L’Ordre et la morale s’apprête à sortir en salles demain, mercredi 16 novembre.
Plus qu’un simple objet filmique – de fort belle facture – relatant les événements de la grotte d’Ouvéa (Nouvelle-Calédonie) en 1988, c’est aussi une superbe aventure humaine qui dépasse le cinéma. Une aventure qui a duré dix longues années. Le temps, pour Mathieu Kassovitz, de gagner la confiance des responsables kanaks et des populations locales qui ont perdu des proches dans le dénouement sanglant de cette prise d’otage, des familles des gendarmes assassinés, d’expliquer une démarche qui ne cherche pas à rouvrir les vieilles blessures mais au contraire de réconcilier les différentes parties,…
Autant dire que le cinéaste – également scénariste, coproducteur et acteur principal du film – s’est totalement investi dans le projet et entend défendre son oeuvre avec passion.
C’est un véritable plaisir que d’avoir eu l’occasion de le rencontrer, accompagné de quatre confrères cinéphiles du net – dont nos habituels complices Nicolas Gilli de Filmosphère et Mathieu Gayet de Idrann – et l’écouter parler de cinéma en général et de son film en particulier.
Commençons par le commencement : Pouvez-vous nous raconter la genèse du projet et, ce qui est tout aussi intéressant, tout le long processus d’élaboration du film?
L’idée de cette affaire m’est venue par mon père qui m’a donné un livre à lire qui s’appelait “Enquête Sur Ouvéa”, un livre fait par la Ligue des Droits de l’Homme. Il s’agissait d’une enquête, un minute-à-minute assez consciencieux des événements, qui a révélé les tortures, les exactions au-delà de l’assaut, et qui a révélé tous les dessous de cette affaire, dont la seule version qu’on avait était la version officielle du gouvernement au moment des faits.
J’ai lu ce document qui était quasiment un scénario pré-écrit avec toute l’action que vous voyez dans le film et le personnage principal. Tout était là, tous les éléments étaient là. Mon père m’avait donné ça en disant “Ça ferait un bon film”, et effectivement, ça ferait un bon film. Par contre, ça nous a pris dix ans pour rencontrer les gens, les kanaks, ceux qui étaient concernés par cette affaire, et de les convaincre de l’utilité de faire un tel film. Ça a été un vrai travail, qu’on a commencé en 2001 et qui s’est terminé il y a quelques mois.
Est-ce qu’il y avait aussi la volonté de retravailler avec le producteur, Christophe Rossignon?
On avait toujours eu l’envie de retravailler ensemble avec Christophe, mais j’ai lancé la production tout seul, avec ma propre boîte de prod’. J’ai fait le travail de mon côté. Et puis j’ai tellement attendu, tellement eu des “oui” qui se transformaient en “non” ensuite que quand il a fallu encore mettre la main à la poche pour retourner là-bas et retenter de convaincre les gens de m’aider à faire ce film, j’ai réalisé que j’étais arrivé au bout de mes capacités de producteur et je suis allé voir Christophe pour qu’il m’aide à finir tout ça.
Mais ça c’est fait de façon assez naturelle. C’est bien d’avoir de tels partenaires sur un projet comme ça…
Pourquoi avoir choisi la forme d’un thriller pour ce film plutôt que celle d’un film historique?
C’est l’histoire qui veut ça. Moi je n’ai rien choisi. C’est l’histoire qui est faite comme ça.
Vous dites film historique. D’autres diraient film politique ou film d’action, chacun y voit ce qu’il veut.
Mais quand vous lisez le minute à minute, vous avez le scénario du film. Le but, c’était d’être le plus près de la réalité, pas de chercher à faire un film politique, un thriller ou un film d’horreur. Juste de raconter cette histoire.
Dans ce minute-à-minute, j’imagine que vous avez dû couper des segments. Vous avez fait des adaptations de livres, pour “Les Rivières Pourpres” par exemple, est ce que c’est différent ou est-ce un peu le même travail ?
