Joachim Zand a longtemps été un producteur de télévision à succès, adulé et craint à la fois. Mais, à force de mégalomanie et d’égocentricité, il a fini par se fâcher avec toute la profession, y compris son propre frère, également producteur…
Une petite traversée du désert aux Etats-Unis, où il s’est rendu après avoir tout plaqué – travail, femme, maîtresse et enfants – et le voilà qui revient au pays, plus conquérant que jamais.
Au pays de l’Oncle Sam, il a découvert une troupe de filles assez incroyables, le Cabaret “New Burlesque”, qui a mis au point un show composé uniquement de numéros de striptease. Pas des effeuillages vulgaires, non… Des performances artistiques intelligentes et subtiles, qui flattent l’oeil et stimule l’esprit, qui émoustillent Monsieur et décomplexent Madame…
Joachim compte faire d’elles des stars en France, et les emmène donc pour une tournée hexagonale qui commence au Havre et est censée se terminer à Paris, la ville-lumière…
Seul problème : le propriétaire de la salle parisienne où la troupe devait se produire les lâche et Joachim est contraint d’abandonner les filles pour retourner dans cette ville qu’il exècre, pour démarcher ses anciens meilleurs ennemis, qui ne semblent pas lui avoir pardonné ses frasques passées…
Sur place, il se retrouve confronté à sa vie passé, via de vieilles connaissances, est obligé de faire le point sur sa vie présente, et même de faire des choix pour sa vie future… Car si la route vers la reconquête de la gloire est semée d’embûches, compliquée, pénible, un autre chemin s’offre à lui, plus accessible, plus chaleureux : celui de l’amour et de la complicité…
Au milieu de films austères ou aux thématiques peu réjouissantes – deuil, maladie, solitude, crimes et délits – Tournée a fait l’effet d’une véritable bouffée d’oxygène lors du dernier festival de Cannes. Un petit vent de fraîcheur et d’optimisme.
Les festivaliers ont été sensibles à l’errance du personnage principal, tête à claques et attachant, et au(x) charme(s) de ces filles débordant d’énergie.
Le jury de Tim Burton aussi, puisqu’il a choisi de faire figurer le film à son palmarès…
Mathieu Amalric a été plutôt étonné – comme nous d’ailleurs – de recevoir le prix de la mise en scène, alors que d’autres oeuvres de la sélections étaient plus fort cinématographiquement parlant. Il avait probablement misé sur un prix d’interprétation féminine collective… C’est pourquoi il a demandé, lors de la remise du prix, à ses actrices de le rejoindre sur scène, affirmant que “la mise en scène, c’est elles, c’est l’équipe du film”…
Il n’a pas tort. Le film leur doit beaucoup, rythmé par leurs numéros inventifs, gentiment subversifs et porteurs d’un message féministe appréciable, par leurs débordements hors scène, dans le hall des hôtels miteux ou le wagon d’un vieux train corail…
Qu’elles sont attachantes ces femmes aux formes généreuses, aux rires tonitruants, aux coeurs grands comme ça et aux noms étranges : Mimi Le Meaux, Dirty Martini, Kitten on the keys, Evie Lovelle !
On est littéralement plongés dans les coulisses de leur spectacle, assistant à leurs répétitions, leurs relations à la fois orageuses et pleines de tendresse avec Joachim, ce manager un peu fanfaron, ou avec le régisseur, François. On partage leur complicité, leur intimité, même (1)…
Ce pourrait presque être un documentaire, car la troupe du Cabaret New Burlesque existe vraiment – ou du moins a existé (2). A l’origine, ce sont des artistes qui exercent leur art en solo aux Etats-Unis, et qui ont décidé de s’unir pour créer un show à l’attention du public européen… Mathieu Amalric est tombé sur elles alors qu’il cherchait son héroïne pour l’adaptation de récits autobiographiques de Colette (3), à l’époque où l’écrivain menait une carrière d’artiste de music-hall. Il est évidemment tombé en admiration devant ces femmes hautes en couleurs et son projet a évolué… Il a un moment caressé l’idée de faire un documentaire sur elles, avant de revenir à une fiction, mais axée sur le réel. La démarche créative est intéressante : Amalric a tenu à ce que ses actrices effectuent réellement la tournée du film, qu’elles dorment dans les mêmes hôtels que les personnages, après avoir effectué leur spectacle, afin de préserver ce cette énergie brute, cette fraîcheur de jeu, cette authenticité…
Cela fonctionne à tel point que l’on regrette parfois de ne pas en voir plus. De n’assister qu’à des bribes de numéros, que la caméra ne s’attarde pas plus sur certains des personnages…
Mais la partie fictionnelle était sans doute impérative à l’équilibre du récit et à sa tonalité générale. Elle induit des perturbations permettant au récit de prendre des virages inattendus et de montrer d’autres aspects de la vie d’artiste.
