Autant le dire tout de suite, Cosmopolis risque de dérouter, voire de décevoir plus d’un spectateur…
En premier lieu, toutes les adolescentes fans de Robert Pattinson, qui n’iront voir le film que pour découvrir leur acteur préféré dans un rôle différent, plus mature. De la bluette romantico-fantastique qu’est Twillight à l’univers sombre de David Cronenberg, le décalage risque d’être rude, même si leur chouchou s’avère très convaincant dans la peau de son personnage.
Mais ceux qui n’ont pas lu le roman de Don DeLillo (1) et se seront fiés à la bande-annonce seront probablement surpris, eux aussi, de découvrir que ce qu’on leur a vendu comme un thriller haletant épicé de quelques scènes érotiques est en fait un film très lent, très bavard, et abstrait, nécessitant un petit effort de concentration et de réflexion pour pouvoir en saisir toutes les nuances et les subtilités…
L’intrigue colle fidèlement au roman. Elle est centrée sur le personnage d’Eric Packer (Robert Pattinson), un golden boy de Wall Street qui a engrangé des milliards de dollars en spéculant sur les monnaies étrangères et certaines actions boursières, grâce à sa rapidité à analyser les données économiques et à sentir plus rapidement que les autres les évolutions des marchés financiers.
Le bonhomme est emblématique de la grandeur et décadence du système capitaliste.
Grandeur, parce que ce système économique permet à un individu de s’élever socialement grâce au fruit de son travail, de ses efforts. Eric, à seulement 28 ans, a déjà fait fortune. Il est parti de rien, a construit sa start-up et bâti un véritable empire.
Décadence, parce que, ce pouvoir et cette fortune le font évoluer dans une autre sphère, complètement déconnecté des réalités. Il vit dans une bulle, coupée du monde – sa limousine blindée, insonorisée et doté de tas d’équipements hight-tech – d’où il gère ses affaires et son semblant de vie privée. Il a l’air blasé, mais veut gagner toujours plus, met en place des stratégies financières de plus en plus risquées pour parvenir à ses fins.
Il s’est créé son propre système, ses propres règles, a mis en place des systèmes déductifs fondés sur l’équilibre, la symétrie, la logique, qui lui permettent théoriquement d’anticiper toutes les fluctuations boursières. A l’instar des empereurs romains, Eric ne se rend pas compte que s’oisiveté et l’ivresse du pouvoir le fragilisent, rendent sa chute inéluctable.
Au début du film, il ressemble à un jeune chien fou, impulsif et capricieux, capable de parier sur un coup de tête sur la chute du yuan tout en se faisant examiner la prostate – il fait un bilan de santé complet chaque jour – et en parlant de philosophie ou d’art contemporain avec ses invités, sans quitter l’habitacle, certes spacieux, de sa limousine customisée. Et il est capable, par pur caprice, de décréter qu’il a besoin d’une coupe de cheveux et exiger qu’on l’emmène non pas chez le coiffeur, mais chez son coiffeur, à l’autre bout de la ville, dans un quartier sensible.
Son garde du corps essaye de le raisonner. Le périple risque d’être long, compliqué, risqué, car le président est en ville. “De quel président parlons nous ?” demande Eric. “Des Etats-Unis”, lui répond le cerbère. Mais cela n’émeut guère le milliardaire, froid et détaché, qui reste sur son idée première. “Nous avons besoin d’une coupe de cheveux…”
Evidemment, plusieurs grands axes de la ville sont bouclés pour raison de sécurité, d’autant que des anarchistes opposés au système capitaliste manifestent en ville et terrorisent la population avec des rats morts sensés représenter la peste capitaliste, et que le président du FMI a subit une violente agression sur un plateau télévisé.
Dans les bouchons, Eric vaque à ses occupations, un oeil rivé sur les fluctuations des marchés, un autre sur les interlocuteurs qui défilent dans la limousine : conseillers financiers, experts en sécurité informatique, médecin, maîtresses…
Parfois, il croise celle qui est sa seule source de contrariété dans ce monde qu’il s’est forgé : sa femme.
