de ces plans fixes un peu artificiels et vains dont certains réalisateurs abusent pour se forger une “griffe” et accéder à une reconnaissance internationale, non…
Ici, tout a un sens : La caméra n’est pas en mouvement car Laura n’avance plus. Elle est enfermée dans une vie médiocre, tout juste rythmée par les coups de téléphone de son frère – le midi – et de sa mère – le soir.
Elle est murée dans sa solitude, avec bien peu d’espoir de s’en extirper, d’autant qu’elle s’enferre dans le mensonge en persuadant ses proches que tout va bien pour elle et qu’elle est parfaitement épanouie.
Et enfin, elle ne quitte presque jamais son minuscule appartement puisqu’elle y travaille aussi – elle est journaliste/pigiste pour une revue professionnelle – ce qui renforce l’impression d’emprisonnement et d’étouffement.
Le rythme du film lui-même est assez lent, jouant sur l’étirement des scènes et leur répétition. Ceci permet déjà de susciter un certain ennui, qui correspond à celui éprouvé par l’héroïne. Une méthode un peu rude, d’accord, mais qui fonctionne plutôt bien et permet de forcer l’identification au personnage.
Cela permet aussi, dans la seconde partie du film, de renforcer la tension lors des visites nocturnes d’Arturo et de l’expression de ses penchants sadiques. Ces séquences, où l’accent est mis sur l’instauration d’un rapport de force dominant/dominée, sont ainsi particulièrement mises en évidence et font migrer l’oeuvre d’un “simple” portrait de femme vers une allégorie de la condition féminine au Mexique.
N’oublions pas que ce pays fait partie de ceux qui respectent le moins les droits des femmes (2), avec un nombre considérable de cas de viols, violences conjugales et agressions à l’encontre de la gent féminine, et aussi un nombre record de meurtres à Ciudad Juarez (3). Et même quand elles ne sont pas battues, les femmes sont souvent considérées comme “inférieures” et prises de haut par leurs collègues ou leurs parents masculins.
A cette discrimination sexuelle peut aussi ajouter une discrimination raciale : les indigènes, aujourd’hui minoritaires, mais encore très présents dans certains états comme Oaxaca justement, font l’objet d’un certain ostracisme de la part de la population hispanique, héritage d’un passé colonial où les conquistadors considéraient les indigènes comme des “sous-hommes”. Bien sûr, cette situation s’accompagne d’inégalités sociales, les postes intéressants et le pouvoir étant l’apanage des élites “blanches” du pays. Et évidemment, pour les femmes d’origine indigène, c’est encore plus compliqué… Aïe aïe aïe, Pépito… (4).
Année bissextile est donc, en filigrane, le récit d’une aliénation. Physique (Laura se soumet à Arturo), sociale (elle sert de bouc-émissaire à ses patrons et est traitée comme un objet par ses amants de passage) et mentale (elle sombre peu à peu dans la dépression, voire la folie).
Ce dernier point est intéressant, car il ouvre une autre piste d’analyse. On peut très bien voir le film comme un fantasme complet, la projection sur l’écran d’un univers mental troublé. Peut-être Laura imagine-t-elle sa relation avec Arturo, tout comme elle s’imagine probablement ce meilleur ami homo dont elle parle régulièrement à son frère, mais qu’on ne voit jamais, pas plus qu’on ne voit d’autres personnes dans l’entourage de la jeune femme. Arturo peut-être perçu comme la part sombre de sa psyché, son côté violent, destructeur – autodestructeur. Il apparaît au moment où Laura se met à penser très sérieusement au suicide, jouant de plus en plus avec ce rasoir hérité de son père… Et disparaît à un moment crucial…
Evidemment, ce n’est qu’une simple hypothèse. Le film peut parfaitement être lu au premier degré, en considérant Arturo comme bien réel. Dans tous les cas, la relation masochiste de Laura avec lui est cathartique et libératrice. C’est paradoxalement au moment qu’elle accepte son statut de victime et qu’elle en joue que Laura prend le contrôle de sa relation avec Arturo. L’homme est désarçonné de voir son “objet”, sa “chose” prendre les devants et réclamer des châtiments de plus en plus rudes. Et finit par lâcher prise. En acceptant son statut de “dominée”, Laura devient “dominatrice” et reprend les rênes de sa propre existence…
Le film, bien que décrivant une relation assez extrême, est plus moral qu’on ne le pensait de prime abord.
