Argo? Qu’est-ce que c’est?
Un film sur le langage familier? Un remake du Fargo des frères Coen, mais sans “F”? Une version cool de l’histoire de Jason et des Argonautes?
Ce qui est sûr, c’est que c’est bien un film. Sauf que non, pas vraiment… Euh… disons que c’est un vrai film sur un faux film…
Comment ça, c’est compliqué? Vous savez quoi? “Argo fuck yourself”.
Bon, réessayons : Argo, c’est un film de Ben Affleck, qui tourne autour d’une histoire vraie et d’un faux-film, un film-factice.
C’est l’histoire incroyable et pourtant authentique d’une mission secrète américaine au moment de la révolution iranienne, au tout début des années 1980. Un petit rappel des faits s’impose, comme dans l’introduction du film : En 1953, les américains appuient un coup d’état destiné à destituer le premier ministre iranien, Mohammed Mossadegh, pourtant démocratiquement élu. Le pouvoir du jeune Shah Mohammad Reza Pahlavi se retrouve considérablement renforcé, et le pays plonge dans une ère de profondes inégalités sociales et de répression violente de toute opposition au pouvoir en place. En 1979, le peuple se révolte et le souverain quitte le pays. Les fondamentalistes religieux et leur leader, l’Ayatollah Khomeini, prennent le pouvoir et ne cachent pas leur hostilité vis-à-vis de l’Occident, et notamment des Etats-Unis. Quand le Shah, malade, est accueilli par les Etats-Unis pour s’y faire soigner, des iraniens en colère viennent manifester devant l’ambassade pour réclamer l’extradition de leur ex-souverain. La manifestation dégénère à mesure que la grogne augmente.
L’ambassade est finalement prise d’assaut et le personnel est pris en otage.
Six hommes et femmes réussissent à quitter secrètement l’ambassade avant l’assaut. Ils se réfugient auprès de l’ambassade du Canada. Il pourraient y attendre tranquillement jusqu’à la fin de la crise, mais la situation est plus compliquée que cela…
Si leur absence n’a pas encore été constatée par les rebelles iraniens, ce n’est qu’une affaire de jours avant qu’ils ne s’aperçoivent de leur disparition. Les américains n’ont pas eu le temps de brûler les documents confidentiels de l’ambassade, juste de les broyer. De jeunes iraniens tentent de les reconstituer patiemment, morceau par morceau. Ils finiront bien par mettre la main sur la liste comprenant les noms et les photos des membres du personnel, et notamment des six fuyards…
La présence de ces réfugiés embarrasse l’ambassade du Canada, car non seulement elle met en danger le personnel, mais elle l’empêche également de quitter les lieux… Devant la menace des rebelles anti-occidentaux, les canadiens envisagent en effet de quitter le pays avant que la situation ne dégénère davantage. Ils demandent donc aux autorités américaines de trouver très vite une solution pour faire évacuer leurs six ressortissants.
Les têtes pensantes de la CIA, que l’on pourrait ici rebaptiser “Crétins et idiots associés” émettent l’idée de faire sortir les six fugitifs du pays… à vélo. Hé, pas con! Cela leur permettra peut-être d’échapper aux barrages routiers établis sur toutes les routes principales du pays. Bravo, les gars. Sauf que six occidentaux à bicyclette, ça se remarque, et dans les rues de Téhéran, sillonnées par des milices de bassidjis hargneux, c’est assez suicidaire. Et puis, à supposer qu’ils arrivent à sortir de la ville et emprunter les routes de campagne, ils auront encore à parcourir 500 km dans la rudesse de l’hiver iranien.
‘”Vous n’avez qu’à les attendre sous la neige avec les petites roues et du Gatorade”, lâche, sarcastique, Tony Mendez (Ben Affleck), l’expert en exfiltration, le seul qui ait un brin de lucidité dans ce nid d’espions et de grands pontes de la défense nationale.
D’autres “cracks” du Pentagone proposent de les faire passer pour des enseignants – bonne idée, mais tous les profs étrangers ont déjà quitté le pays et ceux-là serraient immédiatement suspects – ou des membres d’une ONG luttant contre la faim et venus visiter les exploitations agricole – pas bête, mais vu que le pays est sous la neige en cette période hivernale, les champs sont impraticables…
Non, la seule option, pour Mendez, c’est quelque chose de bien plus improbable : faire passer les six fuyards pour des canadiens, membres d’une équipe de techniciens cinématographiques, venus sur place pour repérer les futurs lieux de tournage d’un film de science-fiction.
