Chalut les humains,
Oui, c’est à vous que je cause, grands primates qui vous estimez supérieurs à nous autres “simples” bêtes, persuadés d’être plus évolués et de vous distinguer du reste du règne animal par votre “humanité”.
Parlons-en, justement, de votre humanité…
Hé Robert, amène-moi un dictionnaire :
Humanité
nom féminin (latin humanitas, -atis, de humanus, humain)
1) Ensemble des caractères par lesquels un être vivant appartient à l’espèce humaine, ou se distingue des autres espèces animales.
2) Ensemble des êtres humains, considéré parfois comme un être collectif ou une entité morale.
3) Disposition à la compréhension, à la compassion envers ses semblables, qui porte à aider ceux qui en ont besoin.
Bon, passons sur les deux premières définitions qui sont assez évidentes. Oui, le terme désigne ces grands mammifères dotés de “pouces préhenseurs et de télencéphale hautement développé”, comme l’expliquait Jorge Furtado dans son excellent court L’île aux fleurs. Et il désigne aussi l’ensemble des être humains.
Mais ce qui m’intéresse moi, c’est la troisième définition. Parce qu’elle est effectivement assez essentielle.
Ce qui vous distinguerait du reste des animaux, c’est donc votre aptitude à éprouver de la compassion et à être solidaires des autres êtres humains. Vous montrez votre intelligence en vous entraidant et en vous aimant plutôt que de vous comporter comme des prédateurs. Mouais… Et donc, les agressions physiques et verbales, les guerres, les génocides, tout ça, ça rentre dans ce cadre-là?
Bon d’accord, admettons qu’il y a quelques boulets qui ne respectent pas les règles du jeu. Il est vrai que ceux-là sont souvent condamnés pour “crimes contre l’humanité”, ce n’est pas pour rien.
En tout cas, ça montre que vous êtes attachés à cette question d’humanité. Même dans vos entreprise, c’est quelque chose d’important. Du moins, c’est ce que l’on suppose, à voir la tête que font certains cadres, vexés de se voir appelés vulgairement “chefs du personnel”, alors qu’ils sont “responsables des Ressources Humaines”. Ca a quand même plus de classe, non?
Mais là, laissez-moi rire. Parce que la plupart du temps, vos entreprises ne se préoccupent pas beaucoup de l’humain. Leur crédo, c’est plutôt le profit, la rentabilité, la rationalisation. Les employés ne sont que des pions sacrifiés pour quelques dollars de plus. Ou des euros, ou des yens,etc…
Virer des pères ou des mères de famille, c’est faire preuve d’humanité? Et licencier des couples qui bossent dans la même boîte, c’est charitable? Lourder un quinquagénaire parce qu’on ne le juge plus assez compétitif, c’est aider la personne?
Et que dire quand un plan social, qui n’a de “social” que le nom, met à la rue des centaines de personnes pour faire plaisir à quelques actionnaires confit dans leur graisse et leur petit-confort de petit-bourgeois?
On pourrait aussi citer les délocalisations d’usines, qui permettent de faire travailler pour une bouchée de pain les habitants des pays du tiers-monde, avec une rentabilité accrue. Ou les techniques employées pour pousser à la démission des personnes devenues encombrantes pour la société, et dont le licenciement s’avérerait trop coûteux – harcèlement moral, mise au placard, humiliations permanentes…
Vous voulez un exemple? Alors allez donc voir le nouveau film de Jean-Marc Moutout, De bon matin.
Le cinéaste dresse le portrait de Paul Wertret (Jean-Pierre Darroussin, parfait en petit soldat broyé par le système), un quinquagénaire qui travaille comme chargé d’affaires dans une grande banque française. L’homme est un des plus anciens employés de l’entreprise. Il a gravi les échelons petit à petit, passant par plusieurs agences de la banque, dans différentes régions de France, avant de s’occuper des collectivités locales au sein de la filiale rhodanienne. Il était très proche du directeur de l’agence, qui pensait en faire son bras droit. Seulement voilà, le siège en a décidé autrement…
La crise des subprimes et le crash boursier de 2009 sont passés par là. Les banques ont pris de gros risques sur les marchés financiers et ont perdu énormément d’argent, semant au passage la panique au sein de l’économie mondiale et mettant sur la paille de nombreuses personnes (et ça, c’est de l’humanité?). Du coup, face aux pertes records enregistrées et à la méfiance des clients, la banque a besoin d’une direction de “crise”. Elle confie à Alain Fisher (Xavier Beauvois, veule à souhait) la réorganisation de l’agence, pour gagner en rentabilité et en compétitivité.
