Après le succès du Nom des gens, Michel Leclerc persévère dans le même créneau, la comédie douce-amère, et le même esprit, avec une trame fictionnelle reposant fortement sur des éléments de sa propre vie.
Dans Télé Gaucho, le cinéaste revient sur sa jeunesse, ses premières amours et ses premiers pas derrière la caméra, en s’inspirant de son expérience à “Télé Bocal” (1), une chaîne de quartier parisienne humoristico-anarchiste, entre 1996 et 2001.
Son alter-ego semi-fictionnel se prénomme Victor (Felix Moati). Comme lui, il vient de Bures-sur-Yvette (et quand on a une mère qui se prénomme Yvette et habite à Bures-sur-Yvette, c’est franchement la loose… Ah! Le nom des gens…). Comme lui jadis, il a des rêves de cinéma plein la tête et, de ce fait, est en rébellion contre des parents qui croient que Pasolini est “une marque de pâtes” et pour qui Truffaut n’est rien d’autre qu’un magasin de plantes.
Et comme lui, il va réussir à quitter le giron familial en s’installant à Paris, avant d’intégrer un groupe de militants de gauche ayant pour ambition de révolutionner la télévision en donnant la parole aux gens du quartier, aux petits, aux exclus, dans une atmosphère bon enfant. C’est là qu’il va faire ses premières armes de cinéaste, en filmant des manifestations parfois périlleuses (le CRS n’est jamais très à l’aise devant la caméra) et des séquences humoristiques intitulées “Les Objets qui nous font chier” (2), dans lesquelles il démontre le potentiel de nuisance d’objets tels que la baignoire-sabot, le U pour attacher les vélos, etc…
Télé Gaucho est un récit triplement initiatique.
Il y est évidemment question d’un éveil artistique, le cinéaste en herbe oubliant rapidement ses références écrasantes (Truffaut, Pasolini, Godard, Rossellini…) pour se trouver un style propre, un ton singulier, une ”patte” artistique.
Mais il est également question d’un éveil politique puisque le jeune Victor se retrouve brusquement sensibilisé à la cause des sans-papiers, des féministes, des chômeurs, des sans-logis, des pro et des antis de tous poils et de tous bords… Il côtoie des militants de gauche, des révolutionnaires post-soixante-huitards, des anarchistes, des artistes un peu fous, des baba-cools restés bloqués dans les années 1970, des altermondialistes un peu roots et bien d’autres personnages hauts en couleur, figures du quartier ou anonymes ridicules engoncés dans des préjugés imbéciles. Au milieu de tous ces gens aux idées très tranchées, Victor se forge ses propres opinions, qu’il affine au gré des rencontres et des évènements, en s’appuyant plus sur le côté humain que sur des dogmes politiques.
Enfin, il est question d’un éveil sentimental. A force de rencontrer beaucoup de monde, Victor finit fatalement par tomber sur une jeune femme qui lui plaît. Elle s’appelle Clara (Sara Forestier) (3). Elle est spontanée, joyeuse, hyperactive, un peu gaffeuse. Ils craquent l’un pour l’autre et démarrent une vie à deux, et très vite, une vie à trois avec la naissance d’un petit être bruyant et encombrant, qui permettra à Victor d’ajouter le mouche-bébé à la collection des “objets qui font chier”…
Michel Leclerc parvient à restituer à l’écran l’essence de la jeunesse, ce mélange de maladresse et de foi inébranlable en l’avenir, de fougue et d’idéalisme, cette envie de faire bouger les choses, de faire tomber les dogmes et de révolutionner le monde, de faire tomber les idoles pour pouvoir prendre leur place…
Son film est semblable à ce personnage, à ce jeune homme qu’il a été, dans les années 1990. Il est maladroit, un peu bancal, mais porté par une énergie folle. Un peu brouillon aussi, parfois. Et très drôle, souvent. Et très touchant, au final.
Les images, souvent filmées caméra à l’épaule avec le côté “brut” de la vidéo, sont en parfaite adéquation avec le sujet. On a l’impression de voir quelque chose entre un reportage de terrain, un film familial et un premier court-métrage tourné avec les moyens du bord, c’est-à-dire tout ce que Michel Leclerc avait pu expérimenter à cette époque de sa vie, à l’aide de son caméscope. Ca pique un peu les yeux par moments – surtout sur grand écran – mais cette façon de filmer communique bien l’élan du personnage principal, son bouillonnement intérieur et la dynamique qui va l’amener de l’adolescence à la maturité.
