“Le Grand soir” de Benoît Delépine & Gustave Kervern

Depuis leurs débuts cinématographiques, Benoît Delépine et Gustave Kervern mettent en avant les petits, les sans-grades, les plus faibles, les marginaux,…
Il y a eu les deux paraplégiques antagonistes de Aaltra, entraînés dans un road-movie en fauteuil roulant depuis la France profonde jusqu’à la Finlande de Kaurismaki, puis le sourd-muet, les deux drogués voleurs de chiens et la milliardaire obèse et dépressive de Avida, puis le tueur à gages incompétent et l’ouvrière chargés de liquider un patron indélicat, dans Louise-Michel. Et enfin, le boucher retraité de Mammuth contraint, pour avoir une pension correcte, de partir en quête de justificatifs auprès de ses anciens employeurs, tous adepte du travail au noir… Sans oublier tous les gens atypiques qu’ils croisaient en cours de route… Des loosers magnifiques que les deux cinéastes  croquent avec humour et tendresse, et autour desquels ils troussent des comédies féroces, ancrées dans un contexte social peu reluisant et très critiques par rapport à la société ultralibérale dans laquelle nous évoluons.

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Leur nouveau film, Le Grand soir, ne déroge pas à la règle. Il s’agit d’une oeuvre oscillant entre comédie loufoque, critique sociale au vitriol et poésie noire, et mettant en scène des paumés hauts en couleurs, dans un centre commercial grisâtre.
Ses (anti)héros sont deux frères que tout semble opposer de prime abord.
Jean-Pierre (Albert Dupontel) est vendeur dans un magasin de literie, dans une zone industrielle paumée. Il déteste ce métier où il s’escrime chaque jour à essayer de vanter les mérites des oreillers à mémoire de forme à des clients qui s’en moquent royalement. De toute façon, les gens ne viennent là que pour essayer les matelas avant d’acheter sur internet, où c’est moins cher… Pas franchement la joie… Mais Jean-Pierre s’accroche à ce poste et à sa petite routine. Avec un enfant à charge, et les traites du pavillon à payer, il a besoin de son petit salaire pour vivre décemment. Pas comme son frangin, qu’il estime complètement à la dérive…
Ben (Benoît Poelvoorde), vit en effet une vie d’errance en centre ville. Mais pas par obligation, par choix! Le garçon  est en effet un punk à chien pur et dur, avec crête à pointes, godasses militaires, piercings, tatouages et… chien, donc. Il refuse le conformisme et les règles établies. D’ailleurs, il ne veut plus qu’on l’appelle Ben, mais “Not”, comme l’indique le tatouage sur son front…

Les deux frères se retrouvent attablés dans la petite baraque à frites familiale, au coeur de la zone commerciale, réunis pour l’anniversaire de leur maman, une ex-punkette elle aussi, jouée par la déjantée Brigitte Fontaine. Comme d’habitude, ils ont des vues divergentes sur la société, le travail, la vie, et finissent par s’engueuler. Not est contre les zones commerciales, qu’il voit comme des points de rencontre pour zombies, son frère lui affirme qu’au contraire, ce sont des endroits vivants, où les gens trouvent de quoi être heureux et subvenir à leurs besoins.
Not réfléchit… Pas besoin d’aller en centre-ville. Il suffit de zoner autour du centre commercial pour trouver ce qu’il lui faut pour vivre et nourrir son chien (Billy Bob, le chien de Poelvoorde à la ville)…

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Evidemment, son attitude rebelle attire vite l’attention. Les commerçants se plaignent, les clients sont outrés, et les deux frères s’engueulent encore plus.
Dans un film “normal”, on s’attendrait à ce que Not rentre dans le rang, raisonné par son frangin et ses parents. Mais voilà, comme on est chez Delépine & Kervern, c’est tout le contraire qui se produit. Largué par sa femme, viré de son emploi après avoir pété les plombs, Jean-Pierre perd tout ce qui stabilisait son existence petite-bourgeoise. Il finit par rejoindre Not et le mouvement punk, en se faisant rebaptiser “Dead”.
Not et Dead enfin réunis, cela donne “Punk is not dead”. Les deux frangins se  sentent plus forts que jamais et décident de lancer la révolution dans la zone commerciale, en attendant un mouvement d’ampleur national, voire mondial.

