“L’Exercice de l’Etat” de Pierre Schoeller “Les Marches du pouvoir” de George Clooney

Par Boustoune

C’était prévisible.
Avec les élections présidentielles de 2012 qui approchent à grand pas, en France et aux Etats-Unis, les films qui traitent de politique vont débarquer dans nos salles obscures.

En fait, ça a commencé en mai dernier, avec La Conquête, film très attendu lors du festival de Cannes, que l’on nous avait présenté comme un pamphlet féroce sur le président en exercice et sur le pouvoir en général, mais qui s’est avéré n’être qu’un grand numéro d’imitations et de cabotinages avec vue sur les César.
Une bombe annoncé qui s’est transformée en pétard mouillé. Qui a fait pschittt, comme aurait dit Jaques Chirac…
Dans le même temps, le festival présentait, dans la moins médiatique section “Un Certain Regard”, L’Exercice de l’état, un autre film montrant les coulisses de la vie politique française, autrement plus subtil et plus fort que le long-métrage boursouflé de Xavier Durringer.

On y suit quelques jours mouvementés de l’existence de Bertrand Saint-Jean (Olivier gourmet), un homme politique occupant le poste de Ministre des transports. Un poste moins glorieux que Ministre de l’économie, des Affaires étrangères ou de l’intérieur, mais qui peut lui servir de tremplin vers d’autres fonctions plus importantes, à condition de savoir gérer les crises et de soigner son image.

C’est ce qu’il fait au début du film, quand il se rend, en pleine nuit, sur le lieu d’un tragique accident de car ayant fait plusieurs victimes, essentiellement des enfants. Saint-Jean veut montrer qu’il est proche du peuple et de sa souffrance, qu’il est présent et qu’il agit dans l’intérêt général.

Pour parfaire son image de ministre d’action, il accepte de répondre aux questions des journalistes sur ce drame. Mais très vite, les questions s’orientent vers un autre sujet, qui touche à l’avenir des chemins de fer publics : la privatisation des gares, que la rumeur annonce comme imminente.
Un peu pris au dépourvu, le ministre affirme qu’il est hors de question de privatiser les gares, que cela serait contraire à sa conception de l’état et du service public.
Le hic, c’est que cette position est contraire à ce qui a été décidé en haut lieu. Le ministre des finances veut vendre les gares à des intérêts privés pour renflouer les caisses de la nation… Saint-Jean se retrouve contraint de prendre une décision cruciale pour la suite de sa carrière : être fidèle à ses convictions et à la promesse publique de ne pas être le ministre de la privatisation de la SNCF – et donc démissionner avec fracas – ou bien ravaler son orgueil, passer pour une girouette face aux français et mener à bien une réforme totalement impopulaire – et donc  gagner en influence au sein du gouvernement, avec l’assurance d’un portefeuille ministériel plus prestigieux au prochain remaniement…

Pour nous raconter cette plongée dans les arcanes du pouvoir, Pierre Schoeller a opté pour la forme d’un thriller. Pas au sens strict, bien sûr… Ici, pas d’intrigue criminelle, mais des intrigues en coulisses, entre alliances et concessions. Pas de fusillades, mais des phrases assassines pour “flinguer” un rival encombrant. Pas de courses-poursuites haletantes mais une tension constante du début à la fin du métrage…
Et le parcours de ce ministre, homme ambitieux prêt à tout pour réussir, y compris à se compromettre, à renier sa parole, ou à se débarrasser fort peu élégamment des concurrents issus de sa propre famille politique, a tout du cheminement d’un héros de roman noir.
Saint-Jean est un personnage complexe et ambigu, constamment tiraillé entre ses convictions, ses rêves de société plus juste, plus au service du peuple et les pressions exercées sur lui par ses conseillers, ses rivaux, et les dirigeants au-dessus de lui, comme il est écartelé entre une vie de famille impossible à gérer et un emploi du temps surchargé.
Au fond, c’est un idéaliste un brin naïf qui se retrouve brutalement obligé de se muer en véritable animal politique, féroce, carnassier, sans scrupules…

L’avantage de l’homme politique sur le héros de roman noir, c’est qu’il n’est pas seul dans la tourmente.
Aux côtés de Saint-Jean, on trouve des hommes et des femmes de l’ombre : un directeur de cabinet qui sert de véritable tête pensante, mais qui reste cantonné à un rôle de faire-valoir (Michel Blanc), une conseillère en communication efficace (Zabou Breitman),… Des pions qui seront les premiers sacrifiés en cas de problème. De simples fusibles…

C’est à l’un de ces conseillers discrets mais indispensables que s’intéresse George Clooney dans son nouveau long-métrage, Les Marches du pouvoir qui, hasard des calendriers de sorties débarque le même jour sur nos écrans.
Ryan Gosling incarne Stephen Meyers, l’un des conseillers de campagne du gouverneur Morris (George Clooney) qui brigue l’investiture démocrate pour les élections présidentielles.
Il a fort à faire pour faire triompher son poulain. Les primaires sont en effet beaucoup plus serrées que prévu.