Eric a épousé la belle Elise Shiffrin (Sarah Gadon) pour des raisons strictement financières, puisque cette union entre le golden-boy et la riche héritière leur a permis à tous deux de doubler leur déjà colossale fortune. Mais il a envie de plus. Il veut vivre une vie de couple normale avec elle, connaître l’amour véritable, avoir des rapports sexuels avec elle, chose qu’apparemment, elle lui refuse. Elle le fascine car elle est aussi riche et puissante que lui, mais fonctionne complètement différemment. Il manipule les chiffres, elle joue avec les lettres. Il aime la rigueur et la symétrie, elle aime le chaos et la liberté. Elle préfère prendre le taxi à la limousine, aime à fréquenter les bibliothèques plutôt que les places boursières…
Evidemment, il ne peut pas l’acheter, puisqu’elle est aussi riche que lui… Alors elle reste insaisissable…
Est-ce à cause de cette contrariété que le jeune homme perd le fil de ses estimations financières? Toujours est-il qu’une seconde de distraction, même pas, une zeptoseconde d’inattention, et c’est tout le système qui menace de s’effondrer. Le yuan résiste et l’empire Packer vacille…
Plus le film avance, plus le chaos règne, et plus les barrières tombent autour d’Eric. Il tombe a veste, puis la cravate. Son entourage se restreint au fur et à mesure : assistants, gardes du corps, chauffeur… Sa limousine est cabossée, tagguée, abîmée et finalement rangée au garage. Eric se retrouve à pied, isolé et vulnérable… En dehors de la limousine, on observe les signes avant-coureurs d’une sorte d’Apocalypse : des manifestants en colère se baladent avec des rats, des hommes s’immolent par le feu, le Président des Etats-Unis est menacé, le directeur du FMI est agressé. Une star du rap qu’Eric apprécie, membre éminent de la communauté soufie, meurt subitement d’un problème cardiaque, preuve que même les icônes peuvent mourir, et à n’importe quel moment…
Le récit est hanté par l’idée de la mort, du chaos, de la perte de contrôle…
Ce qui peut dérouter, avec ce film, comme avec le roman dont il s’inspire, c’est qu’il offre plusieurs possibilités d’interprétation.
On peut bien sûr le lire au premier degré et accepter tel quel le récit avec ses bizarreries, notamment ces scènes de dialogues qui ressemblent à l’affrontement de deux monologues.
On peut aussi trouver des variantes en fonction de notre définition du personnage d’Eric.
Certains, par exemple, le considèrent comme une sorte d’extra-terrestre incapable de s’intégrer parfaitement à notre monde, la limousine high-tech devenant une sorte de vaisseau spatial… Farfelu? Pas tant que ça. Le personnage évolue bien dans un autre univers, celui qu’il s’est forgé et qu’il s’emploie à tenir à l’écart du monde extérieur… Et le flingue démesuré utilisé par le garde du corps nous a fait penser à celui d’EXisTenZ…
On peut encore voir cela comme une plongée dans l’univers mental d’Eric. La psyché plutôt tourmentée d’un homme engagé dans un processus autodestructeur…
On peut imaginer qu’il est blasé d’avoir eu trop vite le succès et la richesse et qu’il est désespéré de ne pas pouvoir goûter à la seule chose qui lui manque vraiment : l’amour. A partir du moment où il se rend compte qu’Elise restera toujours froide et distante, il pète définitivement les plombs et s’enfonce dans le chaos et la folie…
Ou bien, on peut considérer qu’il s’estime déjà trop vieux, du haut de ses 28 ans. Dans son système de fonctionnement où chaque fraction de seconde compte, il réalise qu’il n’arrive plus à suivre le rythme et comprend, perdu dans sa voiture “proustée” (néologisme pour désigner une pièce tapissée de liège, comme la chambre de l’écrivain Marcel Proust, écrivain lui aussi hanté par les ravages du temps), que sa fin est proche.
Son entreprise coule. La faillite est proche. A partir de là, il imagine que sa femme va le quitter, qu’il va devoir partir habiter des quartiers moins chics, comme le taudis de Benno Levin (Paul Giamatti) et finir par se donner la mort, ravagé par la folie et le désespoir… Car on peut très bien voir dans le personnage de Levin une sorte de prolongement de Packer, l’homme qu’il aurait pu être s’il n’avait pas connu le succès ou l’homme qu’il pourrait devenir en cas de chute totale de son empire…
Quoi qu’il en soit, Eric Packer est un homme qui souffre d’un bouillonnement intérieur trop intense, d’un rythme de vie trop frénétique. Il recherche en vain une forme d’apaisement. Par le sexe, par l’amour, par l’impression de contrôle et de sécurité qui doit se dégager de sa voiture et ses gadgets, de ses conseillers… Par l’achat d’une oeuvre d’art de valeur inestimable. Par la souffrance…
Rien qu’avec ces quelques pistes d’analyse, le film prend une belle ampleur, tant sur le plan narratif pur que sur le plan thématique. Mais cela va encore plus loin…
La clé de la démarche de David Cronenberg est donnée dans les génériques de début et de fin, qui montrent deux toiles de peintres contemporains.