Cette maturité, c’est justement ce qui permet à Michel Leclerc de réaliser ce film aujourd’hui.
Du haut de ses quarante ans, il a suffisamment de recul pour se pencher sur ses vingt ans, fier du chemin parcouru et fort de l’expérience accumulée, tant dans sa vie personnelle que professionnelle. Le regard qu’il porte sur ce jeune homme qu’il a été est à la fois amusé et empreint d’un peu de nostalgie, plus une pointe d’amertume qui accompagne la perte de l’insouciance juvénile, de certaines illusions et la fin d’un premier amour.
Car c’est bien connu, les histoires d’amour finissent mal en général, et celles décrites dans le film ne dérogent pas à la règle. En même temps, il faut bien avouer qu’elles démarrent toutes sur de mauvaises bases. Celle de Jean-Lou (Eric Elmosnino) et Yasmina (Maïwenn Le Besco), les deux leaders de Télé Gaucho, commence par une engueulade homérique à coups de porte-voix, lors d’une manifestation féministe. Elle se bouclera par une autre engueulade tout aussi tonitruante, pour une banale histoire de “bonnette” (4).
Celle de Victor et Clara ne débute pas non plus sous les meilleurs auspices puisqu’elle se passe dans une boutique… de pompes funèbres! Intrigué par le portrait de la jolie fille qui orne les plaques funéraires en démonstration (5), Victor s’empresse de se renseigner auprès du gérant de la boutique et découvre que la belle en question est sa fille. Coup de foudre immédiat, à l’amour à la mort…
Plus tard, quand viendra le moment de leur premier baiser – ou plutôt le second, la première étreinte ayant été “simulée” pour les besoins d’un sketch sur l’agrafe des soutiens-gorge, encore un objet qui fait chier… – la petite chanson en fond musical prévient que la romance va mal finir (6).
De toute façon, ceux qui ont vu le court-métrage Le Poteau rose (7), où le cinéaste racontait la même histoire d’amour, savent très bien que la belle idylle se termine par une rupture douloureuse. Avec le recul, il s’agit d’un mal pour un bien, puisque ce court-métrage, récit intimiste réalisé en réaction à cette séparation, a permis au cinéaste de connaître son premier succès cinématographique et d’affirmer ce style particulier qui a fait le succès du Nom des gens.
Il y a aussi une troisième rupture dans Télé Gaucho. Pas une rupture amoureuse, mais une rupture idéologique. Pas la séparation d’un couple mais la désintégration d’un groupe. Les piliers de Télé Gaucho finiront par se brouiller et prendre des chemins différents . Là aussi, il n’y a finalement rien d’étonnant à cela, au vu des différences d’opinion, d’ambition, de caractère, d’origine sociale des différentes personnes qui composaient ce collectif : des anarchistes, des communistes, des hippies, des féministes, des militants gay, des habitants du quartier un peu tatillons et même des rebelles bobo du 16ème arrondissement. A vrai dire, ce qui est surprenant, c’est que tout ce monde-là ait pu réussir à faire un bout de chemin ensemble, unis par les mêmes buts, par le même dénominateur commun qui est l’envie de s’opposer à l’ordre établi. Et pourtant, ils ont réussi à travailler de concert, jusqu’à ce que les intérêts individuels reprennent le dessus sur le collectif.
En fait, le film illustre parfaitement les problèmes que peuvent rencontrer les mouvements de gauche un peu partout sur la planète. On trouvera toujours des militants pour combattre les injustices sociales, porter haut les valeurs de gauche et les idées collectivistes, essayer de rendre concrètes les utopies révolutionnaires… Tant que la gauche est dans la contestation, l’opposition, la révolte, les individus se mettent au service du groupe, unis pour combattre le pouvoir en place, et son idéologie progresse. Mais quand elle arrive au pouvoir, les différentes factions qui la composent se divisent et l’énergie qui la portait se dissipe sensiblement. Une fois arrivés au pouvoir, de trop nombreux hommes politiques se revendiquant de gauche privilégient leurs ambitions personnelles avant le bien-être du peuple et, forcés de faire des compromis, ne tiennent pas leurs promesses électorales.