Morris est le candidat idéal. Il est charismatique, son discours clair passe bien auprès de l’opinion. Il est le chouchou incontesté des média. Mais cela ne suffit pas…
Son concurrent le chatouille sur ses valeurs patriotiques et religieuses et lui pique des voix dans la frange la plus conservatrice des électeurs démocrates. Les Républicains, conscients que Morris écrasera leur propre candidat aux présidentielles, font tout pour empêcher son investiture : puisque les primaires sont ouvertes à tous les électeurs, ils envoient leurs membres voter pour son rival Démocrate, plus tendre et plus susceptible d’être défait par leur champion aux présidentielles…
Et puis, bien sûr, la politique est un jeu d’alliances et de compromis, de petits arrangements et de promesses. Pour être désigné candidat, Morris a besoin du soutien de certains membres influents du parti, qui cherchent à monnayer leur parrainage contre, par exemple, un poste de secrétaire d’état… Or le gouverneur entend rester fidèles à ses convictions et se refuse pour le moment à s’acoquiner avec des politiciens dont il ne partage pas les idées, même au sein de son propre camp…

Meyers est sur la même longueur d’onde. Bien que rompu aux joutes politiques et à la gestion de campagnes électorales, le jeune homme possède encore un minimum de foi en la politique. Il est persuadé que Morris est l’homme de la situation, celui qui saura apporter une nouvelle dynamique au pays, qui rétablira justice sociale et prospérité économique. Un idéalisme qui va être sérieusement mis à mal à mesure qu’avance une campagne pleine de coups tordus, de manipulations et de révélations…

Comme Pierre Schoeller, George Clooney a choisi de mener son récit comme un thriller haletant. Comme lui, il fait de son personnage principal un “candide” qui est contraint de prendre des décisions contraires à son éthique, à ses convictions profondes pour réussir à s’imposer – et à imposer ce qui reste de ses idéaux – dans un milieu de requins.
Ou de crocodiles, comme dans la séquence onirique qui ouvre L’Exercice de l’état… En tout cas, de prédateur dangereux. Et dans les deux cas, le portrait dressé du monde politique est édifiant.
Rien de nouveau, diront certains, convaincus que tous les politiciens sont pourris et corrompus… Et ils n’auront pas tout à fait tort, d’autant que les politiciens de tous bords démontrent mieux que leurs homologues de fiction, chaque jour, leur aptitude à retourner leur veste et à renier leurs promesses.

Mais ce qu’il y a de bien avec le film de Schoeller et celui de Clooney, c’est que les personnages, justement, échappent aux stéréotypes habituels de politiciens véreux dont usent et abusent les thrillers bas de gamme.
Derrière les sourires que les hommes politiques adressent aux caméras des télévisions ou de la foule venue assister aux meetings, derrière l’assurance apparente des jeunes loups qui leurs servent de conseillers, il y a des hommes, avec leurs qualités et leurs défauts, leurs vertus et leurs vices. Ils sont moins parfaits qu’ils ne voudraient le faire croire et donc, plus touchants.

Finalement, ce sont tous de chics types : si Saint-Jean et Morris ont eu envie d’exercer ce métier d’homme politique, c’est qu’ils étaient sincèrement persuadés de pouvoir changer le monde et de servir le peuple, Meyers est un idéaliste qui, au départ, s’engage aux côtés de Morris parce qu’il croit à son action politique, tout comme les autres conseillers du candidat Démocrate ou ceux du ministre. Ce qui les fait basculer du “côté obscur”, c’est le système politique en lui-même.

Ils appartiennent déjà à une autre sphère, comme le montrent les échanges qu’ils peuvent avoir avec les gens “ordinaires”.

Dans le cas de Saint-Jean, le quidam en question se prénomme Martin (Sylvain Deblé) chauffeur stagiaire d’une cinquantaine d’années, issu d’un milieu populaire et voyant là l’occasion de se réinsérer après un parcours professionnel cahoteux, lot de milliers de travailleurs modestes. L’homme est tout le contraire de Saint-Jean : taiseux quand l’autre est bavard, humble quand l’autre est fanfaron, fidèle en amour et en amitié quand l’autre est volage et versatile, de classe modeste quand l’autre appartient à une certaine bourgeoisie… Tout les oppose, mais ils ne sont finalement pas si différents l’un de l’autre. Ils se respectent d’ailleurs mutuellement. Simplement, Saint-Jean évolue dans un autre univers, pétri de certitudes et sourd aux préoccupations primaires de ses administrés.

