Nous sommes à la fin des années 1950.
Un vieil illusionniste est au crépuscule de sa carrière. Il continue de se produire seul en scène, avec ses tours de magie traditionnels – tours de cartes, blanches colombes et lapin hargneux sortant du chapeau – mais il se rend compte que l’âge d’or du music-hall est révolu et que ses collègues acrobates, jongleurs, ventriloques et lui sont une espèce d’artiste en voie d’extinction… Les spectateurs délaissent en effet l’ambiance feutrée des cabarets pour celle, surchauffée, des salles de concert rock, cette musique venue d’outre-Atlantique qui attire une jeunesse en mal de sensations fortes…
Les propositions de contrats se faisant de plus en plus rares, il est contraint de quitter les grandes salles parisiennes et de partir tenter sa chance à Londres.
Mais la situation est évidemment la même au Royaume-Uni, où ses numéros éculés ne font plus le poids face aux gesticulation des vedettes du rock’n roll…
Il se résigne alors à effectuer une tournée loin de l’agitation des grandes villes, dans des petits théâtres ou des bars.
C’est ainsi qu’il se retrouve dans un petit pub écossais. Il y rencontre Alice, une jeune femme de chambre innocente et naïve, persuadée qu’il a réellement des pouvoirs magiques… Quand il quitte le village, elle décide de partir avec lui.
Ils nouent de curieux rapports, entre une simili vie de couple et une sorte de relation affectueuse père-fille. Elle s’occupe du foyer, lui redonne confiance en lui en croyant dur comme fer à ses dons de magicien. Il se démène pour gagner de quoi la gâter…
Mais tout a une fin…
Cette belle histoire, drôle, poétique et bouleversante, a bien failli ne jamais être portée à l’écran. Il s’agit en effet d’un scénario (1) que Jacques Tati a ébauché à la fin des années 1950, mis de côté suite à l’élaboration Playtime, et finalement définitivement abandonné par le cinéaste, qui se jugeait trop vieux pour le rôle…
Le texte dormait tranquillement dans un tiroir, soigneusement conservé par Sophie Tatischeff, la fille du cinéaste, puis par Jérôme Deschamps et Macha Makeieff, qui administrent le patrimoine culturel du cinéaste (2).
Lorsque Sylvain Chomet a demandé à Sophie Tatischeff le droit d’utiliser un extrait de Jour de fête pour glisser un hommage à Jacques Tati dans Les triplettes de Belleville, elle lui a donné son accord et lui a proposé de lire ce scénario inachevé. Elle n’imaginait pas un acteur prendre le rôle écrit par et pour son père, et estimait, à juste titre, qu’un film d’animation serait probablement la meilleure façon de porter à l’écran ce texte…
Emballé, Chomet s’est attelé à l’adaptation du scénario juste après la sortie des Triplettes. Il est resté assez fidèle à la trame originale, la transposant juste de Tchécoslovaquie en Ecosse, et en ajoutant quelques personnages secondaires…
Evidemment, il a donné à son personnage principal le nom, les traits et la démarche si caractéristique de Monsieur Hulot – jambes interminables, posture raide un peu penchée vers l’avant, gestes gauches…
Il ne pouvait en être autrement… Le film est en effet entièrement construit “à la manière de” Jacques Tati.
Comme dans les oeuvres du cinéaste, le film ne contient pas de dialogues mais des onomatopées, des grommellements étouffés, des mots épars – au passage, saluons l’énorme travail des ingénieurs du son sur ce film qui ont créé une bande-son très riche sans jamais être envahissante, ce qui permet à la fois de créer une ambiance particulière et de focaliser l’attention du spectateur sur l’image.
Car évidemment, beaucoup de choses passent par l’image, comme chez Tati. Les gags, évidemment, très visuels et axés sur les récurrences, la répétition… Les émotions aussi, grâce à la poésie qui s’en dégage…
Toutes les scènes faisant intervenir l’illusionniste et sa jeune protégée sont filmées à hauteur d’homme. Par choix et par défi, les gros plans ont été proscrits, afin de prouver que l’on peut créer l’émotion de façon différente, sans passer par des artifices de montage. Une méthode qu’employait en son temps le génial réalisateur de Jour de fête…
Au niveau des thématiques, c’est également du pur Tati. On y retrouve la description d’un univers particulier, celui des saltimbanques, des vedettes de music-hall, des magiciens, acrobates, ventriloques et autres mimes… Un peu comme dans Parade, qui s’intéressait au monde du cirque.
Le film joue aussi sur la confrontation de deux époques, le thème majeur de Mon Oncle ou Playtime, dans lesquels Monsieur Hulot découvrait les joies et les contraintes du progrès…
Oui, l’ombre de Tati plane sur L’illusionniste, à la fois de par son scénario, qui porte indéniablement sa griffe, et par l’hommage révérencieux que lui rend Sylvain Chomet. On voit d’ailleurs apparaître le grand Jacques en chair et en os, le temps d’une scène où le héros se réfugie dans un cinéma diffusant… My uncle, la version anglaise de Mon Oncle (3)…
Pour autant, il ne s’agit pas d’un film de Tati. Certains ne manqueront d’ailleurs pas de faire remarquer que le long-métrage de Sylvain Chomet ne possède pas le rythme des oeuvres de son glorieux aîné et que de nombreux gags perdent de ce fait en efficacité.
Sans doute… Mais cela n’est pas vraiment préjudiciable.
