“Un poison violent” de Katell Quillévéré

Anna, quatorze ans, se prépare à faire sa Confirmation. Une étape importante dans la vie de cette jeune fille très pieuse, ayant été élevée selon les préceptes moraux de la religion catholique, et ce, malgré l’opposition d’un père et d’un grand-père résolument athées.
Elle quitte l’internat pour passer les vacances d’été dans la maison familiale, dans un village du Finistère. Mais dès son arrivée, son univers vacille et sa foi avec…
Son père a quitté le domicile familial pour partir s’installer avec une autre femme, dans une autre ville, mettant un terme à des mois de violentes disputes conjugales.
Sa mère accuse le coup, entame une crise mystico-dépressive et cherche du réconfort auprès du prêtre voisin.
Quant à son grand-père paternel, malade, il vit probablement ses dernières heures…
Séparation, dépression, imminence de la mort… Voilà qui est déjà déstabilisant pour une jeune fille…
Mais cela n’est rien par rapport au trouble qu’elle va ressentir au cours de cet été, quand elle sera confrontée pour la première fois à l’émoi amoureux et au désir charnel, à cause d’un ami d’enfance qui se met soudain à la regarder différemment… Un trouble qui agit comme un poison violent (1), au point de remettre sa foi en question…

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Un poison violent est un beau récit initiatique, une histoire d’apprentissage des choses de la vie, de découverte de soi-même et des autres, d’émancipation…
C’est une évocation assez fine du malaise adolescent, au moment du passage délicat du cocon protecteur de l’enfance aux réalités parfois arides de l’âge adulte.
Anna est encore une petite fille, par certains côtés. On sent qu’elle a encore besoin de l’affection parentale pour l’aider à surmonter ses peurs, et notamment celle de toutes ces choses inconnues qui se profilent à l’horizon, tels de gros nuages noirs…
Le monde tel quel l’a toujours connu est en train de changer de façon irréversible. Elle découvre que rien n’est éternel, ni la vie, ni l’amour qui unissait ses parents, et prend conscience qu’elle est elle-même en train de se métamorphoser. Son corps prend des formes de plus en plus féminines, ses hormones se mettent à la titiller sérieusement. Et le regard que les autres portent sur elle est aussi en train de changer : sa mère la regarde avec nostalgie, sentant que sa petite fille est en train de se détacher d’elle, mais aussi une pointe de jalousie, car l’adolescente a, contrairement à elle, a tout l’avenir devant elle… Son ami d’enfance, Pierre, n’a plus vraiment envie de jouer aux mêmes jeux qu’avant et semble plutôt partant pour l’embrasser ou tâter ses seins naissants. Même son grand-père, au crépuscule de sa vie, s’autorise à la regarder de façon lubrique et à lui demander une faveur à la limite de l’indécence…

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Sa foi catholique pourrait l’aider, lui servir de repère. Voilà au moins quelque chose d’assez immuable, obéissant à des dogmes séculaires, des codes moraux gravés dans le marbre… Mais c’est justement là que le bât blesse…
Le discours rétrograde de l’Eglise Catholique concernant le désir et la sexualité, sans doute encore plus strict dans des zones géographiques telles que la Bretagne, traditionnellement très pieuses, ajoute au trouble du personnage en s’opposant aux émotions ressenties physiquement par Anna.
Et quand, au moment de la cérémonie de sa confirmation, l’évêque, aussi glacial et austère que les lieux, se lance dans la lecture de la lettre de Saint-Paul aux Galates, insistant sur la damnation qui attend celles et ceux qui succombent aux plaisirs égoïstes de la chair, le choc est rude… Et sans doute salutaire…

