Une femme, Murielle (Emilie Dequenne) est allongée sur un lit d’hôpital, mal en point. Elle parvient à souffler aux infirmiers qui s’occupent d’elle ces mots pétrifiants : “Enterrez-les au Maroc…”. Dans la pièce d’à-côté, André (Niels Arestrup) attend le conjoint de Murielle, Mounir (Tahar Rahim) et vient immédiatement lui annoncer une nouvelle que l’on pressent terrible.
Au plan suivant : quatre petits cercueils sont chargés dans un avion en partance pour le Maroc…

Ainsi commence A perdre la raison, le nouveau film de Joachim Lafosse. Par son dénouement…
L’idée pourrait sembler curieuse, de prime abord. Mais elle est au contraire brillante, signe d’une grande maîtrise de la narration et de la mise en scène.
En procédant ainsi, Joachim Lafosse nous cueille à froid et nous force d’emblée à nous attacher à ses personnages. Il se débarrasse aussi des effets mélodramatiques qui auraient pu plomber la fin de son film et aiguise notre curiosité. On connaît le dénouement, d’accord, mais que s’est-il passé? Comment cette tragédie, la mort de quatre enfants, a-t-elle pu se produire?
C’est ce que le cinéaste nous propose de découvrir au fil d’un récit joliment construit, reposant essentiellement sur les liens qui unissent les personnages principaux et leur surprenante évolution au fil du temps, avec un malaise de plus en plus palpable.

On découvre progressivement  l’histoire de Murielle et Mounir. Au début, ils sont jeunes, insouciants et très amoureux. Ils veulent vivre ensemble, se marier et fonder une famille, mais leurs beaux projets se heurtent à une implacable réalité pécuniaire. Ils sont sans le sou…
André, le père adoptif du jeune homme, accepte de leur donner un coup de pouce. Il finance leur mariage, les héberge chez lui, donne même à Mounir un travail dans son cabinet médical. Il est toujours attentionné, prévenant, gentil, offre des petits cadeaux et des présents plus coûteux. Les jeunes mariés l’apprécient et lui sont reconnaissants pour tout ce qu’il peut faire pour leur bonheur. 

Quand le couple a des enfants, André est encore présent et fait tout pour les aider. Il leur donne de plus en plus d’espace dans son appartement, leur apporte le soutien financier nécessaire. Un brave homme, bon et généreux? Tout dépend de la façon de voir les choses…
André est certes sympathique et bienveillant, mais sa présence est envahissante. Il est toujours dans les pattes du couple et de leurs enfants, dans les moments de joie comme dans les coups de fatigue. Mounir et Murielle n’ont plus vraiment d’intimité. Dès qu’ils veulent discuter de choses ayant trait à la vie de famille, André peut s’immiscer dans la conversation et donner son point de vue. Et le couple n’ose pas vraiment le remettre à sa place. Après tout, il est chez lui. Ils ne sont que ses invités…
Murielle réalise peu à peu l’emprise que son beau-père exerce sur sa cellule familiale. Il les empêche de façon subtile de s’émanciper, de vivre leur vie de famille sans lui. La situation se fait de plus en plus pesante au fil des mois, semant la zizanie au sein du ménage et plongeant la jeune femme dans un profond malaise…

Comme dans Elève libre, Joachim Lafosse décrit une relation complexe, tordue, viciée entre ses personnages. Une relation d’abord positive, où chacun y trouve son compte, mais qui se pervertit au fil du temps et se transforme en rapport de forces, en relation dominant/dominé.
Mais ce qui est très fort, c’est que cette évolution se fait de façon très subtile, tout en nuances. difficilement perceptible. Vu de l’extérieur André a toujours l’air d’être un ami qui leur veut du bien, et Murielle donne des signes de faiblesse et de fragilité nerveuse. Vu de l’intérieur, André, qui sent que sa place dans la structure familiale menacée, resserre l’étau et la jeune femme est la principale victime du piège qu’il referme lentement sur eux…

Ces liens troubles entre les personnages sont du pain béni pour les magnifiques acteurs que sont Tahar Rahim, Niels Arestrup et Emilie Dequenne.
Les deux premiers, très complices et complémentaires, se retrouvent de nouveau, après Un Prophète, dans une relation de “filiation” tortueuse et complexe. Et ils sont sans surprise impeccables dans leurs rôles respectifs.
Emilie Dequenne, elle, est tout simplement époustouflante dans son rôle de femme et de mère perturbée, en perte de repères. Elle se nourrit elle aussi de ses rôles passés – Rosetta et La Fille du RER, notamment – en les enrichissant d’une maturité d’actrice nouvelle. Tour à tour radieuse et fébrile, rebelle et soumise, fragile et inquiétante, elle crève l’écran et nous bouleverse, tout simplement.

Joachim Lafosse aurait pu se contenter de filmer ces brillants numéros d’acteurs et de raconter cette histoire de famille particulière et tortueuse. Cela aurait déjà donné un film passionnant. Mais il va encore plus loin en y mêlant d’autres thématiques tout aussi riches. Il aborde pèle-mêle, des sujets aussi importants que la responsabilité d’être parent, l’importance de la structure familiale, la place de la femme dans le couple. Mais aussi, par le biais de l’histoire d’adoption du marocain Mounir par le français André, il parle de l’héritage colonial de la France, des mariages mixtes ou blancs, de choc culturel entre le Maghreb et la France, de quête identitaire. Autant de paramètres qui viennent encore complexifier les liens entre les personnages…
Ainsi,  Mounir se retrouve coincé entre un père adoptif qui veut couper les ponts avec sa vie passée, au Maroc, et une femme qui cherche, elle, à se

A perdre la raison est une oeuvre narrativement brillante, thématiquement très riche et très subtile, remarquablement interprétée… et, pour couronner le tout, mise en scène avec talent. Joachim Lafosse réussit à faire monter lentement la tension, prend le temps de s’intéresser à chaque personnage, de développer ses sujets sans jamais céder à la facilité. Il se permet malgré tout des scènes audacieuses, comme cette longue séquence où Emilie Dequenne, au volant de sa voiture, craque nerveusement tout en chantant “Femmes, je vous aime” de Julien Clerc. Moment de tension et d’émotion intense, inoubliable…

Vous l’aurez compris, à nos yeux, A perdre la raison est l’un des plus beaux films de l’année, et nous vous le recommandons donc vivement.
Il est certes glaçant, dur, effroyable mais aussi bouleversant et formidable d’intensité dramatique.

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A perdre la raison
A perdre la raison

Réalisateur : Joachim Lafosse 
Avec : Emilie Dequenne, Tahar Rahim, Niels Arestrup, Nathalie Boutefeu, Stéphane Bissot, Mounia Raoui
Origine : France, Belgique 
Genre : tragédie familiale 
Durée : 1h51

Date de sortie France : 22/08/2012
Note pour ce film : ●●●●●●

contrepoint critique chez : Télérama (critique contre)
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