Le hic, c’est que le peuple, amorphe, apathique, quasiment anesthésié, ne suit pas. Les gens sont englués dans leurs petits problèmes, dans leurs vies pépères. Ils sont centrés sur eux-mêmes, à la rigueur sur leurs proches parents – et encore… – et ne se préoccupent absolument pas des autres, La scène la plus folle du film est celle où Dupontel tente de s’immoler par le feu au milieu du supermarché, devant des clients qui ne réagissent pas. Un type prend feu et personne ne bronche, personne n’esquisse ne serait-ce qu’un mouvement pour lui venir en aide!
Dans ces conditions, difficile de les convaincre de faire la révolution…
Le titre du film est un leurre, une accroche ironique. Le Grand soir rêvé par les révolutionnaires, n’est certainement pas pour tout de suite, n’en déplaise à tous les mouvements d’indignés un peu partout sur la planète. Delépine et Kervern dressent le constat désabusé d’un système économique à bout de souffle, mais qui perdure parce  que les peuples sont incapables de réagir et surtout de s’unir pour se rebeller, endormis qu’ils sont par la société de consommation…

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Ce long-métrage est probablement le plus pessimiste du tandem.
Dans leurs oeuvres précédentes, il y avait au moins un mouvement, synonyme de changement, de rencontres, d’horizons nouveaux… Ici, l’action ne quitte jamais la zone commerciale. Les personnages y stagnent. Il y sont en quelque sorte prisonniers…
Et puis, dans les précédents opus de Delépine et Kervern, les protagonistes savaient contre qui ou quoi se rebeller, ils pouvaient mettre un nom sur leurs malheurs – une entreprise, des nantis abusant de leurs privilèges et de leur pouvoir, des patrons-voyous…- et prenaient la route pour régler leurs comptes.
Ici, les deux frère ne savent pas vraiment contre qui se rebeller. Le patron du magasin de literie qui tyrannisait Jean-Pierre? Un simple pion sur l’échiquier du capitalisme sauvage… Les consommateurs amorphes? Des victimes du système… Non, en fait, Not et Dead sont en lutte contre quelque chose qui les dépasse totalement, qu’ils ne peuvent pas identifier, pas personnifier.
En voyant le film, on a la curieuse impression d’assister à la séquence finale d’un western. La zone commerciale, avec ses bâtiments interchangeables d’un ou deux niveaux,  ressemble à une ville du far-west, quasi déserte au moment du duel final. Les deux héros se préparent à former une horde sauvage pour affronter un ennemi… qui n’arrivera jamais.

C’est peut-être pour cela que le film a été tourné dans l’ouest… de la France et que l’affiche montre Poelvoorde et Dupontel en cowboy et en indien…
Un mot sur le casting, justement. Les deux acteurs principaux, comiques explosifs capables d’exceller dans le registre de la comédie trash, n’avaient jamais joué ensemble dans un film. C’est chose faite! Ils sont impeccables dans ces personnages de marginaux qui pètent les plombs et, contrairement à ce que l’on aurait pu craindre de leur rencontre, aucun des deux n’essaie de tirer la couverture à lui. Il faut dire que Delépine et Kervern ont su leur garantir à chacun quelques scènes leur donnant l’occasion de briller – par exemple, une chorégraphie cocasse de Poelvoorde devant un restaurant ou les divagations alcoolisées de Dupontel devant un magasin de jouets pendant que son compère essaie de le faire embaucher auprès de la propriétaire des lieux…

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Pour les seconds rôles, outre le cabot punk de Poelvoorde (grand prix du jury de la Palme Dog 2012, signalons-le…), les cinéastes ont encore ménagé quelques surprises aux spectateurs. On retrouve notamment la déjantée Brigitte Fontaine et son conjoint Areski Belkacem, en parents du duo punk, qui trouvent leur bonheur dans l’épluchage de patates, les Wampas, les fidèles Yolande Moreau et Miss Ming, mais aussi les belges Bouli Lanners, Serge Larivière et l’entarteur Noel Godin, Hermann Fuster, l’employé municipal qui agrippa Nicolas Sarkozy par le col de chemise lors d’un déplacement à Brax, et Gérard Depardieu dans le rôle d’un médium capable de lire l’avenir dans l’eau de vie…

Autant dire qu’en plus d’être une sorte de fable sur la fin des utopies révolutionnaires, Le Grand soir est avant tout une comédie décapante, oscillant entre humour décalé et folie furieuse. On aime ou on n’aime pas, c’est certain, mais il y a une patte d’auteurs indéniable…
En tout cas, ceux qui ont apprécié les précédents films du tandem devraient également apprécier celui-ci, peut-être un peu moins percutant que Louise-Michel  ou moins surprenant que Mammuth, mais évoluant quand même hors des sentiers battus et possédant suffisamment de potentiel comique pour vous faire passer une bonne soirée, à défaut d’un “Grand Soir”.

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Le Grand soirLe Grand soir
Le Grand soir

Réalisateurs : Benoît Delépine, Gustave Kervern
Avec : Benoît Poelvoorde, Albert Dupontel, Brigitte Fontaine, Areski Belkacem, Bouli Lanners, Serge Larivière, Gérard Depardieu
Origine : France
Genre : Il était une fois la révolution dans l’ouest de la France.
Durée : 1h32

Date de sortie France : 06/06/2012
Note pour ce film :

contrepoint critique chez : Le Nouvel Obs
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