“Simon Werner a disparu” de Fabrice Gobert

Comment définir l’adolescence ?
Comme une disparition. Celle de l’enfance. Celle de l’innocence et l’insouciance qui y sont liées…
Comme une angoisse, un suspense insoutenable pour celui qui traverse cette période. Comment devenir adulte ? Comment assurer son avenir ? Comment réussir à séduire l’autre ? Comment s’intégrer dans un groupe ? Les questions ne cessent de se bousculer dans les crânes des jeunes gens à la croisée des chemins et il n’est pas aisé d’y trouver les réponses…
Comme une période de fantasmes. Les adolescents s’éveillent au désir sexuel et expérimentent leurs premiers troubles érotiques, et le cortège de rêveries qui va avec. Et ils commencent à imaginer leur vie d’adulte…

Simon Werner a disparu - 2

On retrouve un peu toutes ces composantes dans le premier long-métrage de Fabrice Gobert, Simon Werner a disparu. où il est question d’adolescents disparus, de perte de l’innocence, d’angoisses et de fantasmes…
Le jeune cinéaste signe un film assez curieux, dont la construction narrative et la forme s’inspirent beaucoup des stéréotypes du cinéma de genre hollywoodien, mais dont le fond, plus subtil qu’il n’y paraît, s’inscrit dans la grande tradition de l’étude psychologique made in France.

Le récit commence comme un polar : Alors qu’ils prennent un peu l’air après une soirée trop arrosée, des adolescents découvrent un cadavre enfoui dans les broussailles, dans la forêt toute proche. Qui est-ce? Peut-être Simon Werner, ce lycéen dont personne n’avait de nouvelles depuis quinze jours. Ou quelqu’un d’autre?

Le film donnera la réponse à cette question, en assemblant peu à peu les pièces du puzzle, au cours de quatre parties distinctes reconstituant chacune les quinze jours précédant la macabre découverte, selon quatre points de vue différents.
On y apprend que Simon Werner a disparu – d’où le titre – sans que personne ne sache s’il s’agit d’une fugue, d’un enlèvement ou d’un accident. Et que d’autres adolescents ont aussi disparu mystérieusement les jours d’après…
Les élèves, inquiets, enquêtent, chacun à leur façon, tout en se débattant avec leurs propres petits problèmes… Chaque chapitre apporte son lot de révélations et de nouvelles intrigues, comme dans tout bon thriller qui se respecte…

Mais autant vous prévenir tout de suite, considérer ce film comme un simple polar est probablement la meilleure façon d’être déçu et de passer à côté du véritable sujet du film.
Il est vrai que la communication faite autour du film (bande-annonce, extraits de presse sur l’affiche,…), très maladroite, laisse présager un thriller horrifique au suspense haletant. Il n’en est rien, et la résolution de l’intrigue paraîtra bien fade au regard de toute cette atmosphère mystérieuse mise en place pendant plus d’une heure…

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Si Fabrice Gobert tire bien parti de son intrigue à tiroirs pour créer une certaine tension, ce n’est qu’un artifice permettant de maintenir le spectateur captif d’un bout à l’autre, et lui permettre d’accéder, avec un minimum d’efforts, au second niveau de lecture, qui contient le véritable sujet du film, qui est donc, comme le laissait entendre notre introduction, l’adolescence et le passage brutal à l’âge adulte.

