ACAB (All Cops Are Bastards), prix “Sang neuf” du Festival du film policier de Beaune 2012, sort en salle le 18 juillet.
Pour l’occasion, nous avons eu la chance et le plaisir de rencontrer son réalisateur, Stefano Sollima, en compagnie de quelques consoeurs et confrères du web (Cinémaniac , Cinephilia, Vodkaster, Bobo blog).
L’homme est chaleureux, affable, élégant. L’antithèse, en somme, de ses personnages de flics racistes et violents.
Il revient avec nous sur ses intentions, ses choix de mise en scène, son travail avec les acteurs…
Vous avez tourné “Romanzo criminale”, la série télévisée, prolongement du film de Michele Placido. Là, vous adaptez le roman “ACAB” de Carlo Bonini. Ce sont deux grands succès de librairie en Italie…
Comme je n’écris pas de scénarios originaux, les romans sont pour moi une grande source d’inspiration. Pour ACAB, c’est la lecture du roman, très bien construit, qui a initié le projet. Ensuite, nous avons réfléchi, les scénaristes et moi, à comment l’utiliser comme base pour notre film.
Nous avons travaillé autour de ce récit, en ajoutant des personnages, en en supprimant d’autres, en changeant certains éléments de l’intrigue.
Vous avez bien travaillé… Déjà parce que vous évitez les stéréotypes. Vos personnages sont tous assez denses, assez complexes…
Merci. Veiller à ce que les personnages ne soient pas des caricatures de policiers était le point crucial de mon travail.
Ensuite parce que vous abordez beaucoup de thèmes différents et que l’ensemble est bien proportionné, complet et simple à aborder…
Quand on a écrit le scénario, on a repéré dans le livre au moins quatre ou cinq thèmes qui pouvaient tous donner matière à un long métrage entier.
Le travail autour du dosage des différents personnages, des différents sujets, de tous les ingrédients du récit, a été compliqué. Si on déplaçait un élément, le résultat final pouvait devenir soit un mélodrame, soit un thriller. On pouvait basculer vers du stéréotype ou montrer des choses qui n’étaient plus essentielles. Ca a été compliqué de maintenir cet équilibre, ce centre de gravité…
Avec ACAB, vous renouez avec une certaine tradition du cinéma italien, celle des films de Francesco Rosi, d’Elio Petri et autres cinéastes engagés des années 1970. L’aspect politique est ici plus marqué que dans la série “Romanzo Criminale” …
Oui. “Romanzo Criminale” était avant tout un thriller, le récit d’une formation criminelle. C’était aussi une oeuvre politique, mais en arrière-plan, le récit s’inscrivant dans le contexte politique particulier des années de plomb, des brigades rouges et de l’enlèvement d’Aldo Moro… . ACAB est aussi un film de genre, d’une certaine façon, mais là, l’aspect politique et social est le moteur du récit.
Votre film est un voyage au bout du fascisme “ordinaire”…
C’est plutôt un voyage au coeur d’une société. Une société totalement divisée en petits groupes et en petits clans qui luttent entre eux. Ce n’est pas un film sur le fascisme, mais c’est assurément un film où tous les personnages sont fascistes ou affiliés à l’extrême droite.
La plupart des policiers et des CRS sont de cette sensibilité politique. C’était donc naturel de montrer ce monde-là.
Ce qui est intéressant, c’est que ces personnes qui partagent à peu près les mêmes idées sont assez nettement divisés et s’affrontent. Et c’est à peu près la même situation de l’autre côté, à l’extrême gauche.
C’est vrai que la haine et les affrontements qui en découlent sont au centre du récit. Vous les filmez comme on filme une guerre. C’est très violent parfois…
La violence fait partie de notre société et elle fait aussi partie du quotidien des CRS. Il était nécessaire de la montrer à l’écran et dans ces conditions, il n’y a pas 36 façons de la mettre en scène, de la représenter : c’est toujours quelque chose de “brutal”.
Vous avez travaillé comme reporter de guerre. Est-ce que cette expérience a nourri votre travail de cinéaste?
Mon expérience de journaliste/reporter ne m’a pas directement aidé pour ce film. Je n’ai pas besoin de cela pour porter un regard particulier sur les faits que je relate. En revanche, elle m’a appris une chose importante : la vérité d’un seul point de vue n’existe pas. Un témoignage filmé n’est qu’un petit fragment de la réalité, une vision partielle de ce qui s’est réellement passé.
Dès le départ, j’ai donc envisagé ACAB, comme un ensemble de petits fragments, chacun portant sa propre vérité et permettant au spectateur de se forger une vue d’ensemble de la situation, sans manichéisme.