Télé Gaucho trouve un écho particulier dans l’impopularité grandissante du chef de l’Etat et de son gouvernement, qui peinent à mettre en place la politique pour laquelle ils ont été élus par le peuple français. L’exemple le plus marquant de ces dernières semaines est la rupture entre le pouvoir et les syndicats de l’usine Mittal de Florange, qui s’estiment trahis par le gouvernement. Un malaise qui provoque quelques remous au sein d’une majorité très divisée.
Pour autant, Michel Leclerc se garde bien d’établir un parallèle entre son scénario et une quelconque situation politique actuelle. Il reste sagement dans le cadre de son récit initiatique. Son personnage passe à l’âge adulte sur une double désillusion, sentimentale et politique. Il réalise que le grand Amour, pur et éternel, et que l’idéal d’une société fraternelle, égalitaire et humaniste, ne sont que de douces utopies… Il décide alors de suivre sa propre voie et de revenir à son idée de départ : faire du cinéma.
Un retour en arrière, une régression? Non, bien au contraire. La filmographie de Michel Leclerc le prouve. Le cinéaste a su trouver son propre style, son propre ton. Il réalise des films qui partent d’histoires intimes, très personnelles, pour déboucher sur des réflexions plus vastes sur le monde dans lequel nous vivons, qui dénoncent avec humour les injustices, les inégalités, la bêtise de certains extrémistes de tous poils bien mieux que ne le font les partis politiques.
Non, Michel Leclerc n’a pas renoncé à ses idéaux. Il a juste trouvé un moyen plus subtil de les véhiculer. Et sa foi dans le collectif s’exprime désormais par la direction d’une équipe technique et de comédiens – tous très bons, avec une mention spéciale pour Zinedine Soualem en star du porno retraitée - unis pour créer une oeuvre commune.
Certains lui reprocheront sans doute de s’être “embourgeoisé” et d’avoir été avalé par le système, parce que son film est produit à la fois par TF1, France Télévisions et UGC. Ils ont tort. Le réalisateur continue de parler des sujets qui l’intéressent, avec le même humour iconoclaste, le même ton gentiment subversif, mais en réalisant ces films “dans le système”, il peut accéder à un auditoire plus vaste, et éveiller quelques consciences ou du moins, provoquer un brin de réflexion chez des (télé)spectateurs peu coutumiers de ce genre de comédie grinçante.
J’invente rien, proclamait le titre de son premier long-métrage… Nous non plus, on n’invente rien en disant que Michel Leclerc est l’un des cinéastes français en activité les plus attachants. Et s’il n’existait pas, on voudrait l’inventer, justement, pour qu’il continue de faire ce genre de cinéma, à la fois drôle et émouvant, acidulé et un brin amer, subtilement engagé. Vite, le prochain!
(1) : La chaîne Télé bocal existe toujours. Elle diffuse toujours ses émissions lors de grandes réunions publiques à Paris, et est accessible également via la TNT (canal 21 ou 31) et certains bouquets numériques. Elle possède son propre site internet
(2) : Les vidéos originales sont disponibles sur le site de Michel Leclerc, "Je te vois venir"
(3) : Sara Forestier incarne ce personnage, inspiré de Marie Massiet du Biest, l’ex-femme du cinéaste. Dans Le Nom des gens, elle incarnait l’alter-ego de Baya Kasmi, l’actuelle compagne de Michel Leclerc.
(4) : la bonnette est l’objet que l’on pose sur un micro pour atténuer les bruits parasites. La plupart des chaînes de télé ou de radio y apposent leur propre logo.
(5) : Au passage, le cinéaste rend la monnaie de sa pièce à la réalisatrice Carine Tardieu, qui, dans Du vent dans mes mollets avait donné son nom au personnage de l’amant de l’institutrice. Il colle le nom de Carine Tardieu sur une des plaques funéraires de la boutique des pompes funèbres.
(6) : Ce sont Michel Leclerc et Baya Kasmi que l’on voit chanter ladite chanson.
(7) : Dans le film, il a été rebaptisé “le serment du jus de pomme”. Mais on a découvert le pot aux roses : l’original est à découvrir sur le site de Michel Leclerc
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Télé Gaucho
Réalisateur : Michel Leclerc
Avec : Félix Moati, Sara Forestier, Eric Elmosnino, Maïwenn Le Besco, Emmanuelle Béart
Origine : France
Genre : récit initiatique autobiographico-engagé
Durée : 1h52
Date de sortie France : 12/12/2012
Note pour ce film : ●●●●●○
Contrepoint critique : Critikat
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