Année bissextile, porté par ces choix de mise en scène judicieux, est donc une oeuvre indéniablement intéressante. Néanmoins, il est clair que le style très particulier de Michael Rowe, volontairement lent et anti-spectaculaire, ne plaira pas à tout le monde. Et d’autres options de mise en scène s’avèrent un peu plus hasardeuses.
Il y a notamment le choix de rajouter à la solitude de Laura un trauma familial qui explique son spleen et ses pulsions suicidaires. Etait-ce bien nécessaire ? En montrant la solitude de cette provinciale perdue dans la mégapole, Rowe avait suffisamment de matière pour tisser son récit. Là, cette ramification narrative superflue plombe le film, en surlignant inutilement certains traits de la personnalité de l’héroïne.
Mais d’autres maladresses nuisent à l’équilibre de l’oeuvre. Certaines scènes flirtent avec le ridicule et provoquent involontairement (?) le rire, comme la scène de masturbation de Laura épiant ses voisins ou la première scène de strangulation, assez niaise. Le jeu de Monica Del Carmen y est pour beaucoup. Certes, l’actrice mexicaine est plutôt convaincante et attachante dans la plupart des scènes du film, mais elle se laisse aussi aller, parfois, à un surjeu des plus agaçants, qui prend le risque de faire fuir le public.
Ce sont probablement tous ces défauts, toutes ces lourdeurs, qui ont suscité le rejet d’une partie des festivaliers cannois. Avec un sujet aussi scabreux, cela ne pardonne pas. Et encore ! Lle film de Michael Rowe a le mérite de ne jamais sombrer totalement dans l’outrance, ni dans la vulgarité. On est heureusement bien loin, dans le même registre, de Fantasmes (Lies), du coréen Jang Sun-Woo, et de ses scènes érotiques interminables et profondément ridicules, allant crescendo dans la scatologie…
Ce cru 2010 de la Caméra d’or a donc fortement divisé le public lors de ses premières présentations. Assez logiquement, il nous laisse une impression mitigée. D’un côté, il en ressort un sentiment de maîtrise de la mise en scène, de finesse dans la construction. De l’autre, il paraît ridicule et un peu lourd par ses symboles appuyés et le jeu outrancier des acteurs. A voir par curiosité, mais il y avait des premiers films d’un tout autre calibre à cannes cette année (Sandcastle ou The sound of noise, par exemple) et il y a mieux à voir cette semaine (pour rappel : L’illusionniste)…
(1) : La Caméra d’or récompense le meilleur premier long-métrage de fiction ou documentaire, toutes sections confondues.
(2) : Plus d’infos sur le site d’Amnesty international
(3) : Voir les nombreux documentaires et films consacrés au sujet, dont Les oubliées de Juarez ou Backyard, prix du jury à Beaune cette année…
(4) : Et en plus, ce peuple de brutes a brisé le rêve de grandeur footballistique de notre vingtaine de chèvres surpayées et sous-motivées et de leur roquet d’entraîneur, réduit à l’état de carpette tel le Caruso d’Un air de famille.
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Año bisiesto
Réalisateur : Michael Rowe
Avec : Monica Del Carmen, Gustavo Sanchez Parra, Armando Hernandez, Marco Zapata
Origine : Mexique
Genre : Et tu tapes,tapes, c’est ta façon d’aimer…
Durée : 1h34
Date de sortie France : 16/06/2010
Note pour ce film : ●●●○○○
contrepoint critique chez : Tadah ! Blog
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