“The Oregonian” de Calvin Lee Reeder

Par Boustoune

Chez Angle[] de vue, vous le savez, on aime tout particulièrement le cinéma de David Lynch, y compris – et surtout – dans sa veine expérimentale/psychanalytique. Visiblement, nous ne sommes pas les seuls…
Calvin Lee Reeder semble lui aussi beaucoup apprécier le cinéma de David Lynch. C’est du moins l’impression que donne son film, The Oregonian, un trip dérangeant qui semble constamment évoluer sous l’influence du réalisateur de Lost Highway, Mulholland drive et INLAND Empire.

Comme les films de Lynch, The Oregonian est une oeuvre qui s’affranchit des règles scénaristiques traditionnelles, délaisse les routes toutes tracées et bien balisées de la dramaturgie classique pour s’aventurer dans des chemins de traverse plus tortueux. Il propose ainsi au spectateur une expérience cinématographique plus sensorielle que purement narrative, l’emmenant au coeur d’un cauchemar peuplé de personnages inquiétants et de monstres étranges.
Et comme les films de Lynch, The Oregonian va probablement être violemment rejeté par une bonne partie du public, soit parce que les spectateurs ne seront pas capables de s’abandonner à ce dispositif, soit parce qu’ils seront rebutés par le côté horrible/traumatisant de cette virée en enfer, ou encore parce qu’ils resteront perplexes face à un film incompréhensible, faute d’explications rationnelles aux évènements relatés dans le film. Dommage…
En fait, la richesse d’une telle oeuvre se mesure justement aux sensations qu’elle procure et aux possibilités d’interprétation qu’elle offre. Et de ce point de vue-là, le film de Calvin Lee Reeder est assurément une réussite.

Si tant est qu’il raconte quelque chose, le film est une sorte de road-movie qui a pour héroïne une blondinette dont on ne sait rien, hormis  qu’elle vient de l’Oregon – c’est du moins ce qui est indiqué sur la plaque de sa voiture.
Au début du film, on la voit enjamber un homme abruti par l’alcool et quitter un ranch. Puis on la retrouve au volant de sa voiture, tombée dans un fossé  le long d’un bois. Elle réussit non sans mal à s’extirper du véhicule et, sérieusement blessée et dégoulinante de sang, part chercher du secours. Au bout de quelques mètres, elle entend de plus en plus distinctement un bip ressemblant à celui d’un cardioscope d’hôpital et est aveuglée par une lumière blanche intense.

A partir de ce moment-là, les choses échappent à toute logique apparente.
L’héroïne se retrouve à son point de départ, dans sa voiture accidentée. Elle ne saigne plus, mais ne se rappelle plus de rien. Elle repart en quête de secours et croit être tirée d’affaire quand elle aperçoit, plus loin sur la route, une vieille femme habillée de rouge. Mais la femme en question est bizarre. Elle a le regard un peu fou et ne cesse de sourire. Et elle ne bouge pas quand l’héroïne s’adresse à elle… Franchement flippante, cette vieille-là. Un ersatz du Bob de Twin Peaks, du Mistery man de Lost Highway ou du couple de vieillards souriants de Mulholland drive. Il y a quelque chose de profondément malsain chez elle.
Et au-delà, elle ne trouve que des bâtiments vides et des routes désertes. Le téléphone ne fonctionne pas, la télévision non plus. Elle fait bien quelques rencontres, mais de plus en plus bizarres…
Outre les apparitions, toujours flippantes, de la vieille femme en rouge, l’héroïne croise un type en costume vert pelucheux envahissant, un routier-zombi qui urine du sang et du gas-oil (et qui aime les oeufs bien cuits, à l’essence de préférence…), des jeunes hippies dégénérés et des filles qui, quand elles ne sourient pas, elles aussi, de manière fixe, se mettent à hurler d’effroi (ça aussi, c’est flippant…).
Le trajet tourne de plus en plus au cauchemar, saturé d’images violentes, dérangeantes ou répugnantes. La jeune femme se retrouve face à ses victimes et face à des femmes qui crachent du sang, les autres protagonistes se versent, depuis un jerrycan, des cocktails qui semblent être un mélange d’urine, de sang et de sperme pendant qu’un autre type joue un air cacophonique sur une guitare déglinguée.