C’est un peu le même travail. Quand on adapte un bouquin, comme “Les Rivières pourpres” ou “Babylon babies”, il faut réduire cinq cent pages de livre en deux heures. C’est un travail où il faut savoir laisser une partie des choses à l’extérieur, maîtriser ta construction, savoir ce qui t’intéresse et aller le chercher… .
Là, tu rentres dans un truc encore plus pointu. Dans le cas d’un bouquin, tu ne veux pas trahir l’auteur. Là tu ne veux pas trahir la réalité et tu ne peux pas te permettre des adaptations personnelles de faits réels. Tu es au contraire obligé d’aller voir les gens qui te confirment à droite et à gauche que ce que tu vas montrer est bien la réalité. Quand tu as envie de montrer quelque chose et qu’un mec te dit “Non mais ça c’est toi qui fantasme”, même si ça ferait une scène cool, tu es obligé de l’enlever parce que ça ne correspond pas à la réalité.
Le challenge c’est d’arriver à réunir dix jours d’évènements très complexes en deux heures, de parvenir à faire passer une histoire politique très complexe en deux heures, et faire passer une histoire humaine très complexe aussi en deux heures. Et tout ça, tu y arrives seulement si toutes les phrases, toutes les scènes, tout est régi dans un ordre qui fait que le spectateur peut suivre le film comme un thriller, tout en regardant un film politique. Il ne faut pas perdre les gens dans cette complexité là. Le challenge est là : arriver à ce que les spectateurs englobent les choses les plus importantes de cette histoire et se l’approprient pour garder l’émotion qui permet de rentrer dans une histoire.
L’idée forte, c’est justement d’avoir tout axé sur le personnage de Philippe Legorjus que l’on suit du début jusqu’à la fin. Et de tout nous montrer par ses yeux. Il ne connait pas du tout la Nouvelle-Calédonie et le peuple Kanak et il découvre à la fois ce peuple-là, son combat et une vision de la politique qui est très cynique et ne correspond plus à ce que lui veut faire de son métier…
C’est ce qui était intéressant. Le personnage de Legorjus, il se retrouvait dans ce minute-à-minute et c’est pour ça que ça faisait un film. L’histoire en elle-même est impressionnante, mais des trucs comme ça, on en connait plein. Ca arrive souvent ces histoires d’injustices, surtout dans ces circonstances-là. Ce qui était intéressant, c’est qu’il y a avait au milieu de tout ça un personnage qui a tout vécu. A partir du moment où tu as quelqu’un qui a été pris en otage, puis qui va ensuite négocier avec les hommes politiques, les militaires, les kanaks, tu te dis “Il suffit de le suivre lui”.
Si je ne l’ai pas lui, comment je peux raconter cette histoire ? Dix minutes avec les kanak ? Dix minutes avec les politiciens ? Dix minutes à Paris ? Dix minutes avec les militaires ? Je n’ai pas de fil rouge. C’est ce personnage là qui permettait de faire un film. C’est lui qui rend le cinéma possible… Sinon il aurait fallu faire un documentaire.
C’est ce personnage là qui devenait symbolique et c’est là que je me suis dit : “Comme je raconte une histoire réelle, je dois rester avec lui, parce que comme j’ai Philippe Legorjus avec moi, il pourra me dire ce qui est vrai ou faux”.
Si je sors de son point de vue et que je vais raconter une autre histoire à laquelle il n’était pas présent, je n’ai plus cette garantie là. Et à partir de là, quand tu te fixes, cinématographiquement parlant, une éthique de mise en scène – suivre un personnage – tu ne peux pas t’en échapper.
Pourtant, à certains moments, j’avais des choses à raconter mais Philippe n’était pas là. Comment je fais ? Par exemple, Legorjus n’a pas vu de tortures, il n’a pas vu de mecs se faire balancer du haut des hélicoptères. Par contre c’est arrivé. Comment je peux faire? Je peux faire en sorte que lui même l’apprenne, par la bouche d’un kanak : “Non je ne peux pas monter dans un hélicoptère, on a balancé des gens !”
