Réaliser un film biographique (ou biopic) n’est pas toujours chose aisée.
Il faut déjà trouver un personnage intéressant, qui a vécu des événements marquants ou a accompli quelque chose de particulier. Ensuite, il convient de trouver un fil conducteur et de bien sélectionner les moments-clés de la vie de la personne en question, en prenant bien garde à ne pas tomber dans l’hagiographie simpliste…
Le cinéaste singapourien Eric Khoo n’aura pas eu à se poser ces questions-là.
Il a choisi de raconter la vie de Yoshihiro Tatsumi, un homme qui a connu toutes les mutations de la société japonaise au cours du XXème siècle (enfance marquée par la guerre et les bombardements de Nagasaki et Hiroshima, adolescence dans un pays en ruines, mais cherchant à se reconstruire, années de prospérité économique et passage à la modernité…) et surtout un dessinateur qui, non seulement a participé activement à l’essor de l’industrie du manga, mais lui a également fait prendre un virage plus adulte en créant un sous-genre, le “Gekiga”, aux scénarios plus sombres, plus violents, plus érotiques… Un personnage intéressant donc, tant par son histoire que son oeuvre, et qui méritait bien qu’on lui rende hommage dans un biopic…
… d’autant que le travail biographique était déjà accompli par Tatsumi lui-même!
L’auteur a déjà raconté sa vie dans “Une vie dans les marges” (1), un manga-fleuve réalisé sur plus de dix années et publié en 2006, expliquant comment lui est venue cette passion du dessin et comment, avec quelques confrères aussi passionnés que lui, ils ont révolutionné la bande-dessinée. Tatsumi, homme humble et sincère, se raconte sans aucune forfanterie ni fausse modestie, en observant ses souvenirs avec le recul que lui apporte son âge avancé.
Khoo n’a eu qu’à se servir de cette trame parfaitement ciselée pour structurer son scénario. Mais son talent à lui est d’avoir fait les bons choix quant à la forme du film et au reste de son contenu.
Déjà, il a estimé que le film ne pouvait être autre chose qu’un dessin animé classique. Il a choisi un graphisme simple, épousant le style de Tatsumi, et une animation rudimentaire, bien commode pour respecter les contraintes budgétaires et les délais de production, mais aussi et surtout, totalement dans l’esprit des productions nippones des années 1970/1980. Certains feront peut-être grise mine devant cette simplicité graphique, surtout comparée aux derniers films des studios Ghibli, mais il est indéniable que cette façon de faire rend parfaitement justice au trait caractéristique du célèbre mangaka.
Ensuite, plutôt que de se contenter d’adapter platement et linéairement “Une vie dans les marges”, il a préféré s’en servir comme un fil conducteur entre différents petits récits, adaptés d’autres travaux de Tatsumi (“L’Enfer” (2), “Monkey mon amour” (3), “Occupé”(4), “Juste un homme”(5), “Good bye”(3)), qui brassent un demi-siècle d’histoire japonaise tout en illustrant parfaitement les grandes thématiques de l’auteur, ainsi que le côté très noir, cruel et désespéré de ses nouvelles dessinées.
La première histoire tourne autour d’un ancien photographe de guerre. A Hiroshima, juste après la bombe, il avait pris en photo l’empreinte laissée sur la roche par une femme et son enfant au moment de leur désintégration. Un témoignage de l’horreur absolue que constituât ce bombardement. De nombreuses années après, l’homme se retrouve au chômage et, pour continuer à vivre dignement, se résout à vendre le cliché. Il se sort ainsi de la misère, mais éprouve des remords d’avoir ainsi profité du drame d’autres êtres humains. Une histoire sombre qui en cache une autre encore plus sordide, derrière les apparences…
Le second récit est une fable tout aussi cruelle, qui traite de misère sexuelle, de différences de classe sociale et de la dureté du monde du travail.
