“L’Inconnu du lac” d’Alain Guiraudie

Ah ben c’est gay, tout ça…
Autant prévenir tout de suite les adorateurs de Frigide Barjot, les fidèles de Christine Boutin et tous ceux que les amours homosexuelles dégoûtent, L’Inconnu du lac risque fort de ne pas vous plaire. Le nouveau film d’Alain Guiraudie présente en effet la particularité d’avoir pour seul et unique décor les environs d’un lac  qui servent de lieu de drague gay.

Là, les hommes se font bronzer côté pile et côté face, dans le plus simple appareil, se baignent, discutent les uns avec les autres. Et ils finissent généralement les après-midi en faisant des galipettes dans le petit bois qui surplombe la plage, à l’abri des regards indiscrets pour les plus timides, ou devant les voyeurs pour les plus téméraires.
Euh, bien sûr, quand on dit des galipettes, c’est volontairement imagé, pour ne choquer personne. Le cinéaste, lui, ne s’embarrasse pas de ces considérations. Il appelle un chat un chat et une bite une bite. Et surtout, il nous montre les choses crument, sans tabou : masturbations, fellations, sodomies et éjaculations en gros plan sont au programme. Bon, on n’ira pas jusqu’à dire que  L’Inconnu du lac est un film pornographique. Mais les scènes de sexe sont franchement osées par rapport à ce que l’on a l’habitude de voir sur grand écran.
Autant prévenir les personnes les plus prudes que le film risque de heurter leur sensibilité…

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Pour notre part, si nous n’avons été choqué ni par le côté très cru de ces scènes de sexe explicites – on en a vu d’autres – ni par le côté très gay de la chose, cette volonté de flirter avec la pornographie nous a un peu agacé car, de notre point de vue, elle dessert un film par ailleurs très original et totalement maîtrisé. On comprend très bien la démarche du cinéaste : filmer ce qu’est la passion amoureuse à travers la noblesse des sentiments mais aussi le désir érotique et l’obscénité du sexe, des choses qui sont souvent taboues à l’écran. On respecte tout à fait son parti-pris, mais il nous semble que pour une oeuvre qui baigne dans une ambiance mystérieuse et qui parle, au fond, de la complexité de l’âme humaine et des méandres des sentiments, le choix de la pudeur aurait été plus judicieux.

Mais bon, on ne va pas trop ergoter. Malgré cette petite contrariété, le film d’Alain Guiraudie nous a fait plutôt bonne impression, de par son atmosphère particulière et son scénario intelligent.
L’intrigue tourne autour d’un personnage central, Franck (Pierre Deladonchamps). Comme les autres mâles présents au bord du lac, il profite de la chaleur estivale pour prendre du bon temps, selon une routine établie : bronzette naturiste, baignade et étreintes fougueuses dans les bosquets. Il multiplie les aventures, mais il espère aussi nouer une relation un peu plus sérieuse et trouver, pourquoi pas, l’homme de sa vie.
Il a notamment repéré un grand moustachu, Michel (Christophe Paou), qui a tout pour le faire craquer. Hélas, le bel inconnu est déjà pris, et son compagnon, Pascal, est du genre possessif.
Un soir, alors qu’il part bien plus tard que d’habitude, Franck surprend le couple en train de se baigner. Caché dans le bois qui surplombe la plage, il aperçoit clairement Michel noyer son amant dans le lac.
Le lendemain, le grand moustachu revient se baigner comme si de rien n’était, évidemment seul, et prêt à entamer une nouvelle relation amoureuse avec Franck. Ce dernier  marque une brève hésitation au moment d’accepter de se jeter à l’eau – c’est légitime -  mais le désir est le plus fort et il s’abandonne à l’étreinte de son nouvel amant…

