Demain sort sur les écrans le film Piazza Fontana, reconstitution de l’attentat qui, le 12 décembre 1969, détruisit la Banque Nationale de L’Agriculture, au coeur de Milan, et de l’enquête sur ce dossier complexe, impliquant certains partis politiques et des groupuscules anarchistes et néo-fascistes. Une plongée passionnante dans un fait divers méconnu en France, mais qui a beaucoup influé sur le climat de l’Italie des années 1970.
Pour l’occasion, nous avons eu la chance d’assister à une table ronde avec son réalisateur, Marco Tullio Giordana, organisée par le distributeur du film en France, Bellissima films. Rencontre avec un homme chaleureux et volubile, fin observateur de la société italienne d’après-guerre, mais aussi amateur d’art, de culture et de bon vin…
Pouvez-vous nous parler de l’origine du film?
L’attentat de Piazza Fontana est un épisode crucial de l’histoire de l’Italie contemporaine.
Beaucoup de gens qui, comme moi, ont vécu à cette époque connaissent cet évènement et ont un avis sur ce qu’il s’est réellement passé, mais les jeunes générations ne savent rien de tout cela.
Un jour, j’ai vu un reportage télévisé où un journaliste interrogeait des jeunes italiens de vingt ans et leur demandait ce qu’évoquait pour eux Piazza Fontana. La majorité ne savait absolument pas à quoi cela faisait pas à quoi cela faisait référence, les autres pensaient que ça avait peut-être quelque chose à voir avec le terrorisme, avec les Brigades Rouges… Mais les Brigades Rouges ne sont arrivées que cinq ou six ans après. Elles n’ont rien à voir avec cet attentat !
J’ai pensé qu’il était sans doute nécessaire de faire un travail sur la mémoire, de raconter ce qui s’est passé, de transmettre mes connaissances.
Moi à l’époque, j’étais encore lycéen. Quand la bombe a explosé, j’étais dans un tram, à 200 m de distance de Piazza Fontana. J’étais là. J’ai vu l’explosion, les cendres, les blessés et les morts, la police qui arrivait, l’ambulance… Ca a été quelque chose de très choquant pour moi.
A l’époque, je ne pensais pas encore à faire du cinéma, mais je me suis dit qu’un jour, il faudrait raconter cela.
Comme personne ne l’a fait en quarante ans, je me suis lancé. Après tout, j’ai vu l’attentat, j’ai vécu directement les événements. J’ai connu le commissaire Calabresi…
Dans quelles circonstances ?
Cela c’est passé peu de temps avant l’attentat.
A l’époque, j’étais au lycée Giovanni Berchet, à Milan. On a voulu faire comme en mai 1968 en France : occuper l’établissement.
On avait été convoqués au bureau de la police politique, à la préfecture de Milan pour expliquer pourquoi nous avions occupé le lycée. C’est Calabresi qui m’avait interrogé.
Le jeune commissaire était très différent de l’image du flic de l’époque – le policier italien typique, très méridional, rustre, ignorant, mal vêtu… C’était un jeune homme très beau, très élégant, qui vouvoyait tout le monde, qui était très respectueux…
C’était quelqu’un qui n’avait beaucoup impressionné et c’est pour cela que j’ai toujours douté de son implication dans la mort de Giuseppe Pinelli.
A l’époque, tout le monde était convaincu que c’était lui qui l’avait poussé par la fenêtre. Moi, je n’ai jamais cru à ça. Et quand Calabresi a été assassiné en 1972, j’ai été horrifié. Horrifié par la brutalité de l’exécution, mais aussi par les réactions qui disaient que sa mort n’était que justice. Mais la justice sans procès, ce n’est pas une vraie justice…
A l’époque, j’ai eu l’impression que beaucoup voulaient étouffer l’affaire. Et pas seulement chez les mouvements fascistes ou les services secrets. Certains intellectuels, et une certaine presse tentaient d’imposer leur version des faits.
Mais il y avait aussi des gens comme Pasolini, qui ont cherché à aller au fond des choses, essayer de comprendre ce qui s’est réellement passé et d’avoir une vision plus large des faits et des implications dans les coulisses de la politique italienne.
Peut-on voir le film comme un hommage à Pasolini ?
Oui absolument… En fait, chaque film que je fais est un hommage à Pasolini…
C’est une figure qui a beaucoup compté pour moi.