On ne saura pas si Anna s’est évanouie, à ce moment précis, à cause de ce choc violent entre ce qu’elle éprouve et ce que l’on attend d’elle, ou si elle a feint ce malaise pour échapper à la cérémonie… Peu importe. Le résultat est le même.
Elle n’a plus envie de faire cette Confirmation. Jusqu’à ce jour, elle a suivi cette éducation religieuse sans se poser de questions, parce que c’était le souhait de sa mère, très dévote. Là, elle découvre qu’elle a le droit de faire ses propres choix, en rejetant par exemple cet ordre moral très strict en contradiction avec ses envies, ses désirs. En refusant le poids de cette culpabilité que l’on voudrait lui faire porter, juste parce qu’elle aime, qu’elle désire, qu’elle vit, tout simplement…

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On voit les effets dévastateurs de ce dogme trop rigide, intenable, sur le personnage de Jeanne, la mère d’Anna, ou du Père François, le prêtre du village.
Oh, à première vue, ils appuieraient plutôt les propos de l’évêque sur les tourments liés aux désirs et à l’amour, qui agissent bel et bien comme un poison.
Elle pleure d’avoir aimé un homme qui ne l’aimait pas, pas assez en tout cas, pour respecter la promesse faite devant Dieu de la chérir toute sa vie. Il voit son voeu de célibat mis à l’épreuve  par le désir qu’il sent naître pour Jeanne, si vulnérable, si belle… Et tous deux cherchent le réconfort dans la religion, seule apte à les aider…
Mais en réalité, ce sont des personnages en grande souffrance, prisonniers de leurs croyances et de leurs dogmes moraux. Jeanne se persuade que ses malheurs sont liés à son manque d’assiduité à l’église au cours de toutes ses années de mariage. Elle culpabilise et se mortifie, s’enfonçant encore un peu plus dans la dépression. En réaction, elle cherche de plus en plus la compagnie du prêtre, qu’elle considère comme un ami. Et lui tente de la tenir à distance, effrayé par les sentiments qu’il éprouve pour elle. Il se retrouve tiraillé entre son devoir d’ecclésiastique et ses faiblesses d’homme…
Ils pourraient probablement être heureux ensemble. Qui sait… Mais c’est impossible. Les hautes autorités de l’Eglise Catholique, ultra-conservatrices, ne risquent pas d’accorder de sitôt aux prêtres le droit de se marier… Et Jeanne est de toute façon trop pieuse pour envisager une pareille chose…
La mise en scène, subtile, traduit l’aliénation des personnages par des cadrages serrés, les filme dans des décors étouffants – la maison de famille, sombre et étroite, oppressante, le confessionnal dont la grille de séparation – beau symbole d’enfermement – est amplifiée par l’ombre portée… Par opposition, Anna est souvent filmée en extérieur ou dans une lumière crue, bien plus chaleureuse…

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Mais le film n’est pas frontalement anticlérical.
Ce n’est pas parce qu’Anna refuse d’adhérer à un système de valeurs contraignant et plus vraiment en phase avec les réalités de la société moderne (mais l’a-t-il jamais été ?) qu’elle ne croit plus en Dieu ou en Jésus-Christ. Sa foi est probablement encore intacte, tout comme son respect des principales vertus enseignées par les religions, quelles qu’elles soient…
Un poison violent remet juste en cause l’application trop rigide des codes moraux catholiques, qui d’abord instaurés pour faciliter la vie en société, deviennent au contraire source de tourments et détournent progressivement les individus de la religion. En réaction, il prône l’ouverture d’esprit, la tolérance vis-à-vis des choix de chacun et le respect des différences…

La plus belle scène du film, qui représente parfaitement les intentions de la cinéaste, est sans doute celle des funérailles du grand-père, quand Anna, respectant les dernières volontés du défunt, se met à lire un poème coquin à l’église, devant une assemblée qui l’écoute euh… religieusement.
Poésie et paillardise,  religion et érotisme mêlés dans un même instant solennel, il fallait oser… La scène aurait pu être vulgaire, mais s’avère finalement d’une grâce infinie, poignante… Pour Anna, la lecture de ce poème constitue à la fois un acte d’honneur, de respect, d’amour et de rébellion iconoclaste.  Ce faisant, elle s’émancipe enfin et trouve une forme d’apaisement, qui se communique à son entourage, notamment ses parents, réunis côte-à-côte – et pacifiquement ! – le temps de la cérémonie…