Il l’apprend, mais surtout le spectateur l’apprend. Mais on ne peut pas l’apprendre en dehors de cet échange. Je ne peux pas faire une scène où on voit un mec se faire balancer d’un hélicoptère si Legorjus n’est pas là. Et comme lui, il ne l’a pas vécu, je ne peux pas le mettre dans une scène ou il verrait ça. Sinon il me dirait “Mathieu, c’est un mensonge…”
C’est un exercice passionnant. Beaucoup plus intéressant que d’être libre de faire ce qu’on veut.
Un autre personnage important dans le film, c’est la Nouvelle-Calédonie. Dès les premières scènes il y a la natuyre, la culture de là-bas. Comment ça s’est passé pour intégrer ça dans le film?
Tout à fait naturellement parce que la force du peuple kanak vient de la nature dans laquelle il vit. Si vous avez un jour la chance et le plaisir d’aller à Ouvéa, vous aller voir des gens qui ont une autre culture, mais surtout qui fonctionnent complètement à l’inverse de nous. Ils n’ont pas de possessions, ils vivent au chant du coq, la communauté passe avant la personne. On est sur l’écoute, on est sur la parole, on est sur l’inverse de sur quoi on vit ici.
Quand on rencontre ces gens-là, qu’on découvre une culture différente, on remet les choses en perspective et ça aide aussi à trouver les raisons de faire un film et de me battre tous les matins pour continuer à faire le film.
J’ai quelque choe à montrer. Pas seulement l’histoire, mais aussi la culture de ces gens-là, la Nouvelle Calédonie et tout ce qu’elle représente…
Ce que dit Alphonse “quand vous serez à la fin de votre apocalypse, on sera les derniers survivants” c’est la réalité. Quand ce sera la merde chez nous, eux vivront exactement avant. Notre système va arrêter de fonctionner ce qui va arriver dans… 48 heures, et eux continueront de vivre…
Et la nature en elle-même? Cette forêt très dense, très touffue…
Elle fait partie intégrante de l’histoire. C’est à cause de sa densité que les trente gendarmes n’ont pas été retrouvés et que tu as trois-cents militaires qui ont été très très agacés par ces “sauvages” preneurs d’otages. C’est quand même une insulte énorme… Pas seulement que des “sauvages anthropophages” tuent des gendarmes mais qu’ils en prennent trente en otage dans une île grande comme cette table, et que les militaires qui pensaient leur mettre une raclée en dix minutes ne les trouvent pas. Ca accentue la nervosité, les antagonismes… La nature est effectivement très importante dans le film.
Est-ce que le sujet était encore difficile? Est-ce qu’on vous a mis des bâtons dans les roues de la part des autorités françaises? Ou est-ce qu’au contraire tout a été apaisé?
En France, on ne peut pas vous mettre des bâtons dans les roues en vous disant “vous ne faites pas le film”. Mais on ne vous aide pas à faire le film. On ne participe pas. On ne répond pas aux demandes.
Nos demandes étaient : participez avec nous, donnez-nous un peu de matériel, aidez-nous avec la logistique… Faire un film comme ça est très compliqué. Il faut retrouver des véhicules militaires des années 80, des hélicoptères, des véhicules blindés, 700 militaires sur place,… Comment on va faire ça si on n’a rien.Alors aidez-nous, prêtez-nous des gens, des hélicoptères pour trois jours, des barges pour transporter le matériel, des jeeps… Et puis surtout, montrez au peuple kanak que vous êtes prêts à faire amende honorable sur un passé sur lequel eux acceptent de faire le film parce qu’il vont montrer leurs défauts et leurs erreurs. Donc si vous êtes capables de faire un peu la même chose, on commence à travailler sur la réconciliation qui est essentielle au futur de la Nouvelle Calédonie.