Pasolini avait, dans un article virulent, en 1974, donné sa version des faits et désigné à demi-mot, faute de preuves, les coupables de l’attentat de Milan. Il a lui aussi été assassiné avant de pouvoir faire un film sur le sujet. Comment expliquez-vous qu’il a fallu attendre quarante ans et votre film pour que quelqu’un s’attaque à ce sujet passionnant?
Je me le suis demandé de très nombreuses fois ! C’est tellement incroyable que personne n’ait raconté cette histoire plus tôt ! Peut-être parce que beaucoup de personnes ont pensé qu’il n’y avait pas d’intérêt du public pour ces histoires-là. Mais c’est faux !
Il est vrai qu’au cours des trente dernières années, beaucoup voulaient effacer les traces de ce passé récent, enterrer la vérité, et ne surtout pas réfléchir à tout cela. Mais ce n’est pas le cas de la majorité des italiens…
Le problème n’est pas propre à l’Italie. En France, on a toujours un problème avec ce qui s’est passé pendant l’occupation allemande, ou avec la Guerre d’Algérie…
Peut-être qu’on a des difficultés à affronter des choses tellement graves. Je comprend cela. Mais je pense qu’on ne doit pas utiliser ça comme une excuse pour ne rien faire.
Par exemple, le cinéma allemand a réussi à parler du terrorisme au moment de la vague d’attentats politiques, dans les années 1970, avec des films comme Deutschland im herbst (L’Allemagne en automne) de Fassbinder et consorts.
Peut être parce que ce pays, à cause du traumatisme laissé par les horreurs du nazisme, a été contraint de réfléchir immédiatement sur son histoire.
En Italie, il a fallu attendre beaucoup de temps pour affronter la question du terrorisme, et encore… Il y a bien eu des cinéastes comme Francesco Rosi, Marco Bellochio, Bernardo Bertolucci et moi-même, mais ça fait peu… Tandis que dans le cinéma allemand de l’époque, dans les années 70, les auteurs étaient plus courageux. Ils n’avaient pas peur de raconter ce qu’il se passait dans leur pays…
Mais est-ce que c’est facile d’obtenir des financements pour ce genre de film, des films politiques ou un peu engagés ?
Non c’est très difficile. Mais comme partout. On ne peut pas prétendre obtenir des financements pour des films qui ne sont pas conformes à l’opinion des institutions ou de l’establishment.
C’est un peu le destin du cinéma indépendant…
Y-a-t-il eu un évènement particulier qui vous a donné envie de réaliser ce film, quarante ans après ?
Non, pas vraiment. Je savais que le producteur Riccardo Tozzi et mes amis scénaristes Sandro Petraglia et Stefano Rulli, avec lesquels j’avais déjà travaillé sur Nos meilleures années, Une fois que tu es né et mon film sur Pasolini voulaient faire un film sur Piazza Fontana.
Un jour ils me l’ont proposé. Ma première réaction a été de dire « c’est impossible », car je ne voyais pas comment faire un film sur une histoire aussi complexe, qui dure pendant plus de quarante ans, avec un procès qui se termine en terrible frustration parce qu’on n’a pas trouvé de coupable… Et une histoire qui se déroule pendant une période aussi longue, avec des protagonistes qui changent en cours de route, c’est très compliqué pour le public. Mais quand j’ai eu l’idée de concentrer le film sur les rapports entre le Commissaire Calabresi et Giuseppe Pinelli, c’est-à-dire les deux victimes additionnelles de Piazza Fontana, j’ai pensé avoir trouvé la clé du film.
Si vous avez des personnages auxquels il est possible de s’identifier, alors vous pouvez faire un cinéma qui n’est pas juste documentaire ou didactique.
Pour moi, il était important de faire du cinéma avant tout, de faire passer des sentiments, de l’émotion.
L’aspect « documentaire » est néanmoins très présent. Vous avez cherché à reconstituer les faits de la façon la plus précise possible, et d’apporter les preuves aux hypothèse que vous défendez… Quelles ont été vos sources documentaires pour concevoir ce film ?