La première est de l’action-painting de Jackson Pollock. La seconde est signée Mark Rothko, également concepteur de la chapelle que le personnage essaie de s’approprier au cours du film. Deux styles différents l’un bouillonnant, frénétique, l’autre plus épuré, plus serein. Mais les deux artistes présentent bon nombre de points communs.
Déjà, ils sont les fers de lance de la peinture abstraite américaine du XXème siècle.
Et c’est exactement ainsi que doit être vu le film de David Cronenberg, comme une abstraction, des petites touches de peinture, ou des giclées symbolisant des idées diverses, qui superposées les unes aux autres, forment un ensemble cohérent, un portrait d’un monde sur le déclin.
Ensuite, ils ont tous deux été fortement influencés par les idées de Jung et de Freud sur la psychanalyse et l’interprétation des rêves. C’est-à-dire les deux personnages centraux du précédent film de Cronenberg, A dangerous method…
Il y a effectivement un côté onirique dans Cosmopolis, qui peut également vu comme un rêve – prémonitoire ou non – du personnage principal. On en revient au principe de l’univers mental : S’y confrontent des souvenirs, des idées et des images créées par la conscience, l’inconscient et le subconscient, trahissant les désirs et les angoisses d’Eric.
Le cinéma de David Cronenberg continue d’évoluer, devient de plus en plus riche au fil des oeuvres, tout en gardant une certaine cohérence, une logique. A ses débuts (Frissons, Rage, Scanners, Chromosome 3…), il filmait la mutation monstrueuse de la matière organique, la chair, les corps. Il était hanté par les apparitions de virus, de parasites, les modifications génétiques… Il l’est encore un peu, ici, à travers la présence des rats, qui évoquent l’émergence d’une sorte d’épidémie de peste, d’un ou deux éclats de violence sanguinolents. Puis il a de plus en plus cherché à explorer les mutations mentales, la folie, la schizophrénie (Faux semblants, Spider…). Jusqu’à s’attaquer aux fondements de la psychanalyse et du traitement des névroses dans A dangerous method.
Mais ce dernier film débouchait sur encore autre chose, une réflexion philosophique sur la société et la condition humaine.
il y a aussi une dimension philosophique très prégnante dans Cosmopolis.
Evidemment, il y a l’allégorie de la fin d’un système capitaliste coupé des réalités du monde et de nombreuses références aux théories marxistes. Mais le film brasse aussi les théories nietzschéennes autour de la volonté de puissance, la morale, le respect des valeurs, le phénomène de décadence. Et on le soupçonne aussi fortement de s’intéresser aux écrits d’Emmanuel Levinas, que semble évoquer le personnage de Benno Levin…
Cronenberg, désormais, s’intéresse aux mutations de la société dans son ensemble, et sur la notion d’individualité au sein d’un groupe. Un thème qui était également au coeur de ses Promesses de l’ombre.
On comprend que Cosmopolis déroute à ce point le spectateur. Derrière de longues séquences de dialogues en apparence sans queue ni tête, le cinéaste parle de questions philosophiques vertigineuses et dresse un portrait assez ombre de la société dans laquelle nous vivons.
Ce n’est pas un film facilement accessible, ni sur le fond, ni sur la forme. Il faut savoir être patient, éventuellement procéder par étapes : d’abord s’y abandonner, se laisser envelopper par son atmosphère crépusculaire, se laisser hypnotiser par sa bande-son, puis laisser décanter le tout avant de le revoir une seconde fois, pour en saisir toutes les subtilités.
Non, qu’on ne s’y trompe pas, Cosmopolis est une oeuvre brillante, bénéficiant autant de la richesse du texte de Don DeLillo que de la mise en scène raffinée de Cronenberg et de sa direction d’acteurs parfaite.
A découvrir en toute connaissance de cause, avec l’idée de découvrir une véritable oeuvre d’art plutôt qu’une structure narrative classique…
(1) : “Cosmopolis” de Don DeLillo – éd. Actes Sud
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Cosmopolis
Cosmopolis
Réalisateur : David Cronenberg
Avec : Robert Pattinson, Paul Giamatti, Sarah Gadon, Kevin Durand, Samantha Morton, Juliette Binoche, Mathieu Amalric
Origine : Canada, France
Genre : philosophique, onirique, psychanalytique, brillant
Durée : 1h48
Date de sortie France : 25/05/2012
Note pour ce film : ●●●●●●
contrepoint critique chez : Les Cinévores
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