Evidemment, on propose ça aux politiques et ils nous envoient chier en disant on a autre chose à faire…
Ce qui est surprenant, c’est que là, il y a un film qui va sortir dans les mêmes dates avec Magimel (Forces Spéciales). Un film qui est pro-militaires en Afghanistan. Ils ont eu l’appui de l’armée pour mettre à l’image un porte-avions nucléaire avec tous les hélicoptères, les avions, les armes. Tout était à disposition…
Dans le film, on dirait que certains appareils sont en 3D…
On a fabriqué un hélicoptère en bois qui est celui dans lequel on voit les gens monter. On l’a fait voler en 3D, puis on en a rajouté d’autres en digital. Il y a un véhicule blindé bleu entièrement fait en contreplaqué, sans moteur, qui est tiré par la jeep qui est devant. Voilà comment on arrivait à trouver des astuces.
Mais ça a été très difficile et très décevant de voir les politiciens nous mettre des bâtons dans les roues. Je dis les politiciens plus que les militaires, parce que les militaires, ils étaient tout à fait pour nous aider. Parce qu’ils savent qu’ils ont besoin de ça. Les haut-gradés étaient contre parce qu’ils ne se posent pas de questions. Les politiciens suivent l’avis des généraux qui ne veulent pas se poser de questions ou aller plus loin.
C’est une mauvaise façon d’aborder le sujet. Ils n’assument pas leurs responsabilités jusqu’au bout. Ce qui est la suite logique des raisons pour lesquelles ce genre d’événements peut arriver.
Un tel film, entre d’autres mains aurait probablement donné un “reportage”… Pour vous, que représente la mise en scène sur un film comme cela, surtout dans les morceaux de bravoure, les plans-séquence,… ?
Sur un film comme ça, j’ai un scénario complexe, j’ai une histoire assez forte. Dans ce genre de truc-là, soit tu essaies de faire le malin, tu essaies d’être dans le pseudo-réalisme avec une caméra à l’épaule qui suit le personnage tout le temps, et tu fais du Paul Greengrass, du faux-reportage – pour moi, c’est très difficile à regarder parce que je n’arrive pas à me concentrer sur quelque chose – soit tu dis : “Je fais confiance à mon sujet, je fais confiance à ce que je veux raconter, et la mise en scène je dois l’effacer au maximum. Je dois être le plus propre possible.” La mise en scène va alors prendre une place qui n’est pas imposée. Ça va donner au film assez d’assise pour que le spectateur se concentre sur ce qui se passe et pas sur “Ah tiens y a une belle image”, “Ah! Un plan de grue”. D’ailleurs, il n’y avait pas de grue. On n’avait pas trop de matériel pour faire de la mise en scène, et pas trop de temps non plus. Donc je l’ai reléguée au second plan et je me suis intéressé au sujet.
Pourtant sur certaines images, il n’y a quasiment que ça. Notamment lors de l’attaque du commissariat.
Oui mais ça fait partie des deux petits trucs… J’ai longtemps hésité. Comment faire une scène comme ça sans faire un minimum le malin ? Il faut un flashback, mais comment je le montre, le flashback ? Je le montre classiquement? Quoi qu’il se passe, c’est une astuce. Donc autant aller jusqu’au bout. Mais j’essaie de ne pas trop en faire.
C’est d’autant plus marquant qu’il y en a peu…
Oui, je savais que j’avais deux endroits, le début du film et la fin du film, plus ce truc au milieu, l’attaque du commissariat, qui font appel à des astuces de mise en scène, mais le reste est très sobre…
Il y a aussi un report de point dans l’aéroport, avec le son qui passe d’un personnage à l’autre au moment où ils descendent de l’avion. Le focus qui se fait sur les personnages du premier plan…
Ah oui sur les personnages du fond ! Enfin, ça, c’est des petits trucs de base…
J’aime bien jouer avec le son et l’image différemment. Voir quelqu’un au premier plan, entendre les gens parler au fond… Ce qui est intéressant avec une caméra, c’est qu’elle est limitée, donc tu es obligé de travailler autour de cette limitation. C’est un outil. Tu l’utilises comme tu utiliserais un scalpel ou un pinceau. Tu ne vas pas utiliser n’importe quel pinceau pour représenter une émotion particulière, faire passer une couleur ou peindre un ciel. Tu ne le peins pas avec le même pinceau que pour peindre un visage. Tu n’utilises pas les mêmes objectifs ou les mêmes mouvements de caméra pour filmer une émotion ou une autre. La mise en scène est très intéressante à cause de ces contraintes techniques.