Très vite, les tensions apparaissent entre Wertret et Fisher. Le premier n’accepte pas de voir un jeune coq remettre en question des années de travail et ne supporte pas les critiques quant à son volume de contrat, qui marque la pas par rapport aux autres employés. Le second sait bien que Paul visait son poste – donc qu’il est potentiellement frustré – et qu’il est très écouté des autres employés de l’agence – donc potentiellement dangereux en cas de fronde contre le plan de sauvetage de la banque. Le mieux serait qu’il parte, et vite. Mais le licencier coûterait cher à l’entreprise, d’autant que d’autres cadre dirigeants, dont l’ancien responsable de Paul, ont été virés et sont susceptibles de toucher un joli pactole aux prudhommes. Alors, il va devoir trouver un moyen de le pousser à la démission.
Premier acte, il lui glisse dans les pattes Fabrice, un jeune assistant (Yannick Régnier, impeccable en premier de la classe, option faux-cul), qui devra l’accompagner sur le terrain. Evidemment, le garçon est l’âme damnée de Fisher et est là pour noter toutes les fautes éventuelles commises par Paul. La Gestapo en costard-cravate…
Deuxième acte, le duo machiavélique retire à Paul ses principaux clients. Ainsi, le chiffre réalisé par le chargé d’affaires va diminuer et justifiera une sanction ou une mutation. Un grand classique… Au passage commence aussi le harcèlement moral. Fisher ne rate pas une occasion pour humilier Paul, le rabaisser devant les autres. Comme par hasard, on ne le prévient pas des changements de programmes, des annulations de réunions, afin qu’il perde le plus de temps possible…
Troisième acte, Fisher adopte la stratégie du “diviser pour mieux régner”. Il demande à Paul un rapport sur les secteurs en difficulté dans l’entreprise, puis interprète à sa sauce le document et, s’en sert pour licencier une commerciale un peu trop revendicative. Evidemment, la jeune femme prend assez mal la chose et en veut au malheureux Paul, qui perd au passage la confiance de ses autres collègues.
Finalement, Paul étant bien décider à ne pas abandonner le navire, ils décident de le mettre au placard. Puisqu’il a signé la mobilité interne, il restera dans l’agence, au même salaire (c’est la loi) mais à un poste administratif très peu passionnant. Là encore, c’est un grand classique du harcèlement moral. On pousse l’employé à la dépression pour le faire craquer et démissionner.
Pour Paul, il s’agit de l’humiliation ultime. Lui qui a patiemment grimpé les échelons se retrouve soudain déclassé du jour au lendemain, lâché par sa hiérarchie et ses collègues les plus proches, trop trouillards pour réagir.
Ce n’est pas le fait de redescendre la pente qui le chagrine, non. C’est d’avoir mis en péril sa vie de couple, sa vie de famille, d’avoir renoncé à ses rêves de jeunesse pour arriver à ce poste, et de voir que tous ces sacrifices ont été vains, balayés d’un geste méprisant par deux salopards en col-blanc.
Paul a vu le fossé se creuser entre sa femme Françoise (Valérie Dréville) et lui. Son fils est presque devenu un étranger. Et il a mis un terme à une amitié d’enfance ultra-importante pour privilégier sa carrière dans un milieu qu’au fond de lui, il détestait.
Alors un beau jour, de bon matin, Paul pète les plombs. Je ne dévoile rien : c’est la première scène du film.
Il se prépare comme chaque matin, se rase de frais, s’habille avec élégance et se rend au travail comme si de rien n’était.