Esthétiquement, c’est tout aussi fou. L’utilisation du super 16 permet au cinéaste d’obtenir un grain d’image particulier, proche de certains films horrifiques des années 1970 , et de triturer la pellicule dans tous les sens – surexpositions, surimpressions,  rayures, film brûlé, montage brutal…  Et la partie sonore est tout aussi expérimentale, avec ses mélanges de sons étranges, souvent stridents, de rires malsains et de hurlements, de musique cacophonique… Là encore, on se rapproche beaucoup du cinéma de Lynch, qui, dès ses premiers films, travaillait beaucoup l’ambiance sonore. La combinaison des sons et des images donne un spectacle éprouvant, difficile à supporter, mais tout à fait en phase avec les choses bizarres qui nous sont données à voir.

Sans queue ni tête, The Oregonian?
Peut être… Mais comme n’importe quel rêve ou n’importe quel trip hallucinatoire… En effet, le moyen le plus “simple” d’appréhender le film est de le voir comme une plongée dans l’univers mental tourmenté de la jeune héroïne, au seuil de la mort.
Les “bip” que l’on entend quand elle entrevoit la lumière blanche, au début du film, laissent à penser qu’elle est dans une ambulance ou un lit d’hôpital. Elle est forcément dan un état grave puisqu’elle a perdu beaucoup de sang. On peut donc raisonnablement supposer qu’elle est en train d’agoniser. Et on peut alors penser qu’elle revoit alors certains éléments de sa vie, déformés par le prisme d’une construction onirique proche du cauchemar, comme la Betty de Mulholland drive. Un mélange de souvenirs refoulés, de fantasmes, de peurs primales.
Petite variante, on peut voir dans cette entrée dans la lumière une sorte de passage de l’autre côté du miroir, semblable à celui d’Alice dans le conte de Lewis Carroll, qui mènera à la rencontre de personnages tout aussi étranges : une peluche verte à la place du lapin blanc, une vieille folle à la place de la dame de coeur, etc…
On peut enfin considérer que le film a lieu après la mort de la jeune femme et raconte son trajet jusqu’au purgatoire/aux enfers. Un peu dans l’esprit du film d’Herk Harvey, Carnival of souls, auquel on pense aussi, parfois.

La première explication est la plus tentante, surtout si on replace The Oregonian dans la lignée des courts-métrages du cinéaste.
L’héroïne sans nom peut très bien correspondre à Lisa, le personnage interprété par la même actrice, Lindsay Pulsipher, dans Little farm. Le court-métrage tournait autour de cette jeune femme qui s’ennuyait dans la ferme familiale auprès de son père et de son frère. Après une soirée trop arrosée, elle avait des rapports incestueux avec son frangin et son monde s’écroulait à peu près de la même façon que celui de l’accidentée de The Oregonian : apparition d’une vieille folle souriante, images heurtées, sons saturés, images malsaines et sanglantes. Une façon – radicale, certes – pour son esprit d’occulter ces choses tabous, traumatisantes.
L’héroïne du long-métrage, on l’apprend au cours de son voyage, a elle aussi vécu dans un ranch, un lieu dans lequel elle s’ennuyait profondément. Elle a quitté un homme trop possessif – un père, un frère, un mari imposé? – pour partir à la découverte du monde.
Un monde sûrement moins beau que ce qu’elle avait imaginé, peuplé de salauds et de monstres…
On peut très bien imaginer qu’elle est tombée entre les mains d’une secte ou d’un groupe de marginaux qui ont abusé d’elle, et qu’elle a refoulé dans son subconscient toutes les horreurs subies. Le film ne serait alors que la remontée à la surface de ce qu’elle a vécu. Et effectivement, la prise de conscience est douloureuse…

