Ca sent la fin…
Derniers films en compétitions, clôture de “Un Certain Regard”, de la “Quinzaine des Réalisateurs”, fermeture progressive du Marché du film… Certains festivaliers ont déjà rendu le badge, la pression semble être retombée d’un coup. La fatigue aussi, fatalement…
Il a fallu quand même puiser un peu d’énergie pour regarder Leviathan, du cinéaste russe Andrey Zvyagintsev. Ceux qui ont vu ses précédents films, Le Retour ou Le Banissement savent que le réalisateur aime prendre son temps pour filmer ses décors et ses personnages, et pour faire passer son message dans les interstices du récit. Ce nouveau film ne déroge pas à la règle et nécessite donc un minimum d’effort de la part du spectateur.
La plupart de nos confrères ont détesté. Nous, on aime beaucoup. D’une part car, la beauté des plans de Zvyagintsev vaut bien celle des tableaux de Nuri Bilge Ceylan. D’autre part car son récit est habité par un souffle politique, humaniste et mystique de toute beauté.
Son Leviathan correspond autant à la créature biblique – annonçant la fin du Monde/ d’un monde – qu’au titre de Thomas Hobbes, qui l’utilisait comme métaphore pour décrire l’état. Ici, l’état, c’est le système dirigé par Vladimir Poutine et hérité du communisme soviétique. Un nid de fonctionnaires corrompus, d’ivrognes, d’incapables, qui domine des citoyens trop faibles – et trop ivres, également – pour se rebeller. Et un système aux rouages complexes, dans lequel il est facile de se perdre.
Kolia va pourtant essayer de s’y frotter, en affrontant le maire de sa commune, Vadim Sergeyich, un type en cheville avec les réseaux mafieux et les hautes autorités religieuses du pays. Celui-ci veut mettre la main sur la propriété de Kolia, sa maison et son commerce, un garage attenant, donnant sur une baie de la mer de Barents, pour pouvoir construire un complexe immobilier de luxe, et il est prêt à tout pour cela. Les dessous de table ont fonctionné : le tribunal, évidemment, a donné raison au notable contre le modeste citoyen, mais Kolia, avec l’aide d’un ami avocat entend bien épuiser tous les recours…
Le film séduit par la description de ce système effrayant, son absurdité, son côté inhumain, froide mécanique habituée à broyer les âmes.
Mais Zvyagintsev, intelligemment, donne une toute autre ampleur à son récit, en y ajoutant une intrigue parallèle autour de l’épouse de Kolia, une femme traînant sa solitude et son spleen dans ces paysages dévastés, où les carcasses de baleines cohabitent avec les épaves de bateaux. Au-delà de la critique de la société russe, le film interroge sur la notion de Liberté individuelle, sacrifiée à ces structures abstraites que sont les Etats, mais aussi à ces entités que l’on nomme le couple, la famille, la religion.
Il s’agit d’un grand, d’un très grand film, qui mériterait lui aussi sa place au palmarès.
A vrai dire, on n’aimerait pas être à la place des membres du jury, qui vont devoir départager des oeuvres de haut niveau, très différentes les unes des autres…
A qui donner la Palme, à un film de structure classique ou un trip expérimental, à une oeuvre contemplative ou plus rythmée, une comédie ou un drame? Et le Grand Prix? Et le prix de la mise en scène? Et les prix d’interprétations?
Le dernier film de la compétition, Sils Maria, d’Olivier Assayas ne va pas arranger les maux de têtes de Jane Campion et ses collègues. Il s’agit d’une oeuvre brillante sur la création artistique et les apparences. On y suit une actrice renommée, Maria Enders (Juliette Binoche), venue à Sils Maria pour rendre hommage à l’auteur de théâtre en rejouant la pièce qui l’a révélée, vingt ans auparavant. Le texte de cette pièce raconte comment une jeune femme, Sigrid, pousse une femme plus âgée, Helena, au suicide. Evidemment, elle est désormais trop vieille pour incarner Sigrid. C’est une jeune actrice, Jo-Ann Ellis (Chloe Grace Moretz) qui va reprendre le rôle, Maria devant, elle, incarner le rôle d’Elena. A mesure des répétitions avec sa jeune assistante (Kristen Stewart), Maria laisse entrevoir un certain malaise, car le personnage d’Helena est trop proche, par certains côtés, de sa propre vie privée… Elle refuse de se résigner, tente de lutter contre le rôle, contre elle-même, contre sa partenaire et son assistante…
La trame n’est pas sans rappeler Opening night de John Cassavetes, mais Olivier Assayas et ses actrices livrent leur propre partition, loin de toute influence. Ils nous entraînent dans une vertigineuse réflexion sur l’art dramatique, qui montre comment le rôle et l’acteur se vampirisent l’un l’autre.
