ACAB “All cops are bastards”… “Tous les flics sont des salauds”. Cette expression circule beaucoup dans les groupuscules contestataires et les supporters “ultra” de clubs de foot. Et elle correspond à l’image qu’une bonne partie de la population a des forces de l’ordre. Les personnages principaux du film de Stefano Sollima, ACAB. (All cops are bastards) semblent prendre un malin plaisir à justifier quotidiennement cette idée reçue. Cobra, Nero et Mazinga sont membres d’une brigade de CRS à Rome. Chaque jour, ils bloquent des manifestants venus défendre leurs droits, évacuent des pauvres gens de leurs taudis, expulsent des sans papiers ou calment les tiffozi un peu trop excités… Et chaque jour, il arrive un moment où ils sont amenés à se servir de leurs matraques pour fracasser des boîtes crâniennes et briser des côtes. Quand ils vont un peu trop loin et qu’ils commettent des bavures, ils témoignent les uns en faveur des autres et hop, le tour est joué, les poursuites sont abandonnées. Ah ça, ils savent se serrer les coudes! On ne va pas leur reprocher d’avoir de l’esprit d’équipe quand même! Ils sont liés par leur métier, mais aussi par les mêmes idées politiques, très ancrées à droite, voire à l’extrême droite, avec une obsession pour l’ordre et la nécessité de protéger leur pays contre les étrangers. Le qualificatif de “fascistes” que leur balancent certains manifestants est ici tout à fait approprié, et quand on ne partage pas leur vision des choses, difficile de les trouver sympathiques. Stefano Sollima contourne le problème de deux façons. Déjà, il ajoute à ce groupe déjà bien soudé une nouvelle recrue, un “bleu” prénommé Adriano. Le garçon n’est pas un ange non plus, loin de là. C’est un ancien voyou, qui fut lui aussi proches des mouvements extrémistes. Mais il s’est engagé dans la police pour avoir un boulot “propre” et honnête, et il est moralement un cran au-dessus de ses camarades. Le fait qu’il soit novice et porte un regard neuf sur ce groupe de vieux de la vieille le rapproche du spectateur, qui découvre les arcanes de la police italienne. Sollima force ainsi notre identification à ce personnage, qui nous sert de porte d’entrée vers cet univers sombre et viril. L’astuce est vieille comme le monde. C’est un grand classique de la littérature et du cinéma policier. On en a eu un autre exemple, il n’y a pas si longtemps, avec L’Elite de Brooklyn. Une grosse ficelle, mais terriblement efficace… Ensuite, il prend le parti de ne pas porter de jugement sur ses personnages, et de ne jamais verser dans la caricature. Ces flics ne sont certes pas aimables. Ils sont violents, magouilleurs, racistes et n’hésitent pas à s’aventurer hors des limites de la loi. Mais en découvrant leurs conditions de travail, souvent difficiles, et le contexte dans lequel ils évoluent, on ne peut s’empêcher d’éprouver un minimum d’empathie à leur égard. Ce n’est pas évident d’être constamment en première ligne, face à des individus agités, prêts à en découdre. Les CRS doivent d’abord attendre, subissant sans broncher les quolibets, les insultes, les crachats. Ils n’agissent que si leurs supérieurs leur en donnent l’autorisation. Aussi, quand ils ont enfin la liberté d’agir, après avoir été rudoyés pendant de longues minutes, ils se défoulent sur les premiers venus. Cette violence nourrit le ressentiment des victimes et continue d’alimenter un cycle de haine permanent. Tous ceux qui se retrouvent face à eux les détestent. Pour les gens de gauches, ils sont de détestables fascistes. Et pour les gens de droite, ils ne sont que des pions à la solde d’un état corrompu et laxiste vis-à-vis de l’immigration et de la délinquance… Des pions, oui… Comme dans un jeu d’échecs, ils forment une ligne de barrage, et sont les premiers sacrifiés. Quand tout va bien, l’état s’appuie sur eux pour faire régner l’ordre. Ce sont eux qui doivent exécuter la sale besogne. Mais quand les choses tournent à l’aigre, lorsqu’ils commettent des bavures – des évènements qui restent finalement plutôt rares, au vu du contexte de haine et de tension dans lequel ils évoluent – le gouvernement ne les soutient plus, voire les accable. En