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Evidemment la situation génère un certain suspense, car si Michel a tué de sang-froid son précédent petit ami, il pourrait très bien recommencer avec Franck s’il venait à comprendre que ce dernier a été témoin de son forfait. Or, on ne tarde pas à retrouver le cadavre de Pascal dans le lac, et l’inspecteur chargé de l’enquête, écartant la thèse de l’accident au profit de la piste criminelle, se met à interroger les habitués des lieux pour trouver des indices ou des témoignages. Le flic flaire très vite que Franck lui cache des choses et lui met la pression…
Franck va-t-il craquer et dénoncer Michel? Michel va-t-il essayer de se débarrasser de ce témoin encombrant? Y-a-t-il eu d’autres témoins du meurtre?
L’angoisse monte peu à peu…

L’Inconnu du lac joue avec les conventions du film de genre et l’intrigue criminelle sert de fil conducteur au récit. Pour autant, ce n’est pas un vrai thriller. Alain Guiraudie s’amuse à jouer sur les ruptures de ton, sur les différences d’ambiances, et à mener son récit sur un rythme assez nonchalant, pour un résultat hors normes.
Ainsi, la partie diurne, solaire et lumineuse, s’apparente plutôt à une comédie de moeurs, décrivant non sans humour les jeux de séduction auxquels se livrent ces messieurs.
La partie nocturne est autrement plus inquiétante. Elle prend une allure presque irréelle, fantasmagorique. Comme dans un conte de fées, une histoire d’ogre et d’enfant perdu dans la forêt, de loup et de “petit giton rouge”.

Et puis, entre deux, il y a la partie crépusculaire, celle qui intéresse probablement le plus le cinéaste.
C’est le moment où Franck et Michel se séparent, après leurs après-midi de sexe intensif. Une séparation physique, chacun rejoignant son propre domicile, mais aussi une séparation morale, les deux hommes ayant une approche opposée de ce que doit être leur couple. Franck aimerait passer ses soirées et ses nuits avec son amant. Michel, s’y refuse, de crainte que la routine de la vie à deux atténue la passion charnelle qui les unit. Et d’un coup, le doute s’immisce dans cette relation jusque-là harmonieuse – excepté le meurtre de l’ex petit-ami, bien sûr. Cette différence de points de vue est-elle une menace pour leur couple? Pourront-ils continuer longtemps à s’aimer dans ces conditions? Au suspense criminel se superpose ce suspense sentimental, qui met en lumière le véritable sujet du film : qu’est-ce que l’amour?

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C’est là qu’intervient un autre personnage, dont n’avons pas parlé jusque-là, et qui joue pourtant un rôle crucial dans le film. Il se prénomme Henri (Patrick d’Assumçao) et vient lui aussi quotidiennement se poser sur la plage. Mais il est différent des autres vacanciers. Il ne se baigne pas, ne se déshabille pas, ne cherche pas spécialement la compagnie des autres hommes. Il reste juste assis à contempler le lac. Franck l’a rencontré avant de remarquer Michel, et il a pris l’habitude de venir bavarder un petit moment avec lui. On sait de lui qu’il a été marié, mais que sa femme l’a quitté récemment, qu’il a eu des expériences homosexuelles, sans pour autant savoir à 100% s’il est gay, bisexuel ou hétérosexuel et qu’il ne s’intéresse plus vraiment à l’amour charnel.
On sent aussi que sa complicité avec Franck est plus évidente que celle de ce-dernier avec Michel.

En fait,  Michel, Henri et Franck représentent trois points de vue différents et complémentaires sur l’amour :
Michel représente l’amour physique, charnel, le désir et la passion amoureuse. Les composantes éphémères de l’amour. Il ne recherche que les étreintes et le sexe et fuit tout ce qui est routinier. Et il multiplie les aventures puisqu’il est incapable de s’engager.
Henri est son exact opposé. Il est lassé de l’amour physique et recherche plus une relation durable et stable, fondée sur la connivence. Il représente la sagesse, la sécurité, l’écoute, la complicité. Toutes les choses qui cimentent le couple et l’aident à durer quand la passion commence à s’étioler.
Franck a besoin des deux : de l’amour charnel et de l’amour-amitié, des moments de complicité quotidiens.