Toute la littérature qui a été écrite sur le sujet, et notamment un livre qui a été écrit il y a trois ans, « Il segreto di Piazza Fontana » de Paolo Cucchiarelli..Mon producteur avait acheté les droits. C’est un livre qui, chose nouvelle, posait l’hypothèse de la présence de deux bombes dans la Banque Nationale de L’Agriculture. C’était très intéressant, parce que cela ouvrait de nouvelles perspectives de compréhension des faits et permettait d’expliquer certains points encore inexpliqués.
C’est l’un des points d’ancrage du récit, même si le cœur de mon film reste, je le répète, les rapports entre les deux personnages principaux.
Intéressant, car ce sont deux points sur lesquels Adriano Sofri (l’assassin présumé de Calabresi) n’est pas d’accord avec vous. Il affirme que la théorie des deux bombes est farfelue et que Calabresi était bien présent dans la pièce au moment de la mort de Pinelli…
Je suis bien désolé que Sofri ne soit pas d’accord avec moi. Il dit que je ne peux pas savoir si Calabresi est sorti de la pièce ou non au moment de la défenestration de Pinelli. C’est vrai, je n’étais pas là. Mais lui non plus ! Donc…
Je ne base pas ma conviction sur des procédure policières ou judiciaires, mais sur un raisonnement d’artiste, d’écrivain. Je me suis juste posé cette question : si Calabresi avait avait poussé Pinelli par la fenêtre de son bureau, quelle aurait été sa réaction le lendemain, en reprenant son poste dans la même pièce ? Et les jours suivants ? Difficile de croire qu’il aurait pu faire comme si de rien n’était… Moi, je pense que s’il avait jeté Pinelli par la fenêtre, il aurait demandé à être transféré dans un autre bureau. Il n’aurait pas pu supporter la vue de cette fenêtre et la culpabilité qui y et associée. Bien sûr, ce raisonnement, basé sur la psychologie d’un personnage, n’a aucune valeur devant un tribunal, mais pour un artiste c’est le genre de détails qui compte quand on veut écrire une histoire solide et plausible..
Par ailleurs, j’ai trouvé les preuves que Calabresi avait continué à s’occuper de l’affaire Piazza Fontana même une fois le procès terminé. Il a continué d’enquêter, contre l’avis de ses supérieurs. Et deux jours avant d’être tué, il s’est rendu dans la région du Frioul, à la frontière de l’Autriche et de l’ex-Yougoslavie. Il y a découvert un énorme dépôt contenant des explosifs de l’OTAN, destinés à des mouvements d’extrême droite croate et des fascistes vénitiens. Il a trouvé les preuves d’une collusion entre des organisations paramilitaires de l’OTAN (les « Gladio ») et les néofascistes. Deux jours après, il était assassiné…
Mais sait-on comment Calabresi s’est intéressé à la région de Frioul ?
Ca, c’est un point très intéressant. Le préfet de Trieste, capitale du Frioul, n’était autre que Marcello Guida. C’est lui, l’ancien responsable de la prison de Ventotene sous le régime fasciste, qui était préfet de Milan lors de l’attentat de la Piazza Fontana.
C’est lui qui a appelé Calabresi et lui a parlé du dépôt d’explosifs. Je me suis demandé pourquoi il avait fait une chose pareille, et j’ai compris que c’était pour adresser un avertissement à Calabresi, pour lui dire d’arrêter son enquête, car, vu les forces en présence, elle devenait trop énorme pour lui. Là encore, mon raisonnement n’aurait aucun poids dans un procès, mais en tant qu’artiste, c’est matière à l’écriture d’un roman…
C’est troublant…
Oui. Je sais qu’un magistrat a ouvert une nouvelle enquête sur l’affaire Calabresi, bien qu’il y ait eu cinq procès et la condamnation de Sofri, qui d’ailleurs, bien que n’ayant jamais demandé la grâce, a toujours clamé son innocence.
Quelle est votre opinion sur ce qui s’est réellement?
Je crois à ce que le préfet d’Amato raconte à Calabresi, c’est-à-dire qu’il y a eu deux bombes, et une double conspiration – je ne peux pas utiliser le mot « complot » parce qu’il est trop ambigu.
Il y a eu une première conspiration destinée à faire exploser une bombe symbolique, quand la banque était fermée, sans faire de victimes. Cette bombe a été posée par un sosie de Valpreda (le suspect n°1 de l’attentat, condamné puis blanchi).