Un homme modeste, englué dans une routine monotone métro-boulot-dodo et une profonde solitude, tout juste atténuée par la présence d’un petit singe qu’il a recueilli, est surpris de voir une jeune femme s’intéresser à lui, malgré son simple statut d’ouvrier et tombe amoureux d’elle. Un béguin aux conséquences funestes…
“Good bye” repose aussi sur les mêmes mécanismes, des promesses déçues qui plongent les personnages dans le désarroi jusqu’aux confins de la folie. Ici, une prostituée japonaise réfléchit à la proposition d’un soldat américain de l’épouser et de partir vivre avec lui aux Etats-Unis, au lendemain de la seconde guerre mondiale, et, forte de cette proposition, coupe les attaches qui les relient aux hommes de sa vie, à commencer par son père, un alcoolique qui vit à ses crochets… Mais le G.I. était-il sincère?
“Juste un homme” tourne autour de l’adultère et de la vengeance : Un cadre sur le point de partir à la retraite, méprisé par sa épouse adultère et sa fille cupide, décide de dilapider sa fortune dans les bras d’autres femmes et les jeux de hasard.
La dernière histoire, “Occupé”, raconte les mésaventures d’un dessinateur de mangas pour enfants dont les livres ne se vendent plus et qui va devenir obsédé par un graffiti obscène dans des toilettes publiques, qui lui procure une nouvelle source d’inspiration… Difficile de ne pas voir dans ce récit malicieux la critique d’une société japonaise trop pudibonde, celle-là même que Tatsumi a essayé de secouer un peu avec ses histoires adultes décomplexées et bravant les interdits…
Oui, oubliez les “gentils” dessins-animés de votre enfance. Ici, on est dans un univers résolument adulte, plein de bruit et de fureur, de sexe et de violence, de trahisons et de déceptions… C’est une vision très sombre que dresse Yoshihiro Tatsumi du pays du soleil levant : une nation meurtrie par la seconde guerre mondiale et les ravages de la bombe atomique ; une société économique impitoyable pour les plus faibles ; des hommes et des femmes tentant de cohabiter les uns avec les autres, avec leurs vices et leurs secrets honteux, dans le stress des métropoles japonaises…
A travers ces cinq histoires, issues de divers albums de Tatsumi et toutes traitées dans un style esthétique différent (à chaque fois une dominante monochromatique – sépia, noir & blanc, bleuté, rouge…) Eric Khoo a su capter l’essence même du travail du mangaka : ses obsessions, son style narratif si spécifique, l’aspect résolument moderne, innovant tant par le fond que par la forme, de ses nouvelles graphiques, surtout pour l »’époque où elles ont été publiées…
Le cinéaste singapourien et son directeur de l’animation Phil Mitchell ont ainsi relevé haut la main leur défi initial : dresser le portrait de l’artiste à travers sa vie, mais aussi et surtout son oeuvre. Et ce, tout en imitant à la perfection le style esthétique du mangaka.
On ne peut que saluer la qualité de cette oeuvre dense, intense, provoquante et bouleversante. Et féliciter le réalisateur qui décidément, aime à nous surprendre à chaque nouveau film.
Après Be with me et My magic, deux belles réussites, Eric Khoo confirme, avec Tatsumi qu’il est l’un des cinéastes à suivre.
(1) : “Une vie dans les marges” de Yoshihiro Tatsumi – T1 & 2 – éd. Cornélius
(2) : “L’enfer” de Yohihiro Tatsumi – éd. Cornélius
(3) : “Good-bye” de Yoshihiro Tatsumi – éd. Vertige graphic
(4) : “Coups d’éclat” de Yoshihiro Tatsumi – éd. Vertige graphic
(5) : publiée sous le titre “Un grand coup” dans “Coups d’éclat” (voir (4))
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Tatsumi
Réalisateur : Eric Khoo
Avec les voix de : Tetsuya Bessho, Yoshihiro Tatsumi, Motoko Gollen
Origine : Singapour
Genre : Biopic admirable
Durée : 1h50
Date de sortie France : 01/02/2012
Note pour ce film : ●●●●●●
contrepoint critique chez : Ecran Large
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