Ce qui est intéressant, avec le cinéma, c’est que ce ne sont pas des artistes en train de faire leur travail chacun de leur côté, c’est un groupe d’ingénieurs qui fabriquent un objet. C’est cette collusion de tous ces talents qui arrive à faire un objet. Un film n’est qu’une suite d’accidents. Ça n’est jamais vraiment préparé. Tu ne peux pas. Moi je me considère comme un ingénieur qui fait partie d’une entreprise et qui fabrique un objet. C’est un travail très intéressant parce qu’il peut se faire avec les autres, il ne peut pas se faire seul.
Ce qu’il y a de bien avec vous, c’est que contrairement à beaucoup d’autres, vous n’avez pas peur de faire du cinéma. La fin, par exemple, cette dernière séquence où on a l’impression que le temps est suspendu, avec la voix-off qui boucle le film. D’habitude, on ne voit ça qu’aux Etats-Unis…
Quand j’ai tourné cette scène, le chef-op m’a regardé et m’a dit “t’es sûr? T’es sûr que tu veux regarder la caméra?”.Je lui ai répondu “Ecoute, je suis sûr que je ne veux pas tourner autre chose, parce que si je tourne autre chose, je vais peut-être l’utiliser.” Il faut avoir les couilles d’aller jusqu’au bout du truc. Et puis surtout, j’avais conçu le film avec une ouverture avec quelqu’un qui ouvre les yeux… La Haine c’est construit exactement de la même façon… Je m’en suis rendu compte au fur et à mesure et ça revenait de manière assez naturelle, alors j’ai laissé venir les choses naturellement… Après c’est un parti-pris. Tu fais un pari. Est-ce que ça marche? Est-ce que ça ne marche pas? Je regarde dans la caméra, je dis cette dernière phrase qui est un peu lourde, qui peut être ringarde comme elle peut être intéressante… Ce n’est pas cette scène-là qui est intéressante, c’est tout ce qu’il y a avant qui permet de faire cette scène-là… Si j’ai réussi mon coup avant, je peux me permettre ça et d’un autre côté, si je ne me permets pas ça à la fin, s’il n’y a pas de conclusion forte, ce que j’ai fait avant tombe un petit peu à l’eau…
Sur ce genre de film, il faut quand même expliquer un peu le pourquoi. Pourquoi on fait ce film. Pourquoi on raconte cette histoire. Sinon, ça reste une histoire de conflit humain et des conflits humains, il y en a beaucoup… Là, ce qui est intéressant, c’est le conflit politique qu’il y a derrière…
En écrivant le scénario, est-ce que vous saviez tout de suite que vous alliez interpréter Legorjus?
Non, je ne voulais pas interpréter Legorjus. J’avais prévu de le donner à un autre acteur, mais les circonstances font que j’ai été obligé de prendre le rôle pour plusieurs raisons.
La première raison est qu’il est impossible de réserver un acteur sur plusieurs années. Ensuite, j’ai besoin malgré tout d’avoir un acteur pour obtenir les financements et continuer la pré-préparation du film. Enfin, les kanaks avaient aussi besoin que je m’investisse jusqu’au bout et le fait de jouer la personne qui les a trahis leur a fait comprendre que j’assumerai jusqu’au bout et que la seule personne qu’ils pourraient aller voir en cas de problème c’est moi. Pas l’acteur, le producteur ou le monteur. J’ai tout fait tout seul… Et ça, ça a débloqué beaucoup de choses…
Dans le film il y a une référence à “Apocalypse Now” qui est assez évidente, quand Legorjus regarde les pales du ventilateur allongé sur son lit. Avez-vous revu des films qui vous ont influencé consciemment ?
