“Bellflower” d’Evan Glodell

Par Boustoune

Bellflower, c’est le nom de la rue dans laquelle habitent Woodrow et Aiden, deux copains inséparables.
Le jour, ces deux adulescents glandent ensemble ou collaborent à la réalisation de projets improbables. La nuit, ils fréquentent activement le bar local, un endroit où toute la jeunesse du voisinage vient s’imbiber de bière et de bourbon pour tromper l’ennui.

C’est au cours d’une de ces soirées que Woodrow rencontre Millie
Elle est blonde, elle est belle, elle mange bien les sauterelles… au cours d’un des défis idiots façon “Fear Factor” organisés par le propriétaire des lieux. Evidemment, le timide Woodrow tombe follement amoureux de cette beauté sauvage un peu fofolle. Et Millie se laisse elle aussi séduire par le calme et le côté lunaire du garçon… 

Ils décident de faire un bout de chemin ensemble, d’abord au sens propre du terme, en partant pour une virée au Texas, en quête du “bar le plus glauque du pays”, puis au sens figuré, en décidant de vivre à deux.

Cela ferait un joli dénouement de comédie romantique… Sauf que le récit ne s’arrête pas là. Une petite ellipse et hop!, le film change radicalement de tonalité.
On retrouve Woodrow et Millie quelques temps après, usés par le quotidien. La passion s’est émoussée, la belle complicité s’est transformée en froide indifférence. Ils vont se séparer, se déchirer, se haïr…

Rencontre amoureuse, félicité à deux et rupture douloureuse. Les ingrédients d’une histoire sentimentale somme toute assez classique, et déjà vu mille fois au cinéma.
Mais le jeune cinéaste et acteur principal du film, Evan Glodell, réussit à la raconter avec beaucoup d’originalité et une patte artistique singulière, qui marque peut-être la naissance d’un véritable Auteur.

La première bonne idée du film, c’est d’adopter le point de vue de Woodrow, de projeter sur l’écran son univers mental alors qu’il se penche sur la genèse et la fin de cette histoire d’amour douloureuse, qui laisse en lui une profonde blessure. L’oeuvre ressemble donc à un mélange de souvenirs – idéalisés ou non – de cauchemars angoissants et de dépression. Une sensation confortée par le grain particulier que le cinéaste s’attache à donner au récit, quelque part entre le côté brut, réaliste, de l’image vidéo et la patine des vieux films des années 1970.

La seconde bonne idée est de faire de ce personnage un grand gamin refusant de rentrer dans l’âge adulte, un geek immature qui n’arrive pas à quitter son petit univers virtuel et ses fantasmes de cinéma, entièrement axés autour des guerriers de la route de Mad Max 2. Le seul but que semblent poursuivre Woodrow et Aiden est en effet de se préparer à l’ère post-nucléaire en se bricolant les mêmes équipements que la bande du terrible Lord Hummungus dans le film de George Miller. Ils customisent une Buick Skylark des années 70, à mi-chemin entre la voiture et le tank, qu’ils rebaptisent “Mother Medusa”, se fabriquent un puissant lance-flammes…
En cas  d’apocalypse, ils sont parés…

Enfin, presque… Car pour Woodrow, la véritable apocalypse, la véritable bombe atomique dévastatrice, c’est  la fin de sa relation avec Millie. Il pensait avoir trouvé l’âme-soeur, la femme de sa vie, une fille aussi cool que lui aimant les grands espaces, les road-trips, les paris un peu fous… Elle l’a déçu, trompé, trahi.

Mais, au fil du récit, il prend conscience de sa propre responsabilité dans cet échec. Il n’a pas su évoluer, pas su quitter son univers loufoque bâti sur les comics-books et les films fantastiques, pas su mettre de la distance entre lui et son pote Aiden, un peu envahissant parfois – Woodrow et Millie le trouvent même au pied de leur lit après avoir fait l’amour pour la première fois ! Pour lui, offrir à Millie la possibilité de faire partie du gang des “Mother Medusa” était une preuve d’amour suffisante, un lien indéfectible. Mais la jeune femme, on peut la comprendre, a évidemment eu envie de choses un peu plus “glamour” ou du moins plus “normales” que d’attendre patiemment l’ère post-nuke avant de dominer le monde…
Pour Woodrow, la fin de la dépression consiste à accepter ses erreurs, les digérer, et accepter d’en finir une bonne fois pour toutes avec cette période de sa vie, insouciante et gentiment fantaisiste. Et évidemment, ceci ne se fait pas sans une certaine mélancolie, perceptible dans la scène finale.