Déjà parce que Chomet compense cela par une certaine ampleur dans sa mise en scène, nous offrant quelques moments de pure grâce cinématographique, comme l’arrivée de l’illusionniste sur la petite île écossaise ou le survol des villes de Londres et d’Edimburg avec une caméra virevoltante. D’une manière générale, tout le film est une splendeur visuelle qui invite à la contemplation, à la flânerie,à la rêverie…
Ensuite parce, même si de nombreux passages sont très amusants, il ne s’agit pas vraiment d’une comédie… L’illusionniste est une oeuvre crépusculaire, profondément imprégnée de mélancolie. Un film dont on sort plus la gorge nouée que le coeur léger…
Y est évoqué le désarroi de l’artiste face aux mutations du monde, face à son propre vieillissement qui le pousse inexorablement à sortir de scène pour faire place aux jeunes générations, la profonde solitude – voire la dépression – qui le gagne lorsqu’il arrête ses représentations…
Le propos est inhabituel pour un scénario de Tati, ou pour un film d’animation, mais il est assez universel pour toucher n’importe quel spectateur adulte. Tout le monde est un jour confronté à l’angoisse de vieillir, à la peur de la solitude, de l’oubli, de la disparition… Difficile, dans ces conditions, de ne pas être ému face au parcours de cet illusionniste gentiment poussé vers la sortie…
A cette profonde amertume “existentielle”, qui enveloppe le film comme la brume enrobe les lochs d’Ecosse, s’ajoute aussi un certain sentiment de nostalgie, vis-à-vis d’une certaine époque où on prenait le temps de vivre, vis-à-vis d’une certaine façon d’exercer son art…
Le film ne se contente pas de rendre hommage à Tati, mais évoque plusieurs générations d’artistes et de saltimbanques, des rois du slapstick (4) aux maîtres de la comédie italienne des années 1960, entre poésie et néoréalisme… Il rend aussi hommage aux chansonniers des cabarets de l’époque, à travers la chanson finale, dans laquelle se mêlent les voix de Brassens, Brel, Gainsbourg ou Barbara (5)…
Cet attachement au passé n’est pas nouveau chez Sylvain Chomet, qui, dans Les triplettes de Belleville, mettait déjà en vedette un trio de grand-mères chanteuses de jazz dans les années folles et était truffé de clins d’oeil à Django Reinhardt, Joséphine Baker, Fred Astaire, etc…
On n’est pas ici dans la copie conforme, mais dans l’utilisation à bon escient d’un héritage culturel, d’une inspiration forte. On y retrouve l’idée d’un passage de témoin entre un cinéaste majeur et un artiste qui a grandi avec ses films. Et qui continue de défendre une certaine conception du cinéma, celle de Méliès, de Chaplin, de Buster Keaton. Celle de la simplicité dans une cinématographie moderne où de trop nombreux films reposent sur des effets spéciaux délirants et de l’action bourrine. Celle de l’animation traditionnelle en 2D, à une époque où tout et n’importe quoi (et surtout n’importe quoi…) est en 3D…
Sylvain Chomet a su s’approprier le style de Jacques Tati, y greffer ses propres thèmes, son propre univers graphique, sa patte personnelle…
Ce faisant, il a aussi su rester fidèle à l’idée initiale du scénario : constituer une véritable déclaration d’amour d’un père pour sa fille, à travers cette relation quasi-filiale entre le magicien et sa protégée écossaise. On comprend mieux pourquoi la regrettée Sophie Tatischeff (6) ait tout fait pour que ce film finisse par voir le jour.
Bien lui en a pris de confier ce script à Sylvain Chomet. L’illusionniste est tout simplement l’un des plus beaux films de cette année 2010…
“Les magiciens n’existent pas”, écrit, en guise de révérence, l’illusionniste désormais retraité. Peut-être…
Mais les poètes, eux, ont bel et bien existé, et existent encore, à l’image de Sylvain Chomet, cinéaste d’une élégance et d’un raffinement rares.
Son film n’est pas l’illusion d’un grand film. Il en est un, un vrai…
(1) : le scénario est connu sous le nom de code “Jacques Tati n°4”
(2) : via leur compagnie “Les films de Mon oncle”
(3) : Apprenant que son film était sélectionné aux Oscars, Tati avait retourné quelques scènes pour l’adapter au public anglo-saxon. Le résultat est sensiblement différent du film original. Cette version est restée inédite en France jusqu’en 2005…
(4) : Le slapstick correspond aux premiers burlesques muets, les films de Chaplin, Keaton, Lloyd, Fatty & co…
(5) : Ce sont les imitateurs Didier Gustin et Jil Aigrot qui prêtent leurs voix à ces illustres chanteurs…
(6) : Elle est décédée en 2001.
[P.S. : Désolé pour le retard de publication de cette critique, qui du coup est un peu tardive. Initialement prévue “à quatre mains”, elle est finalement signée sous ma seule plume, mon collègue PaKa n’ayant pas eu l’occasion de voir le film…]
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L’illusionniste
L’illusionniste
Réalisateur : Sylvain Chomet
Avec les voix de: Jean-Claude Donda, Edith Rankin
Origine : France, Royaume-Uni
Genre : petit bijou d’animation, hommage à Tati et jour de fête cinématographique…
Durée : 1h20
Date de sortie France : 16/06/2010
Note pour ce film : ●●●●●●
contrepoint critique chez : Libération
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