Et il y a eu une deuxième conspiration, qui voulait des morts, qui voulait frapper l’opinion publique, pour que soit votée une loi instaurant l’ordre et la rigueur, et favoriser ainsi un coup d’état. Les terroristes ont posé une seconde bombe. Quand cette deuxième bombe a explosé, cela a également fait exploser la première, ce qui explique la violence de l’attentat.
Certains pensent qu’il y a eu une conspiration de gauche et une conspiration de droite. Pour moi, ce sont deux conspirations de droite…
il y a aussi d’autres hypothèses autour des fascistes Freda et Ventura, qui ont posé des bombes dans des trains à la même époque, mais je ne les ai pas mises dans le film, car cela me semblait un peu trop de la « science-fiction ».
Cela dit, vous savez, on n’est pas loin de la science-fiction lorsqu’il s’agit de politique en Italie…
Vous avez dit que vous étiez dans un tram au moment où la bombe a éclaté…
Oui, mais ce n’est pas moi qui l’ai posée (rires)…
Oui, mais est-ce que, au-delà du contexte idéologique et politique, ce film n’a pas été pour vous une manière de tourner la page, de surmonter ce traumatisme de jeunesse ?
Oui, je pense qu’en racontant cette histoire, j’ai cessé d’avoir le cauchemar de la Piazza Fontana… C’est un peu comme une libération, et sans aller chez le psychanalyste.
Est-ce que vous avez subi des pressions ?
Non. Il est vrai que certains jeunes fascistes de l’époque, entrés au gouvernement sous Berlusconi, étaient totalement opposés au film et n’ont rien fait pour nous faciliter la vie. Mais d’un autre côté, nous avions le soutien de bien d’autres personnes qui voulaient que soient rétablie la vérité.
En fait, comme je l’ai dit tout à l’heure, le vrai problème a été de trouver l’argent pour réaliser un film aussi coûteux. Et aussi d’obtenir les autorisations de tournage…
On a eu la chance de tourner la scène de l’explosion dans la vraie banque, sur la Piazza Fontana. Ca aurait été impossible il y a deux ou trois ans. L’administration de Milan n’aurait jamais accepté. La banque non plus, pour d’autres raisons – associer leur banque à une explosion, des morts, des deuils, ce n’aurait pas été bon pour la publicité.
Mais le nouveau maire est un ancien camarade d’école et il était très favorable au film, alors on a fini par obtenir toutes les autorisations nécessaires.
La scène est impressionnante…
Oui, on a tourné rapidement, mais elle a été très difficile à faire.
Déjà, c’était très angoissant pour moi de faire exploser pour la deuxième fois la Banque Nationale d’agriculture.
Il y avait tout le réseau de tram à démonter pour éviter les black-out électriques avec l’explosion. Il y avait beaucoup de curieux autour du lieu de tournage. La police les tenait «éloignés parce que j’avais peur que les flashs des appareils photo ne gâchent la scène. On a même été jusqu’à louer toutes les chambres du grand hôtel cinq étoiles situé juste en face de la banque pour éviter que les clients ne prennent des photos…
Il fallait gérer six caméras, les voitures de police, les ambulances…
Et les figurants…
Oui, ils étaient très nombreux et il fallait tous les coordonner. Quel stress ! Je ne veux plus faire un film pareil !
Vous avez réalisé beaucoup de films historiques qui traitent de sujets politique. Maintenant que vous avez « tourné la page » de Piazza Fontana, est-ce que vous allez-vous attaquer à des sujets plus contemporains, toujours en restant des sujets politiques et sociaux ?
C’est difficile de répondre à cette question. Ca dépendra des histoires, des projets… Je ne veux pas dire oui ou non par principe. Il est vrai que j’aimerais bien faire quelque chose de plus contemporain et plus axé sur les sentiments.
Aborder des sujets politiques, c’est bien, mais c’est toujours fatigant d’en assurer la promotion derrière. A Paris, ça va, vous êtes très gentils, très accueillants, vous m’écoutez poliment. Mais en Italie, il y a eu des réactions très agressives. De la part des partisans d’extrême droite, mais aussi de celles d’anciens révolutionnaires de gauche. C’est assez intriguant, d’ailleurs, de voir ces vieux gauchistes, devenus aujourd’hui des Berlusconiens convaincus, se retransformer immédiatement en militants révolutionnaires dès qu’on touche à 1968… Et après, ils retournent à leur petite routine berlusconienne. C’est drôle. Ca pourrait intéresser des anthropologues.