Absurde? Pas à Hollywood, où l’argent est roi…
Star wars vient de cartonner au box-office. Beaucoup essaient de surfer sur ce succès. Les ersatz pullulent et n’hésitent pas à mixer les ambiances, à l’image de Flash Gordon, qui sortira à la fin de l’année. Alors, pourquoi pas un space opera dans une ambiance exotique/orientale? Et tourner dans le contexte iranien, brûlant, peut faire de la publicité au film…
Mendez prend contact avec un célèbre responsable des effets spéciaux, John Chambers (John Goodman), qui, en plus d’oeuvrer sur des classiques de la SF (les habitants de La Planète des singes et les oreilles de Spock dans Star Trek, c’était lui…) fabrique de temps en temps des prothèses pour déguiser les agents secrets. Il trouve un producteur acceptant de servir de caution crédible à ce projet-factice, Lester Siegel (Alan Arkin)(2) et achète le scénario de “Argo”, un nanar de science-fiction.
L’opération peut commencer…
Ben Affleck nous entraîne dans un thriller au suspense haletant, grâce à un scénario malin, fort bien construit, et un montage au cordeau.
Que l’on connaisse déjà l’issue de cette mission ou non – le fait divers eut, en son temps un petit retentissement – il est difficile de ne pas se laisser happer par le récit, sa lente montée en tension et son finish digne des meilleurs Hitchcock.
L’autre grande force du film, c’est le parfait dosage entre suspense, comédie (la partie hollywoodienne, portée par Alan Arkin et John Goodman est une amusante parenthèse qui pimente le récit) et reconstitution historique minutieuse.
C’est un vrai tour de force qu’ont réalisé Affleck et son équipe. Ils ont choisi des acteurs qui ressemblent physiquement aux vrais protagonistes de cette histoire, les ont grimés pour qu’ils en soient les copies conformes. Ils ont calqué les scènes sur des documents d’époque, photos ou vidéos, de l’attaque de l’ambassade aux réunions de la CIA. Le résultat est bluffant de précision.
Il fallait sûrement ça pour définitivement clouer le bec aux sceptiques. Car, même si le président Clinton a levé le secret défense autour de cette rocambolesque opération en 1997, il est vrai qu’il est difficile de gober cette improbable histoire. Pourtant, tout est véridique. Un peu romancé, probablement, mais authentique.
Mais Affleck ne se contente pas de capitaliser sur ce fait divers et son scénario en béton armé. Comme dans Gone baby gone et The Town, il fait montre de réelles qualités de metteur en scène et propose de jolis morceaux de bravoure cinématographiques, de beaux plans-séquences en jolies trouvailles de montage.
Ajoutons à cela une très bonne direction d’acteurs, tirant le meilleur des comédiens sélectionnés, des vieux briscards comme Alan Arkin, Bryan Cranston, John Goodman, aux “jeunes pousses” hollywoodiennes, comme Scoot McNairy, Clea DuVall, Tate Donovan et Kerry Bishé.
Plus bon nombre de clins d’oeil malicieux aux classiques du film de SF – les allusions à l’univers Star Wars sont légion et Adrienne Barbeau, l’ex-égérie de John Carpenter, assure le caméo de la sorcière galactique, entre autres – qui font de Argo un spectacle tout à fait enthousiasmant.
Certaines mauvaises langues s’élèveront peut-être contre le côté “patriotique” de l’oeuvre qui glorifie les “bons” (les américains) et fustige les “méchants” (les habitants du Moyen Orient). C’est oublier un peu vte la séquence du début, qui dénonce ouvertement le rôle des agents américains dans la chute de Mossadegh et la mise en place d’un Shah dictatorial, au train de vie indécent et au comportement inconséquent. Tout cela juste pour permettre aux Etats-Unis d’asseoir leur pouvoir dans la région et de pouvoir accéder plus facilement aux ressources énergétiques du pays. Une parodie de démocratie qui fait un peu tache pour un pays qui s’érige comme un modèle de vertu et s’est autoproclamé “Pays de la Liberté”…
Cela dit, Affleck ne signe pas plus un pamphlet anti-américain qu’il ne signe une oeuvre bêtement patriotique.