fait, les flics de Stefano Sollima sont des gens ordinaires, qui ressemblent beaucoup à ceux qu’ils ont pour mission de canaliser. Ils sont confrontés aux mêmes problèmes : relation de couple en pleine déliquescence, relation père-fils conflictuelle, solitude… Le tout est juste alourdi et rendu encore plus complexe par les contraintes du métier de policier, avec ses horaires décalés et la tension qu’il génère. Le seul moment où ces flics se sentent vraiment “en famille”, c’est quand ils sont tous ensemble, soudés par leurs liens professionnels et la nécessité de veiller les uns sur les autres. Les anciens initient les plus jeunes aux règles du clan, leur transmettent les valeurs du groupe, leur apprennent les ficelles du métier, même celles qui sortent de la légalité. Ainsi, Cobra prend le jeune Adriano sous son aile, lui apprend à canaliser sa violence. Et dans le même temps, il l’initie aux petites combines qui permettent aux membres de la brigade de se protéger les uns les autres. Cette relation entre le disciple et son père spirituel sert de contrepoint à la relation houleuse qu’entretient Mazinga avec son fils. De son éducation, le garçon n’a retenu que les mauvais côtés. En rupture avec son père, il s’associe avec un groupuscule fasciste radical, un de ceux que les CRS sont censés empêcher de nuire… Le fils de Mazinga n’est pas si différent d’Adriano, ou de son père, ou des autres membres du groupe. Il suffit d’un rien pour que ces hommes empruntent un chemin ou un autre. La frontière entre le bien et le mal est des plus minces dans ce petit monde où les valeurs morales sont parasitées par des idées extrémistes. Oui, ces flics sont des “bâtards” : les rejetons illégitimes de la loi et de la corruption, de l’ordre et du fascisme. Il sont le symptôme d’une société malade, où se télescopent un individualisme forcené et des réflexes communautaires – claniques et ultranationalistes. A travers son récit, Stefano Sollima nous en dresse un portrait bien peu reluisant, et nous pousse à nous interroger non seulement sur l’avenir de la société italienne, mais aussi sur celui de l’ensemble des nations européennes, dans un contexte de crise économique, d’inégalités sociales et de résurgence des idées extrémistes. Mais si ACAB. possède un fond politique très marqué, il reste avant tout un film de genre terriblement efficace. Un polar sec, brut de décoffrage, qui nous plonge au coeur de l’action aussi efficacement qu’un documentaire. Rien d’étonnant : le cinéaste a d’abord été reporter en zone de guerre avant de se lancer dans la fiction cinématographique et télévisuelle. Et en tant que fils d’une des figures du cinéma de genre italien des années 1960/1970, il a été biberonné au western spaghetti, au film d’aventures et au polar. Parmi les autres influences du cinéaste, il est probable que l’on trouverait d’autres films des années 1960/1970, comme Les Flics ne dorment pas la nuit, de Richard Fleischer, ou les oeuvres engagées de Francesco Rosi ou d’Elio Petri. Des oeuvres qui ont en commun de faire la part belle aux acteurs. Comme ACAB… Tous les acteurs sont ici excellents, à commencer par Pierfrancesco Favino, gueule du cinéma italien déjà remarquée dans Romanzo criminale et quelques seconds rôles hollywoodiens. Il trouve sans doute là l’un des meilleurs rôles de sa carrière. Pour sa performance et celle de ses camarades Filippo Nigro, Marco Giallini, Andrea Sartoretti et Domenico Diele, pour la mise en scène haletante de Stefano Sollima, pour le fond et pour la forme, on vous conseille chaudement ce polar, qui a remporté le très convoité prix “Sang Neuf” lors du dernier Festival du film policier de Beaune. ________________________________________________________________________________ ACAB (All Cops Are Bastards) ACAB (All Cops Are Bastards) Réalisateur : Stefano Sollima Avec : Pierfrancesco Favino, Filippo Nigro, Marco Giallini, Andrea Sartoretti, Domenico Diele Origine : Italie Genre : C.R.S S.S !!! Durée : 1h52 Date de sortie France : 18/07/2012 Note pour ce film : ●●●●●○ contrepoint critique chez : L’Humanité ________________________________________________________________________________