Le cinéaste parvient déjà à donner une représentation assez juste de la psyché adolescente et du paradoxe d’un âge où l’individu aspire à s’intégrer à la société, ou à un microcosme similaire (lycée, classe ou groupe d’amis), tente de se fondre dans la masse pour être comme les autres, et cherche dans le même temps à affirmer sa singularité, son “moi”, sa propre identité.
La construction en quatre chapitres distincts mais complémentaires n’est pas juste l’opportunité de ménager quelques rebondissements finalement assez prévisibles. Elle permet aussi et surtout  de retranscrire cette complexité et ce paradoxe.
Initialement, les personnages sont stéréotypés comme des héros de “teen-movies” (1) hollywoodiens (le sportif, le beau ténébreux, la bombe du lycée, la bonne copine, etc…). Ils cherchent à appartenir à une catégorie donnée, respectant tant bien que mal les clichés liés à ces catégories, ainsi que l’image que les autres ont d’eux.
Mais, au fil des minutes et de la multiplication des points de vue, on découvre des personnalités bien plus riches que prévu. Ces jeunes gens acquièrent à nos yeux plus d’épaisseur, plus de densité psychologique…

On comprend que le rôle qu’ils se sont assignés – ou qu’on les a contraint à endosser – les aide à préserver leur univers intime, leur jardin secret, la nature profonde de leur personnalité souvent en décalage avec l’image qu’ils véhiculent.
Tous veulent faire partie d’un groupe, mais tous ont leurs petits secrets les uns pour les autres…
Les garçons fanfaronnent en public, mais font tout pour cacher les détails de leur vie amoureuse, par peur du jugement des autres…
Par exemple, Jérémie, le “sportif”, cache à ses copains qu’il connaît déjà Alice, la fille sexy qui fait fantasmer tous les garçons du lycée. Et deux de ses camarades prennent bien garde à ne pas dévoiler leur homosexualité.
Côté filles, même chose : Alice a du mal à se confier à Clara, pourtant sa meilleure amie, sur les doutes qui la tiraillent en matière de sentiments. Et cette dernière aussi de vilaines cachotteries… Laetitia, la rebelle punk, se révèle bien plus sociable et sensible que prévu.

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Oui, les apparences sont trompeuses, et le film entier s’emploie à le démontrer.
Déjà, avec son scénario, qui permet de multiplier les soupçons, les fausses pistes, de jouer sur les rumeurs et les ragots. Ensuite, en proposant quatre points de vue différents, qui donnent des versions sensiblement différentes de mêmes séquences.
Des mots de dialogues sont modifiés, changeant le sens des phrases prononcées. Un regard peut être interprété de façon totalement différente par les uns ou les autres, etc…

Chacun de ces adolescent interprète le monde qui l’entoure à sa façon, se “fait son propre film”. Chaque cheminement est unique, à l’image de celui des quatre “héros”, mais il conduit à un même dénouement : l’entrée de plain pied – brutale – dans le monde des adultes.  Au final, tous traversent le même genre d’épreuve, qui les conduit à trouver l’équilibre entre l’affirmation du “moi” et la nécessité de s’intégrer à la société, de jongler entre l’être et le paraître, de se forger leurs propres opinions, à trouver leurs propres amis, triant les personnes qui comptent vraiment, et au bout du compte à trouver leur propre voie dans ce monde.

Le film est donc une très fine parabole du passage de l’adolescence à l’âge adulte. Le pseudo-thriller sert à créer une tension, une angoisse, un malaise, qui correspondent  aux questionnements vertigineux de ces jeunes face à cet univers inconnu s’ouvrant à eux. La disparition de Simon Werner est symbolique de celle de l’enfance, de l’innocence. Et le lieu dans lequel se perdent les adolescents – une forêt – possède une forte charge psychanalytique (2).
Confrontés à leurs premières pulsions érotiques et aussi, souvent, à la mort de proches (3), les jeunes gens se sentent un peu perdus. Dans ces conditions, “l’adulte” (le professeur de physique, l’entraîneur de foot) est assimilé au Mal, au vice, à la corruption…

