- Bon, prenez vos livres d’histoire. Aujourd’hui, on va parler de la Guerre de Sécession et d’Abraham Lincoln. Est-ce que l’un d’entre vous peut me dire qui il était?
- Moi, M’dame! Je sais! Je sais! C’était un chasseur de vampires!
- Euh, non mon petit, tu dois confondre avec Abraham Van Helsing…
- Non, M’dame, il a raison. C’est bien Abe Lincoln! Et c’est pour ça qu’il y a eu la guerre de Sécession, entre les humains au nord et les suceurs de sang au sud.
- Mais non, allons. C’est n’importe quoi ça les enfants!
- Si, j’vous jure M’dame, on a tous vu le film et ça se passe comme ça…
- Ah! Les ravages du cinéma sur les jeunes esprits! Dites-moi, les rédacteurs d’Angle[s] de vue qui encouragez les gens à aller dans les salles obscures, comment faire pour leur ôter ces fariboles de la tête?
Eh bien chère Madame, en traitant le mal par le mal et en les emmenant voir le Lincoln de Steven Spielberg, un biopic un peu plus conforme à la réalité que le nanar de Timur Bekmambetov. Le cinéaste s’attache essentiellement aux derniers mois de la carrière du seizième président des Etats-Unis d’Amérique, en 1865. Une période marquée par le vote du 13ème amendement de la constitution américaine, interdisant l’esclavage, la fin de la guerre de Sécession et son assassinat par des militants sudistes, trois évènements qui feront de Lincoln une figure mythique de la politique américaine, et l’un des présidents les plus emblématiques du pays,
Le film débute fin 1864, sur la ligne de front. Le Président Lincoln, fraîchement réélu pour un second mandat, vient saluer les troupes de l’Union basées près du bastion sudiste de Petersburg, avant l’assaut imminent. La guerre entre le Nord et le Sud dure depuis maintenant quatre ans et a fait des centaines de milliers de victimes, et même si les troupes yankees gagnent peu à peu du terrain, le conflit s’éternise… Un soldat Noir vient expliquer au Président que s’il se bat auprès des blancs, c’est parce qu’il croit fermement que cet engagement va faire progresser la cause de ses semblables. Il lui rappelle aussi un de ses discours sur l’égalité des citoyens américains devant la loi, quelque soit leur couleur de peau.
Lincoln se dit alors qu’il est grand temps de passer à la vitesse supérieure et de faire voter ce 13ème amendement qui lui tient tant à coeur, l’interdiction de l’esclavage sur le sol américain.
On quitte alors les champs de bataille physiques pour un autres lieu d’affrontements, politiques et législatifs, ceux-là : le Congrès…
Lincoln est avant tout une plongée dans les arcanes du pouvoir et dans les méandres du système démocratique américain.
Il décrit la bataille politique autour de la ratification de ce 13ème amendement par les députés, très divisés sur le sujet. Pour que la loi passe, Lincoln a besoin du vote des 2/3 des membres du Congrès, ce qui suppose qu’il doit mobiliser non seulement son propre camp, les Républicains, mais aussi une partie de l’opposition Démocrate. Pas simple…
Il y a déjà le jeu politique classique, qui pousse le parti d’opposition à faire bloc pour contrarier les projets du pouvoir en place, mais aussi les rivalités entre courants du même parti qui peuvent induire une sorte de blocage stratégique. Il y a aussi de nombreuses voix qui s’élèvent, dans chaque camp, contre l’amendement. Les congressistes savent que leur électorat est aussi divisé qu’eux sur la question de l’abolition de l’esclavage, et certains se disent qu’ils auront plus de chance d’être réélus si le texte n’est pas voté…
Enfin, il y a le problème de la Guerre de Sécession, qui dure depuis plus de quatre ans et a coûté la vie à près de 300 000 soldats de l’Union. Il se murmure que le Sud est prêt à signer une trêve et beaucoup redoutent que le vote de cet amendement à la constitution, point de désaccord essentiel entre Nord et Sud, fasse capoter les pourparlers.