Pour moi, il n’y a pas de référence à Apocalypse Now dans ce film.
Ah bon ?
Non, mais il faut comprendre que la forêt, les hélicoptères et les ventilateurs, c’est des choses qui sont communes à ce genre de cinéma et qu’il est très difficile, si tu as un ventilateur et un hélicoptère, de ne pas faire correspondre le bruit des pales avec le truc …
Tout le monde va penser à ça…
Si Apocalypse Now ne l’avait pas fait, moi je l’aurais fait sans problème, parce que c’est évident. Et le premier plan d’Apocalypse Now, avec le bruit des pales d’hélicoptère, je ne peux même pas dire que c’est une référence… C’est tellement énorme…Je n’ai pas du tout essayé de faire cette référence-là. C’est juste que j’avais écrit qu’il regardait le plafond, et que c’est plus intéressant d’avoir un ventilateur. Effectivement, après tout s’enchaîne. Mais je ne me suis pas dit “Tiens je vais faire une référence”. Au contraire, je ne vais pas faire cette référence-là, ce serait nul de la faire de manière officielleme. Non, la référence à Apocalypse Now, ce serait plus, et encore une fois ce n’est pas volontaire, dans la voix off : un personnage qui essaie de comprendre ce qu’il fait là, pourquoi il avance et est-ce qu’il va aller jusqu’au bout. Mais c’est le film qui nécessitait ça, pas l’envie d’une référence au film de Coppola.
En fait, mon problème est de me tirer le plus loin possible d’Apocalypse Now. Je ne vais pas faire la concurrence avec Apocalypse Now! J’y ai pensé, hein : Je me suis dit “Est ce qu’on peut faire exploser l’île ?” Ils m’ont dit non. Bon ben OK… Est ce que je peux avoir Marlon Brando ? Non. Bon ben OK…
Non non, tu veux te sortir de là, tu veux t’éloigner de La Ligne Rouge. Je n’ai évidemment pas revu ces films-là avant de commencer le mien. Je me serais tiré une balle ! Je n’avais pas les moyens, mon film n’avait pas l’envergure cinématographique des leurs, qui ne sont pas des histoires réelles, donc ils avaient le droit de faire ce qu’ils voulaient.
Et là, vous attendez quoi comme réactions?
Que tout le monde aime, aille voir le film cinq fois, que ça change la vie de tout le monde, que la France reconnaisse ses torts, que les problèmes des banlieues soient résolus, que la Nouvelle Calédonie devienne un pays de paix et de justice au plus tôt, devenir milliardaire, être adulé par les foules et les femmes du monde entier…
Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise !?!
Non mais par exemple, on a attaqué Siri parce que “L’Ennemi Intime” faisait soi-disant “trop américain”. Vous n’avez pas peur d’affronter les mêmes critiques?
Je ne suis pas sûr que la critique sur le film de Siri ait porté sur le fait qu’il soit trop à l’américaine. Moi ce que j’en ai vu, c’est qu’il a parlé de problèmes personnels de gens qui passent à travers la guerre d’Algérie. Ça n’est pas du tout mon cas. Moi, j’ai parlé d’un problème politique qui englobe d’autres problèmes, dont des problèmes humains. Mais sans la politique, le film n’a aucun intérêt. S’il n’y avait pas eu l’histoire de Mitterrand et Chirac derrière, je n’aurais certainement pas fait le film, parce que ça n’aurait été qu’une tragédie comme il en existe une centaine tous les ans. C’est ce contexte-là qui donnait de l’intérêt au film. Donc par rapport au film de Siri, ou a ces films-là, comme Indigènes, on en sort parce qu’on a la chance, ou l’horreur, d’avoir une histoire qui a été faite comme, qui a réuni tous ces éléments en un seul film.