Le polar mollasson un brin décevant abrite en fait une oeuvre subtile, parfaitement maîtrisée, dont chaque détail a été soigné.
Le seul reproche que l’on pourrait adresser au jeune cinéaste serait d’en faire un peu trop, de laisser apparaître de manière trop ostensible les “coutures” de son ouvrage.
Par exemple, cette idée de proposer pour chacun des chapitres un environnement technique et esthétique différent : dans le premier, l’ambiance est plutôt diurne, joue sur le mouvement permanent; dans le second, l’ambiance est “crépusculaire”, l’image est plus veloutée, éthérée, et colle au plus près du visage d’Alice ; dans le troisième, l’ambiance est à dominante nocturne, le cadre se fait plus large, et en même temps, plus intime ; la dernière partie, enfin, donne la clé du mystère en suivant de très près le protagoniste central, vu de dos…
La construction paraît alors un peu trop visible, ce qui n’était peut-être pas indispensable. Cela dit, ne faisons pas la fine bouche devant ces partis pris ambitieux, surtout quand la chef-op’ n’est autre qu’Agnès Godard, l’une des plus talentueuses à son poste en Europe.

Pour la bande-originale du film, même exigence de qualité, puisque le cinéaste, non-content de reprendre quelques chansons emblématiques des années 1990 (4), a réussi à convaincre le groupe Sonic Youth, connu pour sa façon de jouer sur les influences musicales, les distorsions de sons et de transformer le chaos en mélodie.

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Last but not least, le film peut compter sur ses jeunes comédiens, plutôt justes et convaincants dans l’ensemble : Côté garçons, Jules Pelissier s’avère un poil plus présent que dans Bus Palladium ; Arthur Mazet se sort bien du rôle le plus délicat, celui de Rabier, le souffre-douleur du groupe ; Laurent Delbecque, vu chez des Pallières et Bonello, est un Simon Werner charismatique…
Côté filles, Fabrice Gobert nous offre trois belles révélations : Selma El Mouissi (Laetitia, la punkette), Audrey Bastien (Clara, la meilleure copine d’Alice) et Ana Girardot (Alice)…  Cette dernière promet d’embrasser une carrière au moins aussi belle que celle de ses parents, Hippolyte Girardot et Isabel Otero…

Il faut vraiment aborder Simon Werner a disparu sous l’angle d’une chronique adolescente fortement symbolique pour en apprécier les subtilités. En restant dans l’optique d’un thriller, mensongèrement promis par la publicité, la déception risque fortement d’être au rendez-vous.
Et ce serait dommage, tant le jeune cinéaste, Fabrice Gobert, affiche de belles ambitions cinématographiques. Avec sa mise en scène ample et ses idées audacieuses, il s’inscrit dès on premier film parmi les jeunes auteurs à suivre, et on attend donc de pied ferme (d’oeil ferme ?) son prochain film…

(1) : “teen movie” : comédie adolescente, un genre à part entière outre-Atlantique
(2) : Dans les contes de fées, la traversée de la forêt et des dangers qui y rôdent est le symbole de l’acquisition de la maturité. Donc un symbole de l’adolescence.  Par ailleurs, c’est le symbole psychanalytique de l’inconscient. La traversée de la forêt revient à la découverte de soi…
(3) : Même si on ne saura vraiment ce qui est annoncé à Rabier au cours de la troisième partie, il est vraisemblable qu’il s’agit de l’annonc d’un décès dans la famille : sa mère (supposé déjà morte d’après les ragots des lycéens), ou peut-être sa grand-mère. En tout cas, une personne lui ayant offert le pull -assez moche il est vrai- qu’il s’obstine à porter malgré les moqueries de ses camarades.
(4) : le film, inspiré des souvenirs d’adolescence du cinéaste, se déroule en 1992 …

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Simon Werner a disparu Simon Werner a disparu
Simon Werner a disparu

Réalisateur : Fabrice Gobert
Avec : Jules Pelissier, Ana Girardot, Arthur Mazet, Laurent Delbecque, Audrey Bastien, Selma El Mouissi
Origine : France
Genre : faux thriller, vraie chronique adolescente
Durée : 1h33
Date de sortie France : 22/09/2010
Note pour ce film :
contrepoint critique chez :  Cinema is not dead
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