Lincoln et son équipe pensent, eux, que seul le vote de cet amendement permettra de faire plier les Confédérés, leur montrer que l’histoire est en marche et ne pourra pas être arrêtée. La suite leur donnera raison…
Ce qui se joue là est un épisode très important de l’histoire des Etats-Unis d’Amérique. En arrachant ce vote, Lincoln montre qu’il est possible de fédérer autour de grandes valeurs des parlementaires aux idées radicalement opposées, que les Etats de l’Union sont capables de se mobiliser pour une grande cause, et de soutenir le gouvernement fédéral. Une démonstration de puissance politique qui va porter un coup au moral des Etats Confédérés, galvaniser les troupes yankees et précipiter la fin de la Guerre de Sécession.
C’est aussi un premier pas vers une plus grande égalité entre les différentes ethnies qui composent le peuple américain, même s’il faudra encore un siècle avant que les Noirs américains bénéficient des mêmes droits que les Blancs.
En bref, on touche là au symbole d’une Amérique forte, composée de plusieurs états indépendant mais soumis à l’autorité du gouvernement fédéral pour former une nation “unie et indivisible”.
Toute cette partie du film est la plus passionnante. Spielberg parvient à générer un certain suspense autour des tractations menées par Lincoln et ses assistants, puis autour d’un vote dont on connaît pourtant déjà l’issue. Il nous offre un véritable traité de stratégie politique. Chaque voix se marchande en échange d’un poste ministériel, la promesse d’une réélection locale, l’ouverture de discussions autour d’autres sujets brûlants. Les différents groupes de pression s’affrontent, tentent de rallier des congressistes à leur cause par tous les moyens, même les moins scrupuleux. Pour l’emporter, il faut ruser, tricher, mentir, trahir et faire des compromis et surtout, user d’un maximum de charisme pour faire pencher la balance en la faveur de ses idées…
A ce petit jeu, Abraham Lincoln était plutôt doué. Certains le considèrent même comme un génie de la politique. Sa grande idée est d’avoir su faire alliance avec la plupart de ses rivaux malheureux – que ce soit ses camarades républicains candidats à l’investiture pour la Présidence du pays ou des députés démocrates ouverts à la négociation – en leur proposant des postes dans son administration. Une certaine idée du rassemblement et de l’association des talents…
Cet aspect de la personnalité de Lincoln, le leader charismatique, le fin stratège politique, Steven Spielberg et son co-scénariste,Tony Kushner ont parfaitement su le restituer à l’écran. Ils montrent un homme engagé, opiniâtre, gardant le cap malgré la tempête, et prêt à tout pour faire triompher ses idées. Un modèle, une inspiration à suivre, surtout en des temps où beaucoup de citoyens n’ont plus foi en la politique.
Si le film se contentait de ce portrait politique, on voterait illico en sa faveur. Le problème, c’est que Spielberg et Kushner ont aussi voulu évoquer les autres aspects de la personnalité d’Abraham Lincoln – l’orateur, le chef de guerre, le père de famille tourmenté, l’homme dans l’intimité… Leur scénario original était un pavé de près de 500 pages, impossible à porter à l’écran en l’état. Ils ont choisi de recentrer le récit autour du vote du 13ème amendement et d’élaguer beaucoup de ramifications, en gardant de quoi illustrer ces différentes facettes du personnage. Malheureusement, tout ce matériel est soit insuffisamment développé, soit trop maladroitement inséré dans le découpage du film, pesant sur le rythme global de l’oeuvre et étirant assez inutilement sa durée (2h30…). Les nombreuses scènes de discours de Lincoln plombent un peu la dynamique apportée par le suspense politique autour du vote. On comprend bien la volonté des auteurs de mettre en valeur les talents de tribun du Président, mais cela s’avère assez peu cinématographique, trop emphatique, trop ennuyeux…
De même, les séquences qui évoquent les difficultés conjugales de Lincoln et ses relations tendues avec son fils aîné sont un peu trop superficielles et hachent le récit. Elles auraient mérité d’être plus approfondies ou purement et simplement supprimées pour que le script se recentre exclusivement autour de la partie la plus entraînante du récit.