C’est votre prochain sujet de film ? (rires)
Non, même s’ils feraient des personnages intéressants, j’ai besoin de travailler autour de personnages que je pourrais aimer. Et je n’aime pas du tout ces gens-là…
Au niveau des réactions qui peuvent parfois être très dures vis-à-vis du film, il y a peut-être aussi le fait que beaucoup de vos personnages ont réellement existé. Et vous les mettez dans une trame plus fictionnelle…
Oui, certainement… Si on ne les connaît pas, c’est mieux…
Mais, par exemple, de jeunes journalistes italiens sont allés en Afrique du Sud pour interviewer le Général Gianadelio Maletti, qui était à l’époque le chef des services secrets militaires. Il connaissait très bien le contexte de Piazza Fontana et les secrets associés à l’attentat. Il a demandé à voir le film et les journalistes l’ont regardé avec lui. Il m’ont raconté qu’à certains moments, ce vieux général était ému. Il n’a pas fait de commentaires. Il a juste dit que c’était « bien fait » puis est resté silencieux. Je serais très curieux de savoir ce qu’il a ressenti réellement en voyant, après tout ce temps, ce passé embarrassant transfiguré dans un film. J’aurais aimé être la. Cela devait être quelque chose de fort…
Quelle place occupe ce film dans votre filmographie ?
Pas la dernière, j’espère ! Non sérieusement, je ne sais pas… Je voudrais dire que cela marque la fin de ma thématique sur les années 1970 en Italie, mais ce n’est pas certain. On ne peut jamais dire jamais.
Revenons à vos projets…
Je ne sais pas encore ce que je vais faire. Il faut attendre les prochaines idées. Je n’en ai aucune pour le moment. En même temps que Piazza Fontana, j’ai travaillé sur un spectacle monstre qui est la trilogie de Tom Stoppard, « The Coast of Utopia », qui n’avait jamais été jouée en Italie. Trois pièces de trois heures chacune, avec 56 acteurs… C’était très compliqué à diriger…
Au départ, je ne devais pas mener de front les deux projets en même temps, mais le hasard a fait que l’on a obtenu les financements la même année. J’ai dû monter le film tout en travaillant sur les pièces de théâtre. C’était très fatigant pour moi, mais, en même temps, c’était passionnant de travailler au théâtre. J’ai beaucoup aimé cette expérience. Peut-être que je ferai plus de spectacles de théâtre à l’avenir, parce que j’aime beaucoup travailler avec les acteurs et sur scène, on peut beaucoup mieux travailler avec eux que sur un plateau de cinéma.
Au théâtre, on a plus le temps de travailler le rôle, d’expérimenter des choses. Au cinéma, il faut aller beaucoup plus vite. Moteur ! Action ! On ne peut pas perdre trop de temps à donner des indications précises à un acteur. Et si eux ont des idées, ils n’ont pas toujours le temps de les exprimer. Sur scène, pendant les répétitions, on a tout le temps d’étudier toutes les clés des personnages. C’est bien plus intéressant pour les acteurs et pour le metteur en scène.
Parlons de vos acteurs, justement. Pour le rôle principal, vous travaillez pour la première fois avec Pierfrancesco Favino…
Oui, c’était la première fois que je travaillais avec lui et Valerio Mastandrea. Ce sont des acteurs fantastiques.