Les trois comédiennes sont prodigieuses (Eh oui, même Kristen Stewart et Chloe Grace Moretz, qui jouent de leur image d’icônes adolescentes pour se muer en vraies comédiennes) et pourraient elles-aussi prétendre à un prix d’interprétation collective, comme le duo de Mommy. Aïe casse-tête, encore…
Finalement, c’était plus facile pour la Palme Dog… On attendait Roxy, le chien philosophe de Jean-Luc Godard, puis Moujik, le chien de Saint-Laurent et sa grande scène de la mort par overdose. C’est finalement Hagen (joué par Luke et Body) qui a triomphé, pour l’excellent White God de Kornel Mundruczo. Une performance Waouf dans un film qui ne manque pas de chien.
Le cinéaste de Delta nous a enthousisasmés avec cette fable absolument remarquable sur l’état de la Hongrie, de l’Union Européenne et du monde en général. L’argument est d’une simplicité exemplaire : une petite fille de treize ans, Lili, est contrainte d’aller vivre chez son père, un ex-professeur qui travaille désormais dans un abattoir, faute de travail dans sa branche. Elle emmène avec elle son chien, Hagen, croisement entre un labrador et un sharpeï. Hélas, son père refuse de le garder. Déjà parce que cela fait une bouche de plus à nourrir. Et ensuite parce que les autres occupants de l’immeuble sont contre la présence de l’animal, qui n’est pas de “race pure” et doit être régularisé avec le paiement d’une coûteuse procédure de déclaration. L’animal est abandonné au bord de l’autoroute et mène alors une vie d’errance, poursuivi par les employés de la fourrière et les organisateurs de combats de chien. Hagen devient de plus en plus sauvage et organise la révolte des chiens contre les humains…
L’allégorie est évidente. Ces bâtards, ces “races impures”, ce sont tous les individus, immigrés, SDF, marginaux, qui sont condamnées à vivre dans les bas-fonds, repoussés par la bêtise humaine, l’intolérance, et des systèmes autoritaires inhumains. Cela se passe en Hongrie, mais pourrait se passer dans n’importe quel pays dit “civilisé”.
Le cinéaste montre que si les humains qui retournent à l’état animal effraient l’inconscient collectif, le plus dangereux serait que les animaux mutent à l’état humain, et retournent contre nous nos propres comportements belliqueux.
White God est un film brillant, porté par un souffle humaniste bouleversant et un esprit de révolte communicatif. Il s’agit là encore d’un des grands films du cru cannois 2014. Mais au moins, il ne donnera pas de migraines au jury officiel, puisqu’il n’a pu être retenu en compétition officielle, faute d’être prêt à temps. C’est donc dans la section “Un Certain Regard” qu’il a triomphé, remportant le grand prix de la section. Turist a récupéré le prix du jury. Le Sel de la Terre a glané le prix spécial du jury. Côté interprétation, le jury d’un Certain Regard a récompensé les actrices de Party girl et l’acteur aborigène de Charlie’s country. Beau palmarès, en attendant celui du jury officiel…
On aurait aimé plus de diversité à la Quinzaine des Réalisateurs, où les différents partenaires ont tous primé le même film : Les Combattants. Le premier film de de Thomas Cailley remporte donc les prix Label Europa Cinéma, Art Cinema award et le prix SACD. De quoi nous donner envie de le découvrir, mais aussi de nourrir quelques regrets pour des films qui nous on beaucoup plu…
La Quinzaine s’est bouclée avec une oeuvre célébrant la communion et la solidarité. Pride de Matthew Warchus, nous entraîne au Pays de Galles en 1984, au coeur du conflit entre les mineurs britannique et l’administration Thatcher. Les mineurs continuent leur grève depuis de longs mois et les fonds commencent à manquer. Alors, un groupe de jeunes gays et lesbiennes, eux-même victimes de l’attitude intolérante de la Dame de Fer et de ses sbires conservateurs, décide d’organiser une importante collecte de fonds au sein de leur communauté. Mais ils se heurtent à l’incompréhension de leurs camarades et plus encore à celles des mineurs, gros durs virils qui n’on pas vraiment envie de copiner avec ces “tarlouzes”, ces “pervers”, ces “végétaliennes” (sic)…
Peu à peu, pourtant, ils vont réussir à s’imposer, par leur gentillesse et leur disponibilité, et à aider très largement les grévistes, jusqu’à ce que Thatcher soit obligée de jeter du lest. En retour, les mineurs ont activement soutenu leurs généreux donateurs en défilant avec eux lors de la Gay Pride et aidé à faire valider une loi accordant plus de droits à l communauté gay et lesbienne.
Porté par des acteurs épatants, le film de Matthew Warchus est une sympathique ode à la fraternité et au droit à la différence, très utile pour réveiller un peu les consciences des spectateurs embrumées par des années de politique conservatrice.
On regrettera juste que le cinéaste ajoute des arcs narratifs secondaires, autour de coming-out, d’agressions homophobes, et d’apparition du SIDA en Europe, qui viennent donner l’impression d’une sorte de “chantage à l’émotion” bien inutile.
Voilà pour le bilan du jour… Maintenant, il ne nous reste plus qu’à attendre le palmarès et profiter des différentes reprises, un peu partout dans le Palais…