Pour Meyers, le contrepoint “ordinaire” correspond à Molly (Evan Rachel Wood), une jeune femme qui participe à la campagne électorale du gouverneur, mais en bas de l’échelle, comme simple militante. Si elle n’était pas aussi séduisante et qu’elle ne lui avait pas fait les yeux doux, le conseiller ne l’aurait même pas remarqué. Pour lui, les participants à la campagne ne sont que des pions sans importance dans la partie d’échecs qu’il est en train de jouer. Molly est juste un pion un peu mieux sculpté que les autres, auquel il ne prête qu’une attention limitée, sauf pour quelques parties de jambes en l’air aux vertus apaisantes…
Meyers n’est pas beaucoup plus âgé que Molly. Il n’évolue qu’à un ou deux échelons au-dessus d’elle. Eux aussi ne sont pas si différents, idéalistes tous les deux et plein d’énergie pour faire triompher Morris. Mais une barrière invisible les sépare. Meyers évolue lui-aussi dans un autre univers, plus haut. Il est contaminé par le pouvoir…

Car c’est bien cela qui les motive : le pouvoir.
Les personnages ont goûté à une forme mineure de pouvoir et visent le pouvoir politique suprême. Ils savent très bien que les occasions d’y parvenir ne seront pas légion. Ils peuvent très bien se vautrer et retomber dans l’anonymat de l’administration d’une petite ville de province ou d’une commission inutile du parlement, ou d’un cabinet de consultants privés grassement payés mais englués dans une ennuyeuse routine. Aussi, ils doivent saisir leur chance tant qu’il est encore temps, quitte à faire sortir du circuit ceux qui leur barrent la route.
S’ils n’éliminent pas leurs rivaux, ces derniers auront peut-être moins de scrupules (à l’image du directeur de campagne adverse joué par Paul Giamatti, manipulateur à souhait…).

Mais pour parvenir à ses fins en politique, il y a forcément un prix à payer. Et celui demandé aux deux personnages est élevé, puisqu’ils doivent perdre leur innocence et vivre avec un gros poids sur leur conscience.
Cela en valait-il la peine? A voir le regard perdu de Ryan Gosling à la fin du film de George Clooney, on peut en douter…

En revanche, on n’a aucun doute sur la qualité de ces deux films qui, chacun à leur manière, décrivent avec sensibilité, justesse et humanité les rouages d’une grosse machine politique déshumanisée, justement, et qui mettent en exergue les compromissions nécessaires pour parvenir au sommet de l’état, accroissant la césure entre les élites et les attentes du peuple. Le tout sans jouer sur les clichés et le manichéisme…
…Et porté, dans les deux cas, par un casting très haut de gamme : Outre Olivier Gourmet, excellent comme souvent, L’Exercice de l’Etat peut compter sur les performances remarquables de Michel Blanc, parfait en homme de l’ombre, de Zabou Breitman, de Sylvain Deblé – belle présence à l’écran pour son premier rôle – Laurent Stocker, Eric Naggar, Didier Bezace, Jacques Boudet, Arly Jover et bien d’autres. Les Marches du pouvoir, hormis son réalisateur/acteur star amateur de café, peut compter sur Ryan Gosling, la nouvelle coqueluche de Hollywood qui triomphe actuellement dans Drive, Evan Rachel Wood, Marisa Tomei, Philip Seymour Hoffman, une fois de plus impressionnant en directeur de campagne parano, Paul Giamatti ou Jeffrey Wright…

Oui, les films politiques débarquent sur nos écrans, mais s’ils sont tous du même calibre que ces deux-là – ou du Pater d’Alain Cavalier, dans un autre registre – on ne va pas s’en plaindre, loin de là.
On vote “pour” sans aucune hésitation…

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L’Exercice de l’Etat
L’Exercice de l’Etat

Réalisateur : Pierre Schoeller
Avec : Olivier Gourmet, Michel Blanc, Sylvain Deblé,Zabou
Breitman, Laurent Stocker, Eric Naggar, Didier Bezace
Origine : France, Belgique
Genre : ballotage très favorable
Durée : 1h52
Date de sortie France : 26/10/2011
Note pour ce film : ●●●●
contrepoint critique chez : L’Humanité

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Les Marches du pouvoir
The Ides of March

Réalisateur : George Clooney
Avec : Ryan Gosling, George Clooney, Evan Rachel Wood,
Philip Seymour Hoffman, Paul Giamatti, Marisa Tomei
Origine : Etats-Unis
Genre : ballotage assez favorable
Durée : 1h35
Date de sortie France : 26/10/2011
Note pour ce film : ●●○○
contrepoint critique chez : Excessif

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