Il n’y a jamais de vérité unique. C’est ça que m’a appris le métier de caméraman…
Est-ce que ce métier de caméraman vous a aussi appris une certaine façon de filmer? Votre caméra nous plonge au coeur de l’action, au coeur d’un groupe d’individus, de façon très brute, très réaliste.
Bien sûr, le métier de caméraman t’apprend à capter le réel, à choisir rapidement ce qui est intéressant à filmer pour ton reportage. C’est toi qui te retrouves au coeur de l’action et tu dois te débrouiller pour filmer la situation.
La différence, ici, c’est que tu ne dois pas saisir sur le vif la réalité. Car c’est toi qui fabriques de toutes pièces cette réalité.
Vous avez fait le choix de ne pas filmer les représentants du pouvoir, du gouvernement… Est ce que c’est une façon de montrer le manque d’implication des responsables politiques dans certains dossiers brûlants? Ou bien est-ce juste parce que vous trouvez plus efficace de filmer l’absence pour dénoncer les failles du système?
La aussi, la question du point de vue est au centre de la réflexion.
J’ai choisi d’adopter pour ce film le(s) point(s) de vue des quatre policiers de cette brigade de CRS. Ils sont envoyés par l’état pour faire le sale boulot à sa place. Quand tout va bien, on estime qu’ils font juste leur boulot, mais s’ils dérapent, l’état prend alors ses distances. En fait, quoi qu’il arrive, en toute circonstance, l’état les laisse seuls, livrés à eux-même. Pour illustrer cela, je ne pouvais donc pas montrer de représentants d’un pouvoir qui brille parfois par son absence.
Par rapport au livre, vous avez rajouté un personnage, le personnage d’Adriano. Que vouliez vous exprimer avec ce personnage?
La différence entre le film et le roman, c’est que pour le film, on a toujours besoin de quelque chose qui nous fasse entrer dans le récit, dans l’univers qui est décrit. Surtout si cet univers est complexe, difficile, inconfortable.
L’utilisation d’une recrue est un mécanisme classique de film policier. Le spectateur peut s’identifier plus facilement à ce novice qui découvre les choses en même temps que lui.
C’est aussi le personnage qui a la plus haute moralité au sein du groupe de CRS…
Oui, c’est celui qui se distingue des autres. C’est grâce à lui que l’on peut prendre de la distance par rapport au reste du groupe, et aux idées qu’ils véhiculent.
Le spectateur préfèrera sans doute s’identifier ce personnage plus moral plutôt qu’aux autres flics.
Après, cette affaire de moralité est encore une question de point de vue. Quand le personnage prend une importante décision à la fin du récit, on ne peut pas savoir si ce qu’il fait est bien ou mal…
Mais le personnage est indéniablement un point d’équilibre du film.
Adriano fait un peu penser, de par son respect d’une certaine éthique, au fils de Mazinga, même si leurs trajectoires sont très différentes. Ils sont les deux personnages les plus “purs” du récit, à leur manière… Avez vous voulu créer une sorte de lien entre les deux?
Les personnages sont très différents, pour ne pas dire à l’opposé l’un de l’autre.
D’un côté, il y a le fils de Mazinga qui a absorbé le pire de son éducation, le pire de ce que lui a donné son père, c’est-à-dire son idéologie extrêmiste radicale. De l’autre, il y a un personnage qui rejette le pire de son apprentissage et finit par faire le choix du respect de la loi.
A côté de cela, il y a le personnage de Cobra, que nous avons voulu sans famille à charge. Ainsi, il peut faire office de père métaphorique pour Adriano. C’est lui qui lui apprend comment être un bon policier, qui lui enseigne les valeurs du métier, et lui montre également les facettes plus sombres de la profession…
Le lien entre les deux personnage est là, à travers ce récit de transmission des valeurs de père en fils…
Le fils de Mazinga donne l’impression d’avoir envie d’aller en prison purger sa peine plutôt que d’être sauvé grâce aux combines de son père. Il déteste son père et la société à laquelle il participe en tant que fonctionnaire de police…
C’est paradoxal, mais c’est classique comme relation. Le fils reproche à son père de ne pas être parfait. Et il le rejette pour chercher alors à incarner lui-même son propre idéal de perfection…
Finalement, tous les personnages imaginent ce que pourrait être une société meilleure. Mais même s’ils partagent certaines idées communes, iIs ne sont pas d’accord les uns avec les autres. Ce qui est triste, c’est qu’il n’y a pas d’idéal politique derrière tout cela. Juste des divisions, de la haine et de la violence…
En tout cas, vos acteurs semblent, eux, être sur la même longueur d’onde. On a l’impression d’une alchimie entre eux. Comment s’est passé le travail avec vos comédiens?