L’amour, c’est cet ensemble de choses. L’attirance physique et le sexe, l’attirance spirituelle et la tendresse. C’est un état de félicité total. C’est aussi l’abandon total à l’autre, avec ce que cela suppose comme dangers. C’est accepter l’être aimé avec ses défauts et envisager une vie à deux, sans se préoccuper de ce qui pourrait se produire. C’est prendre le risque d’être déçu, blessé – voire même, dans le cas présent, tué – par l’Autre.
C’est enfin une façon d’échapper à la solitude, ce mal qui menace tous les individus et qui frappe déjà, à des degrés divers, les personnages principaux du film. Henri est évidemment le plus atteint des trois. Plus âgé et plus blasé, meurtri par diverses déceptions amoureuses, il se laisse peu à peu gagner par la mélancolie et rattraper par la nuit.
Et le tout est filmé avec une telle délicatesse que l’on aimerait réviser illico notre phrase introductive : Non, le film n’est pas si “gay” que cela. Il traite de situations et de sentiments universels, qui concernent aussi bien les homosexuels que les hétérosexuels. Et tout le monde pourra se retrouver, d’une façon ou d’une autre, dans les protagonistes de cette curieuse fable.

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Le film possède aussi une forte dimension psychanalytique. Il illustre parfaitement les concepts freudiens d’Eros et Thanathos, les pulsions de vie et de mort, leur opposition et leur complémentarité, parfois. Michel est un dominateur qui n’hésite pas à sacrifier ses amants quand il a assouvi ses désirs. Franck a un côté masochiste puisqu’il tombe dans les bras du tueur en connaissance de cause et qu’il est adepte des rapports sexuels non-protégés – Comme dirait l’autre, ne faites pas ça chez vous… Avec la menace du SIDA, ce n’est pas prudent. Enfin, Henri envisage la mort comme un plaisir, un moyen de mettre un terme à sa souffrance.
Le côté “conte de fées” du récit vient conforter ce rapport à la psychanalyse, puisqu’on sait depuis les travaux de Bruno Bettelheim, que les contes renferment beaucoup de symboles psychanalytique. Le lac, par exemple, est souvent assimilé à l’inconscient, une étendue d’eau apparemment immobile qui peut cacher des monstres effrayants, comme ce silure qui revient souvent dans les discussions des habitués du lac. Le silure lui-même est un symbole phallique évident.
Et puis, le bois qui surplombe le lac prend la même signification que la forêt dans les contes : un lieu mystérieux, source de peurs et de fantasmes, un endroit dans lequel on peut se perdre et qu’il faut pourtant traverser pour évoluer.

Fort de ses différents niveaux de lectures, de son atmosphère particulière et de la finesse avec laquelle le cinéaste traite de la complexité du sentiment amoureux, L’Inconnu du lac est assurément le meilleur film d’Alain Guiraudie. Ou du moins, son film le plus maîtrisé.
Le prix de la mise en scène que lui a attribué le jury de la section “Un Certain Regard”, lors du festival de Cannes est donc amplement mérité.
Mais on insiste, il est dommage d’avoir opté pour ces scènes un peu crues – érotiques ou violentes – qui risquent d’être perçues comme de la provocation gratuite ou un moyen de faire parler du film à moindre coût, et de priver le film de spectateurs potentiels.

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L’Inconnu du lacRéalisateur : Alain Guiraudie
Avec : Pierre Deladonchamps, Christophe Paou, Patrick d’Assumçao, Jérôme Chappatte, François Labarthe
Origine : France
Genre : petits cochons et grand méchant loup
Durée : 1h37
Date de sortie France : 12/06/2013
Note pour ce film : ●●●●●
Contrepoint critique : Le JDD

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