“Les Neiges du Kilimandjaro” de Robert Guédiguian

Par Boustoune

Robert Guédiguian est de gauche. Il ne s’en cache pas. Au contraire, il le revendique fièrement.
Robert Guédiguian est même communiste. Et ça aussi, il le clame haut et fort…
La dénomination a certes été galvaudée par les dérives totalitaires des pays de l’Est au cours du XXème siècle, par le déclin du PCF et des principaux partis communistes européens dans des systèmes de plus en plus libéraux, mais les fondements de l’idéologie communiste sont toujours valables, à fortiori dans un monde capitalisme lui aussi à la dérive,  et le cinéaste entend bien se battre jusqu’à son dernier souffle pour défendre ses valeurs et une certaine idée de la société, plus juste, plus fraternelle, plus humaine.
Il le fait avec ses armes – son écriture, sa caméra, sa direction d’acteurs – et avec toujours beaucoup de conviction et de générosité, comme dans son nouveau film, Les Neiges du Kilimandjaro.

Il y parle justement de ce lent déclin du communisme français, de la perte d’influence des syndicaux, de la fin de certaines utopies de gauche, du manque d’implication des plus jeunes dans la vie politique…  La première scène donne le ton, sinistre : Dans un chantier naval du sud de la France, les ouvriers et les leaders syndicaux se sont réunis pour discuter du plan social prévu par la direction. Grâce à leur mouvement de grève, ils ont évité la fermeture, mais des licenciements sont inéluctables, crise oblige. Pour plus d’équité, il a été décidé de tirer au sort ceux qui devront aller pointer au chômage.
Michel (Jean-Pierre Darroussin) est un des plus anciens de la société. En tant que délégué du personnel, il aurait le droit d’être préservé, de ne pas participer à ce tirage au sort. Mais il refuse ce “privilège”. Il met son nom dans l’urne, avec ceux de ses camarades. Et il se tire au sort…
Pour Michel, ce n’est pas plus mal. Il arrive en fin de carrière. Il est usé par des années de lutte syndicale de moins en moins fructueuses, à l’instar de ce plan social que lui et ses compagnons n’ont pas réussi à éviter, mais qui aurait pu être bien pire. Il a peu à peu perdu la flamme et espère qu’en se retirant, des plus jeunes sauront prendre la relève avec fougue et énergie. Rien n’est moins sûr, car les gens semblent ne plus croire au combat politique. Michel est lui aussi un peu blasé des beaux discours politiciens. Dépité, il a vu les douces utopies portées par la victoire de la gauche aux présidentielles de 1981 se briser sur les récifs du capitalisme mondial, et le Parti Socialiste évoluer vers une sorte de sociale-démocratie à la française.
Finalement, il aspire désormais à un peu plus de tranquillité et est heureux de se sacrifier pour un camarade qui aura sûrement plus besoin de son emploi que lui. Non pas qu’il roule sur l’or, mais il possède au moins sa petite maison dans le quartier de l’Estaque, à Marseille, et un minimum de biens matériels, fruits d’une vie de dur labeur. Ses enfants sont grands et ont quitté le domicile familial. Et Il peut de surcroît compter sur le soutien indéfectible de sa femme, Marie-Claire (Ariane Ascaride), et des copains…