Pour le rôle de Pinelli, il me fallait trouver un acteur qui soit à la fois charismatique et sombre, qui ait une certaine ambivalence pour rendre intéressant ce personnage d’anarchiste idéaliste. J’ai immédiatement pensé à Favino. C’est un acteur qui a une formation théâtrale classique, qui a étudié à l’Académie d’Art dramatique de Rome. Il sait travailler ses rôles et a un talent immense pour parler les différents dialectes italiens. C’est dommage, on ne peut pas vraiment s’en rendre compte si on n’est pas italien, mais ici, il a fait un travail formidable pour parler l’ancien dialecte prolétaire milanais des années 1950/1960. Plus aucun Italien ne parle comme ça aujourd’hui, mais il a fait des recherches, s’est entraîné et a trouvé comment jouer le personnage. Quand la veuve de Pinelli et ses amis ont vu le film, ils sont restés bouche bée. La ressemblance était frappante. Pinelli était comme ça, il parlait comme ça et il avait le même regard. Oui, il y a dans le regard de Favino quelque chose qu’il est très difficile d’obtenir de la part d’acteurs de moins de quarante ans : la conviction politique. Piazza Fontana a marqué le point de départ d’une époque plus cynique, où la conscience politique a disparu, où l’innocence politique a disparu… C’est difficile pour un acteur de moins de quarante ans de réussir à donner l’illusion que la politique est quelque chose de beau et pas quelque chose d’horrible comme aujourd’hui, et sans cynisme. Je trouve que Favino est extraordinaire dans le film parce qu’il a dans ses yeux une sorte d’innocence, d’ingénuité, de tendresse propre aux idéalistes de cette époque.
Valerio Mastandrea est aussi un formidable acteur. Lui qui, en Italie, a surtout travaillé dans des comédies, a su évoluer à contre-emploi, en faisant passer lui aussi beaucoup d’émotions par le regard.
Un film, c’est avant tout des des acteurs. L’histoire est importante, mais on se souvient surtout des acteurs. Si vous avez des mauvais acteurs, vous pouvez avoir écrit l’histoire la plus magnifique du monde, vous pouvez faire des mouvements de caméra fantastiques, cela ne donnera rien. Il faut des acteurs qui vous transmettent l’humanité, la palpitation, l’amour…
Est-ce que, comme Michele Placido, qui vient de faire un film en français, vous pourriez envisager de réaliser un film à l’étranger. Vous parlez parfaitement français, par exemple…
Non, je ne parle pas très bien le français. Je le parlais mieux quand j’étais adolescent. Plus jeune, je voulais devenir peintre et je pensais qu’un peintre devait se former à Paris. C’était là où résidait Picasso. Et il y avait les musées, le patrimoine culturel… La France, pour un jeune Italien des années 70, cela représentait la culture, bien plus que l’Allemagne ou l’Angleterre.
J’aimerais bien travailler en France. C’est un pays fantastique. Il y a une lumière superbe, notamment au nord. J’aime beaucoup la campagne et chez vous, il y a des endroits vraiment merveilleux.
Il y a une dizaine d’années, j’ai envisagé d’acheter des terres en France, pour y produire du vin. Mais c’est impossible pour les viticulteurs français d’admettre un italien sur leurs terres…
Maintenant, il y a bien des hommes d’affaires chinois qui achètent des châteaux et des domaines viticoles en France…
Oui, les chinois achètent tout, maintenant, même en Italie. Finalement, je fais du vin en Toscane mais j’aurais bien aimé faire ça en France. Est-ce que cela aurait amélioré mon vin ? Je ne sais pas. Mais au moins, j’aurais perfectionné mon français !
Est-ce vous qui produisez le vin sicilien Centopassi ?
Non, j’ai autorisé à ce que l’on utilise le titre de mon film, I Centopassi (Les cent pas), qui racontait l’histoire du combat du jeune communiste sicilien Peppino Impastato contre la mafia, pour produire un vin sur des terres confisquées à la Cosa Nostra. J’aurais bien aimé donner ce nom à un de mes vins, mais ce n’est plus possible. Mais je peux encore en baptiser un « Piazza Fontana » !
Vous aimeriez travailler avec des acteurs français, également ?
J’ai déjà travaillé avec un acteur français : Yves Beneyton, qui avait joué dans des films de Godard et dans La dentellière. Et j’aurais adoré travailler avec Philippe Noiret. Nous étions amis. Je l’avais rencontré sur le tournage des Trois frères, de Francesco Rosi. C’était un acteur fantastique et un homme merveilleux, très agréable.
Dans l’avenir , vous comptez devenir producteur de vin en France ou continuer de nous régaler avec vos films ?
Non, le vin, je continuerai à le faire en Italie, en Toscane. Je connais mieux ce terroir. C’est le mien. Mais j’espère aussi continuer à faire des films. Après, il faut voir si j’ai encore une bonne compréhension du monde, une bonne perception des choses… Peut-être qu’il y a une date de péremption sur les cinéastes. Oui, je pense qu’il vient un moment où il faut savoir se retirer…
Vous avez de la marge, quand même. Les frères Taviani viennent de nous offrir César doit mourir, et ils ont tous deux plus de 80 ans…
Oui, mais ce sont des exceptions ! C’est une génération formidable, la génération des Taviani ! Il y a aussi l’exemple de Bernardo Bertolucci, qui possède une grande force d’âme.