Par exemple, la solitude qui s’abat sur les artistes lorsque le rideau est retombé sur la scène. Tournée confronte celle de Mimi Le Meaux, la stripteaseuse en mal d’amour, à celle de Joachim, charmeur et beau parleur dont l’assurance dissimule de plus en plus mal le malaise profond…
Semblant presque chétif au milieu de ces femmes opulentes, Mathieu Amalric incarne lui-même cet homme au bord de la rupture. Il en fait un de ces loosers magnifiques qui hantaient les films américains indépendants des années 1970, paumés mais touchants. Un type pas forcément très sympathique, un peu filou, un peu escroc, un peu tyran, un peu menteur, doté d’un sale caractère et capable d’accès de colère impressionnants… Le genre de gars que l’on aime détester. D’ailleurs, il a presque tout le monde à dos : “ses” filles qui lui reprochent son ingérence dans leurs numéros, ses fils dont il ne s’occupe que par intermittence, ses ex-conquêtes, qui lui reprochent sa lâcheté, son frère, qui a souffert de son caractère hautain et nourrit à son égard un mélange d’admiration et de haine, ses anciens collègues ou contacts professionnels qu’il a jadis malmenés…
Mais il est aussi attachant de par son panache à l’ancienne, son côté excentrique et imprévisible et par cette folle énergie qui l’anime.
Il est un peu funambule, ce Joachim Zand. Il sufirait de peu pour qu’il craque complètement, qu’il abandonne la partie, mais il suffit également d’un rien pour qu’il reprenne courage et continue de se battre et d’avancer, comme une rencontre nocturne dans une station-service avec une belle caissière (Aurélia Petit, qui n’a besoin que d’une seule scène pour livrer une prestation mémorable. Petit aparté : pourquoi cette actrice magnifique ne trouve-t-elle pas plus de premiers rôles ?)
Zand est aussi remarquable par son anticonformisme et sa volonté farouche de combattre la norme, et les stéréotypes qui définissent la réussite sociale, professionnelle, personnelle d’un individu. Il est peut-être un peu filou, mais il a une certaine éthique. Il est contre la réussite individuelle fondée sur la médiocrité, le formatage des goûts du public, le pouvoir possédé par certains gros pontes de la télévision ou du théâtre… En se battant contre ces types-là, il fait de la résistance contre la connerie ambiante…
Le film entier est gagné par cet anticonformisme.
La norme ? Quelle horreur ! La perfection ? Quel vilain mot !
Dans Tournée, on boit, on fume, on s’engueule et on se gifle pour mieux se réconcilier après. Les femmes ont des rondeurs et les exhibent. Et celles qui sont plus dans les canons de beauté conventionnels, comme Evie Lovelle, sont trop timides pour tout dévoiler à un public. Les numéros des filles se font politiques pour mieux fustiger les dérives du conservatisme et de la bien-pensance…
Tout est fait pour bousculer gentiment l’ordre établi…
La fin du film elle-même s’éloigne des sentiers battus. Alors que l’on s’attendait à un happy-end voyant le héros rentrer dans le rang en épousant sa belle stripteaseuse, Amalric préfère faire l’école buissonnière et opte pour un dénouement étrange, quasi-onirique, dans une sorte d’hôtel-fantôme déserté depuis longtemps mais où le temps semble comme suspendu… Et tant pis si cela donne l’impression qu’il n’a pas trop su comment boucler son récit…
Il est comme il est, ce film. Imparfait, mais attachant… Et attachant parce qu’imparfait, justement… A l’instar du voyage effectué par la troupe, qui longe les côtes française et passe par de petites salles de province, évite la complexité des villes, les néons sur lesquels on peut se brûler les ailes, les routes balisées, Tournée reste constamment à la périphérie des choses, à bonne distance des problèmes, des êtres, des sentiments. Ce qui ne l’empêche nullement de nous toucher en plein coeur, grâce à la profonde sincérité des actrices et metteur en scène…
Voilà le type d’oeuvre qui convient pour marquer le début de l’été cinématographique, légère et profonde, portée par un petit vent de liberté fort rafraîchissant…
(1) : Au sens strict quand la caméra suit Mimi jusque dans les toilettes, pour une partie de jambes en l’air avec un type de passage. Un coït trop vite mené au goût de la stripteaseuse, qui recadre dare-dare (dard-dard?) le précoce éjaculateur et l’oblige à exécuter un cunnilingus d’anthologie, commenté par des gamins écoutant à la porte : “Mais… il y a des animaux la-dedans !?!”…
(2) : Aujourd’hui, chacune des performeuses a repris ses numéros solos, aux Etats-Unis ou en Europe…
(3) : “L’envers du music-hall” de Colette – éd. Flammarion
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Tournée
Tournée
Réalisateur : Mathieu Amalric
Avec : Mathieu Amalric, Miranda Colclasure, Suzanne Ramsey, Linda Marraccini, Julie Ann Muz, Aurélia Petit
Origine : France
Genre : coulisses du spectacle
Durée : 1h51
Date de sortie France : 30/06/2010
Note pour ce film : ●●●●●○
contrepoint critique chez : Le Figaro
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