Alors il positive. Désormais libéré de ses obligations professionnelles et syndicales, il va pouvoir prendre un peu de temps pour lui et réaliser ses rêves de voyage, en Afrique par exemple.  C’est en tout cas le cadeau de départ que lui offrent ses collègues, ses amis et ses enfants : une petite cagnotte qui lui permettra, en compagnie de Marie-Claire, de partir en safari au pied du Kilimandjaro.
Mais voilà, quelques jours plus tard, alors que Michel et Marie-Claire dînent avec Raoul (Gérard Meylan) et son épouse Denise (Maryline Canto), deux jeunes hommes cagoulés et armés pénètrent dans leur domicile, les brutalisent, les attachent et volent leur cartes de crédit et la petite cagnotte, dont ils connaissaient l’existence.
Il ne fait bientôt plus guère de doute qu’un des malfaiteurs est Christophe (Grégoire Leprince-Ringuet), l’un des ouvriers du chantier naval licenciés en même temps que Michel. Choqué, et en colère contre le jeune homme, l’ex-leader syndicaliste n’hésite pas à le dénoncer à la police. Mais peu à peu, lui et sa femme, chacun de leur côté, se mettent à éprouver des remords. Ils apprennent que Christophe n’est pas vraiment un voyou, juste un garçon en grande difficulté, ébranlé par la perte de son emploi, et réalisent que l’agression qu’ils ont subie n’était pas bassement crapuleuse mais motivée par des choses bien plus profondes, plus sérieuses…

Cela les perturbe au-delà du simple fait divers. Ils sont contraints de se remettre entièrement en question.
Michel et Marie-Claire pensaient être des gens simples, à l’étage le plus bas de l’échelle social – la classe ouvrière. Ils réalisent abruptement qu’il y a bien plus misérable qu’eux, et que pour ces gens-là, ils sont des “nantis”, des “petits-bourgeois”.
Ils pensaient avoir fait le maximum pour aider les autres. Ils réalisent que leur action au service du collectif n’a pas suffi, que certains les jugent responsables du déclin du syndicalisme, les accusent de s’être compromis avec les patrons…

Mais sont-ils vraiment responsables? N’est-ce pas plutôt la société qui a évolué vers plus d’individualisme, d’égoïsme, même? La génération de Michel et Marie-Claire est celle de mai 1968, des utopies révolutionnaires. Les générations suivantes, elles, ont grandi dans une société alternant crises économiques et libéralisation forcenée. Une société capitaliste à la dérive où seuls les plus forts survivent. Une société qui incite au repli sur-soi et à la protection de son petit – et bien maigre – confort personnel.
Dans le film, cette “génération d’après” prend deux formes distinctes : d’un côté, il y a les enfants de Michel et Marie-Claire. Leurs parents se sont sacrifiés pour leur offrir une autre vie, leur permettre de suivre des études et d’exercer un métier autre que celui d’ouvrier, d’appartenir à la classe d’au-dessus, la “classe moyenne”. Mais, ainsi protégés, ils n’ont pas cette conscience politique qu’avaient leurs parents. Ils ne comprennent pas vraiment ou plus vraiment  leurs idéaux, cette nécessité de défendre le collectif au détriment de son intérêt personnel.
De l’autre côté, il y a Christophe. Lui n’a pas eu la chance des enfants de Michel et Marie-Claire. Il doit se débrouiller pour survivre dans un environnement de plus en plus rude. Pour lui et ses proches, perdre son emploi est une catastrophe, car c’est un pas de plus vers la misère la plus noire. Alors oui, il bascule dans la violence, dans le vol. Mais finalement, a-t-il vraiment d’autres choix?  Si vous n’aviez plus rien, que votre cri de révolte n’était pas entendu, que feriez-vous pour survivre?
En s’attaquant à son ex-collègue, Christophe se trompe évidemment de cible. mais il n’est pas suffisamment fort pour se frotter aux vrais responsables du plan social. Et son attaque est aussi un acte de dépit, l’expression d’une profonde frustration, d’une colère dirigée contre ces leaders syndicaux qui n’ont pas su protéger les travailleurs, qui n’ont pu empêcher les licenciements. Et puisque l’action politique et la diplomatie ne suffisent plus, Christophe décide de faire cavalier seul, au mépris des lois…