En fait, la clé, ce sont les idées. Si vous avez des idées, vous pouvez travailler jusqu’à 90 ans, comme Picasso…
Mais parfois, il est difficile de savoir si l’idée sera bonne ou mauvaise…
C’est impossible ! Il faut prendre des risques !
En Italie, je pense qu’il y a un gros problème de relève artistique. Il y a peu de place pour les jeunes gens. Ce n’est pas naturel. C’est pour cela que je pense qu’à un moment, il faut se retirer et leur laisser la place. Sauf si vous avez vraiment quelque chose à exprimer, si faire le film obéit à une nécessité absolue, comme pour un premier film.
Le cinéma ce n’est pas un métier. C’est une vocation. Comme une vocation religieuse. Si vous la perdez, il vous est impossible d’avoir le rapport avec les fidèles ou les spectateurs.
Si le cinéma est une vocation, est qu’il y a besoin de faire des études pour le pratiquer ?
Non, je ne pense pas. Il n’y a pas grand-chose à apprendre. Orson Welles ne connaissait rien au cinéma avant de faire son premier film. En deux heures, son chef opérateur lui a appris tout ce qu’il fallait savoir techniquement et Welles a réalisé rien moins que Citizen Kane.
Non, la technique, c’est surtout important si vous êtes directeur de la photographie. Là, vous devez savoir beaucoup de choses. Mais pour un metteur en scène, une fois que vous avez compris la différence entre un zoom et un travelling, vous pouvez vous lancer…
Après, ce qui est important, c’est la relation avec les acteurs. Ca, on ne peut pas l’apprendre. Ca touche à quelque chose d’humain, à vos relations avec les autres. Il n’y a que l’expérience qui vous permet de vous améliorer…
En parlant de directeur de la photographie, vous travaillez avec le même chef opérateur depuis des années…
Je travaille avec Roberto Forza depuis Centopassi. Avant, j’ai travaillé avec d’autres très bons directeurs de la photo, auprès de qui j’ai beaucoup appris. Mais je me suis trouvé tellement bien avec Roberto que, depuis, je n’ai pas éprouvé le besoin de changer.
C’est lui qui vous proposé l’atmosphère particulière qui habille votre nouveau film ?
Oui, absolument.
Moi, comme tous les cinéastes, je rêvais de faire ce film en noir & blanc, par pur plaisir esthétique. Mon producteur était contre, car sortir un film en noir & blanc, c’est la garantie de rapporter moins d’argent au box-office. On a quand même essayé, avant de trouver que, dans ce film, ce n’était pas du tout adapté. C’était trop esthétique. Ca ressemblait à une publicité pour un parfum « Piazza Fontana ».
Roberto m’a alors proposé cette couleur désaturée, avec une tonalité très sombre, comme dans un film noir. C’est exactement ce que je voulais. Ainsi, le film est plus fort, plus dramatique qu’avec une photo très esthétique en noir & blanc qui aurait atténué le fond au profit de la forme. Avant d’être beau, le film se devait d’être un film fort, percutant.
Tant pis pour le noir & blanc, ce sera peut-être pour la prochaine fois…
Tout ça pour dire que les collaborateurs sont très importants sur un tournage.
Ils vous aident à faire les bons choix, vous apportent les précisions nécessaires à une reconstitution historique parfaite – la costumière, par exemple, a fait un travail minutieux sur ce film – ils vous soutiennent quand vous êtes fatigué ou démoralisé, ils vous disent quand ce que vous faites est bien et aussi quand ce n’est pas bien. Ils vous apportent leur regard critique et leur professionnalisme.
J’ai beaucoup de chance de travailler avec des gens aussi merveilleux.
Eh bien, il ne nous reste plus qu’à souhaiter autant de chance à votre film pour sa carrière en salles. Merci, Marco Tullio Giordana pour cette longue et passionnante entrevue.
Entretien réalisé le 7 novembre 2012 à Paris
Merci à Laetitia Antonietti et à l’équipe de Bellissima Films