La seconde explication, variante d’Alice au pays des merveilles, est aussi séduisante, et se situe dans la continuité de la précédente. Si la jeune héroïne a passé toute sa jeunesse dans une ferme, sans contact avec le monde extérieur, son départ constitue alors une ouverture vers le monde extérieur semblable à la découverte du monde des adultes par un enfant. Un monde mystérieux, attirant et repoussant, brutal, difficile et cruel parfois.
La différence, c’est que le personnage, ici, semble incapable de repasser de l’autre côté du miroir, et que ce qu’elle découvre n’a rien de merveilleux…

Enfin, la dernière explication, celle d’une lente acceptation de sa propre mort et d’un voyage menant vers l’au-delà/l’enfer, est étayée par de nombreux éléments. Déjà par le fait que l’héroïne voit des personnages supposés être morts. Le père et l’enfant qu’elle a écrasés lors de l’accident, le routier qui s’effondre brusquement puis reprend le volant, l’air toujours aussi fantomatique, le monstre en peluche qui, la première fois qu’elle le découvre a l’air d’avoir aussi subi un accident de la route… Ensuite par l’ambiance morbide qui se dégage du film. Dans le bois humide qui borde le lieu de l’accident, tout évoque la décomposition : troncs pourris, branches mortes, chairs putrides… Et plus le film avance, plus on ressent le malaise.

Bien sûr, rien n’empêche de remixer ces trois interprétations à peu près “rationnelles” ou d’en émettre d’autres, puisque le film ne donne aucune piste permettant de rassembler les pièces du puzzle. Pour aller au-delà de l’intrigue (façon de parler), on peut aussi voir le film comme un portrait d’une Amérique profonde en pleine décrépitude, peuplée de rednecks dégénérés, de fous, de marginaux, de violeurs et de meurtriers. Avec la fuite en avant pour seule perspective d’avenir. Ce n’est pas pour rien que la radio de la voiture accidentée crachote une version fatiguée de “America the beautiful”…

Quoi qu’il en soit, il est certain que le cinéaste développe , de film en film, un univers très personnel et hautement bizarre, alimenté par quelques obsessions non moins étranges – les oeufs, les pina colada, les costumes, les problèmes d’automobile et les chairs à vif… – et que son cinéma, d’une certaine façon, entend faire réagir le spectateur, provoquer le malaise.
Il y parvient aisément. Après, à chacun de voir s’il adhère ou non à ce style particulier, cet univers particulier. Il est à craindre que le film, globalement, suscite davantage le rejet que les louanges. C’est le cas de toutes les oeuvres hors normes. Lynch, Jodorowsky, Bunuel, et d’autres artistes surréalistes ont eux aussi essuyé quelques critiques acerbes avant que leur travail soit reconnu, quelques années après…
De notre côté, on ne lui reprochera ni ses expérimentations esthétiques, qui donnent au film son cachet particulier, ni ses audaces qui, bien que menaçant parfois de faire sombrer le film dans le ridicule, viennent titiller notre curiosité. On déplorera juste que le film s’essouffle un peu à mi-parcours et que les scènes soient parfois trop longues ou redondantes.

Mais le cinéaste n’en est qu’au début de sa carrière. Il a le temps d’affiner son style et de mieux digérer ses influences – outre celle évidente de Lynch et des artistes surréalistes, elles sont nombreuses – pour livrer des films plus maîtrisés et, pourquoi pas, plus accessibles au commun des cinéphiles.
Avec The Oregonian, il vient en tout cas de frapper très fort et de secouer un septième art souvent trop sage et timoré. Il s’agit assurément d’un des objets filmiques les plus fous et les plus malsains que l’on ait vu depuis longtemps.
En l’absence de maître Lynch, qui semble avoir définitivement rangé sa caméra après INLAND Empire, on ne va pas bouder notre plaisir…

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The Oregonian
The Oregonian

Réalisateur : Calvin Lee Reeder
Avec : Lindsay Pulsipher, Robert Longstreet, Matt Olsen, Lynne Compton, Roger M. Mayer, Barlow Jacobs
Origine :Etats-Unis
Genre : trip surréaliste lynchien
Durée : 1h20

Date de sortie France : 19/09/2012
Note pour ce film :

contrepoint critique chez : Studio Cine-Live
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