Ce n’est pas moi qui l’ai créée, c’est l’Histoire…
Après, que les gens disent “C’est trop comme ci ou trop comme ça”, je ne sais pas. La question que les gens devraient se poser, c’est : “Est-ce qu’il est intéressant de parler de ce genre de sujets vingt ans plus tard ou est ce que c’est sans intérêt, et qu’aujourd’hui on est passé à autre chose ?” Est-ce qu’on voit à travers ce film autre chose que l’histoire des kanaks ? Est-ce que ça peut se refléter sur des évènements plus proches de notre quotidien ? Ça, c’est au spectateur de le dire. Moi, c’est ce que j’essaie de faire passer… Maintenant, est ce que le spectateur va prendre cette information et la traduire pour sa propre expérience, ce n’est pas à moi de le dire? C’est à vous, spectateurs.
Mais est-ce que vous pensez que cette histoire-là permet de sortir de la fenêtre de l’Algérie pour que les français réfléchissent à leur passé colonial? Passé-présent, dans le cas de la Nouvelle Calédonie…
He bien, si nos gouvernements avaient la capacité d’affronter leur passé et dire “c’est du passé. Passons à la suite!” oui ça peut faire avancer les choses. C’est un peu le but… Mais l’histoire de la colonisation, c’est un truc complexe qui me dépasse un peu et qui ne m’intéresse pas trop. La colonisation? Pourquoi pas? L’entraide entre les peuples? Pourquoi pas? Mais le faire pour de mauvaises raisons et rester pour de mauvaises raisons, ça c’est un problème.
Dans cette histoire-là, ce qui est intéressant, c’est que le peuple kanak a un problème parce qu’il n’est pas respecté, n’est pas connu, n’est pas reconnu et que son combat n’existe donc pas. C’est ça qui rend les choses dangereuses.
C’est comme les mecs de banlieue. Si on ne reconnaît pas que ce sont des êtres humains et qu’on les catalogue comme des crapules, comme des racailles, ou, pour les kanaks, de terroristes ou d’anthropophages, effectivement, tu ne peux pas aller plus loin. Le cinéma permet de rétablir un peu d’humanité chez ces gens-là et donc d’ajuster la connaissance du spectateur sur le sujet.
J’espère, qu’en Nouvelle-Calédonie, ça va aider… Parce qu’à Ouvéa, les caldoches ont peur des kanaks. Ils ont entendu des trucs horribles. Rt côté kanak, quand tu as 20 ans et que t’as un blanc qui a peur de toi parce qu’il a des préjugés sur toi, ça ne peut que continuer à t’inciter d’entretenir cette crainte-là…
C’est comme les cailleras de banlieue. C’est une mauvaise connaissance de leur culture, de qui ils sont, qui font qu’ils deviennent agressifs. J’ai fait partie de ces gens-là, je sais à quel moment je suis devenu agressif. Plus les gens me regardaient en me cataloguant, plus je me disais “vous pensez que je suis comme ça. D’accord, je vais être deux fois plus que ce que vous pensez”. Et ça ne peut amener que le pire…
Ce film, j’ai essayé de faire en sorte qu’il ne soit pas trop controverse. Pas controverse du tout, même, pour élever le débat, briser les à-priori et faire en sorte que les gens repartent sur des fondamentaux plus humains, logiques et intéressants que juste la rumeur…
Et vous comptez faire des projections spéciales en Nouvelle-Calédonie ?