On a fait travailler les acteurs ensemble pendant plusieurs semaines avant le tounage. Il y a eu tout un travail d’entrainement physique, pour reproduire les gestes des CRS, utiliser leur matériel,… Cela a contribué à forger un esprit d’équipe, à rapprocher les acteurs…
Le travail avec les acteurs est fondamental. Je suis toujours attentif à cela et je veille à ce qu’il y ait la formation d’une vraie équipe de tournage, une vraie cohésion entre les acteurs. ..
A l’écran, on a bien l’impression de voir une sorte de famille unie non pas par des liens de sang, mais par une amitié forte, une fraternité. Est ce que, pour vous, ce groupe si soudé vous sert à montrer à la société italienne qu’il est nécessaire de recréer du lien pour s’en sortir?
Non, parce que le lien est un lien tribal. C’est le contraire d’une société évoluée. Les clans, les groupes ont tendance à s’affronter pour des broutilles. Des idées politiques ou l’appartenance à tel ou tel groupe de supporters de club de football.
Vous parliez tout à l’heure de lien de filiation. La fin fait penser à un western urbain, dans les regards, l’attente mutique du combat final. Est-ce que c’est une sorte d’hommage – conscient ou non – à votre père, qui réalisé plusieurs westerns spaghetti dans les années 1960. Est-ce que ses films vous ont influencé?
Pas directement, pas consciemment en tout cas. Je voulais surtout construire une fin qui n’en soit pas une. Quelque chose d’ouvert, construit sur l’attente de quelque chose qui restera en suspens. Mais il est vrai que je suis un grand consommateur de films de genre, de westerns, et j’y ai peut-être pensé en construisant l’atmosphère de cette scène…
Justement, le cinéma de genre c’est quelque chose qui semble vous tenir à coeur. “Romanzo criminale”, malgré son fond politique, c’est un film de genre, Et vous avez tourné des séries policière avant ce film… C’est quelque chose que vous voulez continuer à explorer?
Oui, au moins pour le prochain film. Après, on verra…
Que sera votre prochain film?
Un polar. Je ne peux pas en parler, mais ce sera bien un film de genre.
Est-ce que vous pensez réaliser un documentaire sur un des sujets auxquels vous vous intéressez dans le film, pour l’approfondir davantage?
Non, je fais des films de fiction, pas du documentaire.
J’en ai fait, mais je préfère la fiction. C’est plus facile de montrer la réalité avec de la fiction qu’avec du documentaire. Toujours à cause de cette histoire de point de vue unique…
Le film se passe à Rome. Le film aurait-il pu être fait dans une autre ville d’Italie?
Tous les faits que l’on a raconté se sont déroulé à Rome. De plus, pour le sujet, il fallait pouvoir placer l’action dans une grande métropole. Or Rome est plus grande que Naples, Milan et d’autre grandes villes italiennes.
Un mot sur la musique. La bande-originale est formidable.
La musique aide aussi à raconter une partie de l’histoire. Tous les morceaux ont une fonction précise. Le premier morceau des White stripes est un choeur repris dans les stades, dont les paroles ont été changées pour se moquer de la police. Le titre de Joy Division que l’on entend chez Cobra montre une facette intéressante du personnage. Un policier qui écoute Joy Division, c’et rare…
Comment le film a été reçu en Italie.
Bien. Il y a eu quelques remous au début. Tout le monde me reprochait d’avoir fait un film pour l’autre bord. Les fachos, me reprochaient d’avoir fait un film communiste. Les communistes, un film fasciste, Les policiers pensaient que c’est un film contre la police, les journalistes pensaient qu’au contraire que c’est un film à la gloire de la police… Quand le film est sorti ça s’est calmé.
L’objectif c’était de faire de la provocation?
Non, pas du tout. Je pensais que seuls les policiers risquaient de s’énerver. Le sujet est quand même délicat…
C’est un sujet polémique?
Oui, mais tout va bien maintenant (sourire)…
Merci Stefano Sollima, et bonne chance pour votre film!
Entretien réalisé le 9 juillet 2012 chez Bellissima Films, Paris 8ème, en compagnie de consoeurs et confrères de Cinémaniac , Cinephilia, Vodkaster, Bobo blog
Merci à Laetitia Antonietti et Clément Rébillat pour l’organisation de cette rencontre