[Festival de Cannes 2014] “Deux jours, une nuit” de Jean-Pierre & Luc Dardenne

Par Boustoune

Chaque fois que les frères Dardenne sont sélectionnés en compétition à Cannes, on trouve toujours des festivaliers pour balancer un commentaire râleur : “Oh non! On ne va quand même pas encore donner la Palme d’or aux Dardenne!”.
A ceux-là, on envie de rétorquer: Et pourquoi pas ?
Si un film est un chef d’oeuvre, s’il est bouleversant, s’il porte haut l’étendard du Cinéma, s’il est au-dessus du lot, pourquoi ne pourrait-il pas prétendre à la Palme d’or. On se moque complètement de savoir si son cinéaste a déjà été primé une fois, deux fois ou dix fois. L’important, c’est que le film aborde un sujet fort, bénéficie d’une narration solide, d’une mise en scène forte ou qu’il nous bouleverse, nous secoue, nous fasse réfléchir aux problèmes du monde.

Eh bien le nouveau film des frères Dardenne, Deux jours, une nuit, ne se contente pas de satisfaire à l’une de ces exigences, il répond parfaitement  à tous les critères. Le public de ce 67ème festival ne s’y est pas trompé. Il l’a longuement applaudi, et même ovationné.

La clé de cette réussite est déjà un scénario solide, que l’on pourrait caractériser comme un “thriller social”. Son argument est simple, mais formidablement efficace : Sandra (Marion Cotillard), une ouvrière qui a été longtemps en arrêt maladie suite à une profonde dépression, s’apprête à reprendre le travail. Mais la crise économique a sévèrement touché son entreprise. Le patron résume ainsi la situation : pour qu’il garde Sandra, ses collègues doivent renoncer à leur prime annuelle de 1000 €. La question est soumise au vote, et le verdict tombe comme un couperet. 14 des 16 employés votent pour le maintien de leur prime, et donc pour le licenciement de leur collègue. Evidemment, la jeune femme est dévastée. Elle a  désespérément besoin de ce travail, de ce salaire modeste qui lui permet de payer le loyer, les factures, de nourrir sa famille. Sa collègue et meilleure amie, pourtant, l’invite à ne pas baisser les bras. Le vote a été influencé par les pressions et les menaces du contremaître, Jean-Jacques, et le patron a accepté de réorganiser un vote à bulletins secrets, le lundi à la première heure. Sandra dispose donc d’un weekend pour essayer de convaincre ses collègues de voter pour qu’elle garde son emploi. Elle passe déjà une soirée à récupérer les adresses, puis se lance dans un long et éprouvant marathon pour sa survie. Certains acceptent volontiers de revenir sur leur vote initiale et de l’aider, d’autres refusent catégoriquement. Car si Sandra a besoin de son salaire mensuel, d’autres ont besoin de leur prime, écrasés qu’ils sont par les crédits, les factures à payer, les études des enfants à financer…
Chaque “oui” arraché redonne de l’espoir à Sandra. Chaque “non” la plonge dans le doute, lui sape le moral, l’incite à renoncer. Au fur et à mesure des rencontres, on comprend que le résultat des votes va être serré, qu’un petit rien peut faire pencher la balance en sa faveur ou sa défaveur. Ce suspense est suffisant pour nous tenir en haleine de bout en bout, jusqu’à un dénouement bouleversant.

Autre point fort, la performance de Marion Cotillard. Raillée par toute la planète cinéphile pour sa piètre performance dans The Dark Knight rises (Argh…), elle prend sa revanche en livrant l’une de ses partitions les plus justes. Héroïne fragile, usée par la vie, oscillant entre espoirs et résignation.
A ses côtés, outre Fabrizio Rongione, on trouve une ribambelle de seconds rôles aussi épatants les uns que les autres qui rappelle que les deux cinéastes sont aussi d’excellents dénicheurs de talents.
Evidemment, il y a aussi la mise en scène des frères Dardenne, épurée, précise, élégante, la belle photo d’Alain Marcoen, le montage très fluide… Autant de qualités techniques qui en font un solide morceau de cinéma.

Enfin, l’artisan majeur de cette réussite, l’ingrédient miracle, c’est la force humaniste du cinéma des frères Dardenne. Chaque étape du parcours de Sandra met en exergue des comportements humains caractéristiques : solidarité, égoïsme, compassion, mépris, honte de ne pas avoir voté pour elle, regret de ne pas pouvoir faire autrement que de voter contre elle… , et génère des échanges humains passionnants. Plus que le résultat du vote lui-même, c’est le cheminement qui est important. Il va permettre au personnage, encore fragile psychologiquement, éprouvée par cette “horreur économique” qui s’abat sur elle, de refaire surface et de retrouver toute sa dignité.

Les cinéastes brossent aussi toute une galerie de portraits de “petites gens”, travailleurs aux revenus modestes, contrats précaires, ménages surendettés, …, des êtres humains qui essaient de se maintenir à flot comme ils le peuvent. Sans aucun misérabilisme, sans pratiquer le chantage à l’émotion, mais en dénonçant, entre les lignes, un modèle économique et social qui détruit les hommes à petit feu, les prive de leurs droits, de leur honneur.
C’est cette méthode qui caractérise leur cinéma et en fait la valeur. Et c’est cela qui leur a déjà valu deux palmes d’or. Alors oui, ils persistent dans ce style de cinéma social engagé, mais au vu de l’état du monde, n’est-ce pas une nécessité absolue? Qui, aujourd’hui, pourrait réaliser le genre de films qui a fait leur gloire?

Non, nous n’avons pas envie de dire “Oh non, encore un film des frères Dardenne!”.  Nous avons envie de leur dire un grand merci pour les émotions procurées, et pour leur travail inlassable pour défendre la dignité humaine.