Encore plus gênant, les auteurs témoignent d’un trop profond respect pour leur sujet. Les aspects plus sombres ou plus ambigus de la personnalité du Président Lincoln ne sont que trop timidement évoqués. Certes, quand le cinéaste s’aventure du côté des champs de bataille et filme les cadavres des soldats tombés au combat, nordistes et sudistes confondus, on comprend que Lincoln a aussi été le seul président américain à s’être engagé dans une guerre civile meurtrière, que certains de ses choix ont coûté la vie à ses concitoyens, sacrifices jugés utiles pour garantir l’unité nationale et faire progresser la démocratie, mais cela est très vite évacué au profit d’une vision plus hagiographique du personnage.
Cela se ressent un peu dans la façon de jouer de Daniel Day Lewis. Comme a son habitude, l’acteur irlandais s’est totalement investi dans son rôle. Il s’est métamorphosé physiquement, a étudié chaque facette de sa personnalité en lisant les biographies de Lincoln, ses discours, ses histoires… Il est parvenu à humaniser le personnage, notamment en utilisant quelques traits d’humour bienvenus. En bref, il livre une performance de premier ordre qui lui vaudra peut-être un troisième Oscar. Cependant, il semble un peu moins à l’aise qu’à son habitude, un peu trop à l’étroit dans le costume de la légende Lincoln pour pouvoir susciter vraiment l’émotion. Présent dans quasiment toutes les scènes du film, il subit le déséquilibre entre la partie politique de l’oeuvre, la plus dynamique, celle où le charisme du personnage ressort le plus, et la partie intimiste, où le personnage paraît un peu plus terne, presque “ennuyeux”.
Du coup, d’autres acteurs en profitent pour essayer de lui voler la vedette. A commencer par Tommy Lee Jones, qui hérite du rôle plus léger – et donc plus apte à susciter la sympathie – de Thaddeus Stevens, le député abolitionniste et ardent défenseur de la cause des Noirs américains.
Mais il convient aussi de saluer le reste du casting, assez exceptionnelle réunion de talents : Sally Field, Joseph Gordon-Levitt, David Strathairn, James Spader, Hal Holbrook, John Hawkes, Jackie Earlie Haley, Jared Harris, Bruce McGill, Walton Goggins… Ils constituent probablement l’un des points forts de l’oeuvre.
Le point faible, lui, concerne la mise en scène de Spielberg, là encore écartelée entre l’envie de faire sobre, par respect pour le personnage et pour privilégier l’aspect intimiste de cette biographie, et celle de verser dans le lyrisme, pour rendre gloire à cette figure mythique de la politique américaine. On oscille donc entre quelques éclairs de génie où la virtuosité du cinéaste fait mouche, donnant du rythme à la narration, des scènes plates, ennuyeuses à mourir, et des séquences pompières utilisant les pires effets mélodramatiques hollywoodiens…
La fin, notamment, évolue dans ce registre et nous laisse sur l’impression d’avoir vu un film à l’identité américaine trop appuyée, tant sur le fond que sur la forme, plus destiné à un public local qu’à des cinéphiles européens.
Lincoln nous inspire donc des sentiments très mitigés. Techniquement, il n’y a rien à redire, la reconstitution historique est soignée, le jeu des acteurs est impeccable, la mise en scène est maîtrisée – même si on ne partage pas forcément les options artistiques prise par le cinéaste. On aime beaucoup toute la partie politique de l’oeuvre, portée par un vrai souffle, mais on trouve le film globalement plombé par tout le reste, qui le transforme peu à peu en hagiographie ennuyeuse et en célébration patriotique laborieuse.
Que Madame la Professeure se rassure, on préfère la vision spielbergienne du personnage à celle, fantastico-comique, de Timur Bekmambetov et ses vampires. Mais avouons quand même que cette dernière était autrement plus fun…
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Lincoln
Lincoln
Réalisateur : Steven Spielberg
Avec : Daniel Day-Lewis, Tommy Lee Jones, Sally Field, Joseph Gordon-Levitt, David Strathairn, Hal Holbrook
Origine : Etats-Unis
Genre : Biopic ennuyeux/thriller politique haletant
Durée : 2h29
Date de sortie France : 30/01/2013
Note pour ce film : ●●●○○○
Contrepoint critique : Cinémateaser
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