En revanche, il crée une belle variation sur le thème du mensonge et de la manipulation, qui correspond assez bien à l’essence du cinéma, d’une part, et de la politique, d’autre part.
La révolution iranienne a été un leurre, un jeu de dupes. Les américains ont essayé de protéger leur pion (le Shah) mais ils ont perdu. Le peuple s’est soulevé, a renversé le dictateur, mais s’est finalement laissé abuser par les groupes religieux, qui ont immédiatement occupé l’espace laissé vacant et en ont profité pour faire régner une autre forme de tyrannie. Cette configuration a bouleversé l’équilibre géopolitique de la région et a causé de nombreux dommages collatéraux au Moyen-Orient. Aujourd’hui encore, cette zone géographique est l’objet de conflits auxquels participent américains, européens, russes et chinois sous des prétextes fallacieux.
Les dirigeants américains font de beaux discours à leur peuple, mais dans l’ombre, les services secrets font leurs petites magouilles, corrompent, bafouent les lois ou les Droits de l’Homme. Dans Argo, on voit bien qu’ils seraient prêts à s’entredévorer pour que triomphent leurs intérêts personnels.
Affleck montre que de l’autre côté, en Iran, le pouvoir, qui s’érige également en modèle de démocratie, n’hésite pas à fusiller les opposants au régime pour asseoir sa légitimité.
En façade,chaque nation est irréprochable. En coulisses, c’est une autre paire de manches. On trouve des cadavres dans les placards, des vieux secrets de famille honteux que certains tentent d’empêcher d’être divulgués… C’est aussi à cela que servent les agents secrets…
Le cinéma, quand il n’est pas documentaire, capte le réel, ou du moins, un point de vue sur le réel, et le restitue de façon déformée, en donnant une reconstitution artificielle. Il peut même être, comme le cinéma de science-fiction, une création purement imaginaire. On est là dans le domaine de la fiction, avec un scénario pensé, écrit, peaufiné à la virgule près, avec des acteurs qui jouent des rôles, dirigés par un metteur en scène.
Le cinéma, c’est une usine à bobards, mais qui peut s’avérer paradoxalement plus sincère, plus juste, plus impartiale, que certains reportages télévisés – à l’instar de ceux censurés à l’époque par le régime iranien.
L’artiste peut parfois dénoncer ce que le journaliste peine à mettre en avant, à cause des pressions exercées sur lui.
Ici, Ben Affleck utilise ce fait divers ancien pour faire réfléchir à des préoccupations contemporaines : le manque de démocratie du régime de Mahmoud Ahmadinejad, l’affaire du nucléaire iranien, l’islamophobie, les tensions entre occident et monde musulman, qui n’ont jamais été aussi fortes…
Il invite à se méfier des apparences, des beaux discours politiciens, et à aborder ces questions de façon plus humaine.
En plus d’être une belle machine narrative, Argo est une oeuvre intelligente, qui fait réfléchir et qui ouvre les regards.
Là aussi, c’est incroyable mais vrai : qui aurait pu penser qu’un scénario aussi médiocre, voué à l’enfer de la série Z hollywoodienne – et encore – finirait par déboucher, trente ans après, sur ce petit bijou de film ?
Magie du cinéma…
(1) : C’est par ces mots fleuris, traduits par “Argoccupe toi de tes oignons”, que le personnage joué par Alan Arkin présente le projet “Argo” dans le film
(2) : Le personnage du producteur est ici inventé et s’inspire de plusieurs personnes ayant participé à la supercherie.
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Argo
Réalisateur : Ben Affleck
Avec : Ben Affleck, John Goodman, Alan Arkin, Bryan Cranston, Clea DuVall, Scoot McNairy, Kerry Bishé
Origine : Etats-Unis
Genre : incroyable mais vrai
Durée : 1h59
Date de sortie France : 07/11/2012
Note pour ce film : ●●●●●●
Contrepoint critique : Télérama (critique "contre")
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