Il rentre dans les locaux, sort un revolver calibre 9 mm et abat de sang-froid Fisher et Fabrice, avant de s’enfermer dans son bureau pour repenser à ce qui l’a conduit à cette extrémité. C’est le film…
Beau gâchis, non? Plusieurs vies brisées, celle du tueur, des victimes, et de leurs proches. Des employés traumatisés à vie. Et tout ça pour quoi? Pour quelques centaines d’euros économisés. Pour que les actionnaires de la banque puissent encore toucher des dividendes. Pour que la banque puisse se relancer et recommencer à engranger les bénéfices au détriment de l’économie mondiale. Ca c’est de l’intelligence humaine! Bravo!
Quoi?!? C’est facile de choquer avec une histoire pareille, trop grosse pour être honnête? Ah, pardon, mais il s’agit d’un fait divers réel, qui a eu lieu en 2004 : un banquier sans histoires a exécuté ses deux supérieurs hiérarchiques qui le harcelaient.
Et justement, c’est assez réaliste, je trouve. Pour un homme, le travail, c’est quelque chose d’important, et pas seulement parce que c’est ce qui lui permet de se payer un toit et de quoi manger. C’est ce qui fait qu’il se sent utile à la société. Cela quelque chose qui crée un lien avec les autres. C’est ce qui donne le sentiment d’exister.
Alors je comprends très bien que quelqu’un à qui on retire subitement tout cela perde la raison. En mettant à l’écart un homme de son travail, on le rejette hors de la société, hors du groupe d’êtres humains qui la composent.
C’est pour ces raisons que Paul revient à des instincts primitifs et se retourne contre ses agresseurs. Oui, ses agresseurs. Car ce sont quand même Fabrice et Fisher qui ont commencé les hostilités, et ceux qui, les premiers, ont perdu leur humanité. Bien que chez eux, la violence ne s’exprime pas physiquement, on leur collerait volontiers l’étiquette animalière de “requins”, “loups”, “chacals”, “charognards”, “vautours”…
Plus vraiment des hommes…
Ce film fait froid dans le dos parce qu’il est évident qu’il ne s’agit pas que d’un fait divers isolé. Il y a eu d’autres drames du même acabit, en France et dans d’autres pays industrialisés. OK, le nombre de crimes est dérisoire par rapport au nombre d’employés, mais cela n’empêche pas le harcèlement moral et les techniques de domination psychologiques d’être répandues dans le monde du travail. Combien d’entre vous ont déjà rêvé de casser la figure à un supérieur hiérarchique infect? Combien ont déjà plié sous le poids d’une charge de travail trop lourde?
Pour d’autres exemples de comportements humainement discutables dans le monde du travail, on vous renvoie à d’autres films : Ressources humaines de Laurent Cantet, De gré ou de force de Fabrice Cazeneuve, J’aime travailler de Francesca Commencini, Harcèlements de Bernard Cazdepats ou les autres films de Jean-Marc Moutout, dont Violence des échanges en milieu tempéré. Travail, ton univers impitoyable…
Ah, d’ailleurs, à ceux qui disent que Jean-Marc Moutout fait toujours le même film, je rétorque que c’est nécessaire puisque les chefaillons du personnel (et toc!) font eux aussi toujours la même chose en virant des gens au mépris de toute compassion humaine.
Bon, faut que je vous laisse, je suis encore tout retourné d’avoir vu cet exemple de comportement “humain” sur un lieu de travail et je crois qu’une bonne sieste s’impose.
Pas de ronrons, non…
Là, ça m’a coupé l’envie de ronronner.
Scaramouche
________________________________________________________________________________
De bon matin
Réalisateur : Jean-Marc Moutout
Avec : Jean-Pierre Darroussin, Xavier Beauvois, Yannick Régnier, Valérie Dréville, Laurent Delbecque
Origine : France
Genre : (se) tuer au travail
Durée : 1h31
Date de sortie France : 05/10/2011
Note pour ce film : ●●●●○○
contrepoint critique chez : L’Humanité ________________________________________________________________________________