On a montré le film aux responsables kanaks qui nous ont aidé a faire le film et nous ont suivi jusqu’au bout, qui sont là depuis le début, depuis dix ans, ceux qui ont accepté au fur et à mesure des discussions, ce que l’on voulait faire…
Parce qu’Il faut savoir que les gens qui jouent dans le film, les kanaks qui jouent dans le film, sont les enfants directs des protagonistes du drame. Ils jouent le rôle de leurs pères qui ont été tués sur place. Cela fait vingt ans qu’il vivent avec l’incompréhension de pourquoi leur père est mort, avec une partie des gens qui disent que leur père est un héros et l’autre qui prétend, au contraire, qu’il était un assassin. Et ils jouent quand même ces rôles…
Le gros avec le T-shirt bleu, là (Dave Djoupa), il joue le rôle de son père, Wenceslas Laveloa. Je lui ai dit “tu sais que ton père était considéré comme l’un des mecs les plus violents?” et il m’a répondu “oui, oui, pas de problème, j’assume…”
Son père a tué donc il assume de jouer le rôle jusqu’au bout. Mais son père a aussi été tué. Donc il faut qu’il nous fasse confiance. C’est très intéressant le travail avec ces gens-là. On est allés jusqu’au bout d’une démarche qui dépasse le cinéma. Voilà…
Après “L’Ordre et la morale”, c’est quoi?
Le Désordre et l’amoral. Drogue et p’tites pépées…Non, non, rien… J’ai plein de projets et l’actualité est assez chargée pour inspirer pas mal de films… Il y a quelques projets qui se détachent mais il faut prendre le temps de les monter.
Vous allez retourner aux Etats-Unis?
Peut-être…
En quoi pensez-vous que vos différentes expériences aux USA, notamment “Babylon A.D.”, vous ont servi ?
A confirmer les choses dans lesquelles on est bon et celles sur lesquelles on est moins à l’aise. Je sais que je suis bon si j’ai le contrôle de mon film de A à Z. Je ne dis pas “avoir tout ce que je veux”, parce que c’est bien d’avoir des contraintes. Mais au moins de pouvoir s’exprimer et d’aller au bout de son idée. Quand, sur un film comme Babylon A.D., je ne peux pas aller jusqu’au bout de mon idée pour diverses raisons, dont l’imbécilité du comédien principal et le manque de professionnalisme du producteur, je me retrouve face à un film que je ne contrôle plus. Et donc je me retrouve obligé de faire un film qui n’est pas le mien. Je vais jusqu’au bout de mon travail, mais je m’arrête là. Je ne fais pas de promo, je ne revendique pas le film, parce que ce n’est pas le mien. Pour pouvoir être heureux, pour pouvoir revendiquer le film, assis avec vous, et pouvoir défendre mon projet, que vous l’aimiez ou pas, que les critiques soient bonnes ou pas, il faut que j’en sois sûr, il faut que je puisse défendre tout.
Quand j’ai commencé à faire Babylon A.D., je me suis dit qu’à la première critique qu’on me ferait, je dirais “Oui vous avez raison”. Mais je ne vais pas commencer à démonter mon propre film devant les médias et dire “Oui oui” et expliquer pourquoi. Je l’ai fait. Il y a un documentaire magnifique sur Babylon, un making of incroyable… On va le balancer sur YouTube bientôt parce que c’est vraiment incroyable.
Il a déjà une certaine réputation…
C’est comme le film de Terry Gilliam. On se dit : “Qu’est ce que c’est que ce merdier ?” et le making of est plus intéressant que le film… Donc je me suis rendu compte que pour faire un film comme celui-là par exemple, on ne pouvait faire aucun compromis. Les compromis, tu ne t’en rends pas compte, mais tu les fais très tôt, quand tu signes les contrats. Tu te dis “On verra ça plus tard, ça va s’arranger”. Non ça ne va pas s’arranger. Il faut se dire très vite : “Voilà, c’est comme ça qu’on va le faire, si vous n’êtes pas d’accord, merci beaucoup, au revoir”. Tu prends un risque, mais tu ne peux pas faire autrement. Et ce qui ne te tue pas te rend plus fort.
Merci Mathieu Kassovitz, pour ce long entretien…
(Et merci à UGC et Raphaël Turner, de l’agence Way to blue, pour avoir organisé cette rencontre.)