Et c’est là que ce beau film prend tout son sens. Pour Guédiguian, le communisme n’est pas seulement une idéologie politique, c’est aussi et surtout un ensemble de valeurs morales, dont les premières seraient probablement la fraternité, la solidarité, l’entraide, le partage…
Michel et Marie-Claire n’ont pas grand-chose à offrir, mais ils sont prêts à partager le peu qu’ils ont, à en faire profiter des gens plus démunis qu’eux. Et surtout, ils sont prêts à donner du temps, de l’affection, de la compassion, et une chaleur humaine capable de faire fondre les neiges du Kilimandjaro…
Matériellement parlant, ils ne sont pas riches, mais humainement, ils sont au contraire fort bien pourvus, exemplaires de générosité et de tendresse.
L’essentiel n’est pas ce que l’on possède mais ce que l’on est. La qualité d’une personne, sa réussite dans la vie ne se mesure pas aux biens qu’elle a acquis, mais à ce qu’elle a accompli, au Bien qu’elle a généré…
Et, semble nous dire Guédiguian, tant que des gens seront capables de compassion, de solidarité, de sacrifice individuel au profit du collectif, alors l’espoir d’une société meilleure, plus égalitaire, plus juste, reste possible.

Il y a quelques jours, on louait Toutes nos envies comme un film “qui fait du bien”. Eh bien, il en est de même pour Les Neiges du Kilimandjaro.
Même si le film n’est pas exempt de défauts – par exemple, le jeu “pagnolesque”, un peu forcé par moments, de Jean-Pierre Darroussin (par ailleurs très attachant dans le rôle), ou le côté un brin manichéen de certaines situations – ce débordement de générosité et d’humanisme fait plaisir à voir. D’autant qu’il est porté par une magnifique troupe de comédiens : Ariane Ascaride, Jean-Pierre Darroussin, Grégoire Leprince-Ringuet, Gérard Meylan, Maryline Canto, Anaïs Demoustier et Adrien Jolivet. La famille Guédiguian s’agrandit encore et s’enrichit de nouveaux talents.
Voilà une oeuvre toute simple sur la forme, mais plus complexe qu’elle n’en a l’air, qui, s’inspirant du poème de Victor Hugo, “Les Pauvres Gens” (1) met en exergue une valeur importante, peut-être la plus importante de toutes, la Fraternité. L’un des piliers de notre République, avec la Liberté et l’Egalité, très fortement ébranlé au cours des dernières années…

Certains vont sans doute ricaner, trouver toute cette bonté terriblement utopique.
Peut-être… Mais alors que notre système économique montre de sérieux signes de faiblesse, que l’on nous promet la récession, la crise, le chômage, ou pire, l’asservissement à l’Empire chinois, que l’on supprime des “privilèges” durement acquis, que l’on prône désormais le travailler plus pour gagner moins, n’a-t-on pas besoin d’un peu de rêve justement? Ne serait-il pas judicieux de tendre vers moins de concurrence et plus de solidarité? Ne serait-il pas salutaire de tendre vers plus d’égalité entre les hommes pour que le système économique fonctionne correctement? Si on ne croit plus en l’humanité, en la solidarité entre les êtres, autant abdiquer tout de suite…
Utopique? Peut-être… Peut-être pas! Et quand bien même, le cinéma n’est-il pas là pour nous offrir un peu de rêve ou pour transcender le réel?
Alors merci, Monsieur Guédiguian, de continuer de croire à ces valeurs, merci de nous les faire partager, merci de nous réchauffer le coeur de votre flamme, merci de nous faire rêver. Et merci pour ce joli film.

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Les Neiges du Kilimandjaro
Les Neiges du Kilimandjaro

Réalisateur : Robert Guédiguian
Avec : Ariane Ascaride, Jean-Pierre Darroussin,Gérard Meylan,
Grégoire Leprince-Ringuet,  Maryline Canto, Anaïs Demoustier, Adrien Jolivet
Origine : France
Genre : Humaniste
Durée : 1h47
Date de sortie France : 16/11/2011
Note pour ce film : ●●●●○
contrepoint critique chez : Ecran Large

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