Cette séquence souffle en même temps le chaud et le froid, mixe des éléments opposés. Un peu à l’image d’une l’oeuvre constamment sur le fil, que l’on s’attend à voir basculer à tout moment dans une austérité étouffante, ou au contraire dans la provocation grivoise. Mais qui, au final, trouve son équilibre tranquillement, discrètement…

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Trop pour certains, qui déploreront probablement le côté minimaliste de l’oeuvre, son refus de prendre parti de manière frontale, ainsi que l’absence de thématiques plus tranchées.  Privés de repères, ils se sentiront un peu troublés. Mais justement, quoi de mieux que ce trouble pour permettre au spectateur d’éprouver ce que ressent la jeune héroïne plongée malgré elle dans un maelström d’émotions contradictoires ?

Que l’on ne se fie pas à son apparente simplicité : Un poison violent est une oeuvre riche et dense, qui aborde des thèmes complexes avec beaucoup de finesse, brille par sa mise en scène intelligente, ses choix musicaux de bon goût (quelques belles ballades folk, comme “Greensleeves”  et une reprise du “Creep” de Radiohead par la chorale Scala (2))  et sa direction d’acteurs quasi-parfaite.

Un mot d’ailleurs, sur les comédiens : Lio est épatante dans ce rôle à contre-emploi de mère de famille bigote dépassée par les événements, tout comme Stefano Cassetti, convaincant dans le rôle du prêtre soumis à la tentation. Michel Galabru prouve qu’il peut encore nous étonner en incarnant avec malice ce grand-père priapique. Enfin, la jeune Clara Augarde illumine l’écran de sa simple présence, nous touche par la profondeur de ses regards, nous séduit par ce mélange de force et de fébrilité qu’elle parvient à conférer à son personnage. Si d’autres réalisateurs parviennent à lui offrir d’aussi beaux rôles, elle pourra envisager une longue et belle carrière…

Oui, Un poison violent est une oeuvre maîtrisée dans tous les domaines, et on est surpris de constater qu’il ne s’agit que d’un premier long-métrage. Celui d’une cinéaste de trente ans, Katell Quillévéré, qui s’impose d’emblée parmi les cinéastes à suivre.
Très applaudi lors de sa présentation à La Quinzaine des Réalisateurs, en mai dernier, le film a par la suite obtenu le prestigieux Prix Jean Vigo (3).
Inutile de préciser que, de notre point de vue, c’est amplement mérité…
(1) : C’est le titre du film, référence à une chanson de Gainsbourg “Un poison violent, c’est ça l’amour”, qui traite bien évidemment de la complexité du sentiment amoureux…
(2) : La chanson “Creep” a souvent été citée comme l’une des plus représentatives du tourment amoureux et/ou du malaise adolescent. Rien d’étonnant à ce qu’elle soit employée ici au générique final. Elle peut symboliser l’acceptation par Anna de sa nature imparfaite, profondément humaine et donc encline au désir.
(3) : Prix créé en 1951, accordé à un réalisateur français pour l’indépendance de son esprit et la qualité de sa réalisation. Il est souvent attribué à un jeune cinéaste.

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Un poison violent Un poison violent
Un poison violent

Réalisatrice : Katell Quillévéré
Avec : Clara Augarde, Lio, Michel Galabru, Stefano Cassetti, Thierry Neuvic, Youen Leboulanger-Gourvil
Origine : France
Genre : subtile évocation de l’adolescence
Durée : 1h32
Date de sortie France : 04/08/2010

Note pour ce film :
contrepoints critique chez :  Rob Gordon, Nicolinux
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