 

Ce travail sur lui-même, Evan Glodell l’a lui aussi accompli. Personne n’est dupe : cet homme blessé, meurtri par une rupture difficile, c’est lui.  Ce grand dadais bricolant des gadgets improbables à partir de pièces glanées dans les surplus militaires, c’est encore lui. Cet eternel adolescent réalisant qu’il doit donner un sens à sa vie, c’est toujours lui.
Il signe une oeuvre qui ressemble à un baroud d’honneur sur les terres d’un cinéma qu’il affectionnait étant jeune, un fantastique inquiétant, sauvage et brut, tout en contenant aussi les germes d’un propos plus mature, plus maîtrisé. Le tout sans renier une seule seconde cette force qui le pousse à avancer, cet amour du cinéma qui imprègne chaque plan du film.

Ce film, il l’a porté de bout en bout. Il l’a écrit, produit, réalisé. Il s’est occupé du casting et de la direction d’acteurs, il a lui-même joué le rôle principal de son récit. Il a créé tous les accessoires et a même construit sa propre caméra pour obtenir le grain d’image souhaité. Un véritable travail d’artisan amoureux fou du 7ème art.
Rien que pour cela, pour l’opiniâtreté de la démarche, pour l’investissement du cinéaste, Bellflower mérite d’être défendu dans ces colonnes. Mais comme le film a en plus l’élégance d’être parfaitement réussi, trouvant le parfait équilibre entre légèreté et gravité, on ne peut que manifester notre enthousiasme.

Joliment joué par Glodell lui-même, mais aussi par des actrices prometteuses, Jessie Wiseman et Rebekah Brandes, le film peut aussi compter sur le travail sur l’image du chef opérateur Joel Hodge.
Le reste n’est dû qu’au pur talent du cinéaste, qui parvient à nous entraîner dans cette histoire un peu folle, constamment surprenante et excitante. 

Dans le fond et la forme, on pense beaucoup à la liberté de ton du premier film de Tobe Hooper, Eggshells, qui était un peu construit de la même façon, avec une première moitié axé autour d’une rencontre amoureuse et d’une félicité conjugale, et une seconde plus sombre, plus surréaliste – pour ne pas dire psychédélique – montrant le couple en train de se fissurer. On pense aussi à d’autres grands noms du cinéma américain des années 1970, comme Monte Hellman, mais on sent que ces influences ont été totalement digérées, fondues dans un style qui n’appartient qu’à Evan Glodell.

On souhaite vraiment à ce jeune cinéaste de se faire la place qu’il mérite au sein du cinéma indépendant américain. Avec Bellflower, il a déjà réussi en partie son pari. Ce petit film sorti de nulle part a été sélectionné dans de nombreux festivals de films fantastiques et y a glané des récompenses (Sitges, Paris International Fantastic Film Festival, Malaga), avant de bénéficier de nominations aux Independant Spirit Awards. Dès lors, nul doute que des producteurs ont pu découvrir le talent d’Evan Glodell, de Joel Hodge ou de Jessie Wiseman et sauront leur donner d’autres occasions de briller. En attendant, vous pouvez déjà découvrir Bellflower, croisement fou et improbable de Mad Max et de Scènes de la vie conjugale…  
 

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Bellflower
Bellflower

Réalisateur : Evan Glodell
Avec : Evan Glodell, Jessie Wiseman, Tyler Dawson, Rebekah Brandes, Vincent Grashawe
Origine : Etats-Unis
Genre : Romance post nuke 
Durée : 1h46
Date de sortie France : 21/03/2012
Note pour ce film :
contrepoint critique chez : Le Point

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