[Mostra de Venise 2014] Jour 3 : Requins, loups, chèvres, écureuils et drôles d’oiseaux

Par Boustoune

Ce n’est que le troisième jour du festival, mais le Lido de Venise est déjà en pleine effervescence, avec la présence d’Andrew Garfield et d’Owen Wilson sur le tapis rouge, et la projection de films très différents les uns des autres, de quoi satisfaire les goûts de tout le monde, ou presque. Petite revue d’effectif en forme de bestiaire…

”99 homes” de Ramin Bahrani (compétition officielle)

Le premier film de la compétition nous emmène dans un univers de requins. Rassurez-vous, le monstre des Dents de la Mer ne rôde pas le long des plages de la Lagune, et la météo, plutôt clémente jusqu’à présent, n’annonce pas de sharknados pour les jours à venir en Italie. Non, les requins en question sont plutôt les banques et les agences immobilières qui profitent de la crise économique et de la récession pour accroître leurs profits sur le dos des ménages les plus démunis. Malgré la triste affaire des subprimes, responsable en grande partie du crash économique qui a secoué le monde ces dernières années, les banques continuent de saisir les maisons de ceux qui ont des difficultés à rembourser leurs prêts hypothécaires, pour cause de mise au chômage ou de maladie induisant des frais médicaux élevés. Et elles ne font pas dans le sentiment. D’honnêtes citoyens sont expulsés sans ménagement de demeures appartenant à leur famille depuis des générations. Des couples avec des enfants en bas âge et des personnes âgées se retrouvent à la rue, sans solution de rechange… Tant pis pour eux! Le système capitaliste est fait pour les forts, les dominants. Les plus pauvres n’ont pas voix au chapitre. La loi est du côté des puissants et n’a que faire des considérations morales et humanistes.

Le film de Raman Bahrani débute d’ailleurs dans un bain de sang. Un homme, sur le point d’être expulsé, vient de se suicider d’une balle dans la cervelle. Un plan-séquence montre l’étendue des dégâts avant de venir se fixer sur Mike Carver (Michael Shannon), un agent immobilier spécialisé dans les évictions de “mauvais payeurs”. Alors que s’affairent les policiers et les agents chargé de nettoyer les dégâts, le bonhomme râle contre ce contretemps qui va l’empêcher d’atteindre son quota d’expulsions quotidienne. Il n’a aucun respect pour le pauvre type qui vient de se suicider, ni pour aucun des pauvres hères qu’il dépossède de leurs biens. C’est le secret de sa réussite et de sa fortune.

Il n’éprouve donc aucun remords à déloger sans ménagement Dennis Nash (Andrew Garfield), un ouvrier honnête et travailleur, qui vient de perdre son emploi à cause de la récession. Dans l’impossibilité de payer ses traites, Nash a essayé de négocier un délais de remboursement auprès des banques, puis du juge chargé de l’affaire. En vain… Carver et les adjoints du shérif le chassent de chez lui, ainsi que son fils de dix ans et sa mère (Laura Dern) et les obligent à vider les lieux de tout objet personnel en moins de cinq minutes. Dennis entend bien récupérer sa maison, mais encore faut-il retrouver un emploi. Or le seul qui embauche encore et paie bien, dans cette zone sinistrée de Floride, c’est Carver. Nash consent donc à travailler pour lui. Il devient son homme de confiance et se met à gagner bien plus que ce que lui rapportait son ancien poste. Mais ce contrat a tout d’un pacte avec le Diable. Très vite, Dennis est amené à effectuer lui-même les expulsions, passant du statut de victime à celui de bourreau. Et quand se profile un important contrat, avec cent maisons à récupérer, il doit faire face à d’épineux cas de conscience.

L’idée du film est évidemment de dénoncer les dérives du système économique américain qui, à trop célébrer l’idée de réussite individuelle, à oublié que les fondements essentiels de la vie en société – l’intérêt général, la solidarité, la réussite collective. Le personnage de Carver résume la situation en une réplique, vantant un système fait non plus “par le peuple pour le peuple” mais “par les winners, pour les winners”. Il est l’archétype du néolibéral cupide qui veut gagner toujours plus, sans se soucier de déséquilibrer le système. Nash, de son côté, est un citoyen américain modèle. Un homme honnête, travailleur, qui prend soin de sa famille. Il a le profil de ceux qui ont fondé la nation. L’affrontement entre les deux hommes prend une dimension politique évidente.

Outre son sujet fort, ancré dans le réel,  99 homes a pour atouts sa mise en scène, composée de jolis plans et de mouvements de caméra élégants, et les performances de Michael Shannon et d’Andrew Garfield, tous deux impeccables.

Notre note :

“Anime Nere” de Francesco Munzi (Compétition officielle)

Le deuxième film en compétition est une histoire de chèvres, puisqu’une bonne partie de l’intrigue se déroule dans un petit village calabrais, où l’une des activités principales est l’élevage caprin. Mais c’est aussi une histoire de loups à l’affût, puisque  l’autre activité professionnelle principale est…  le crime organisé.
Hé oui, Anime Nere appartient au genre ultra-codifié des films de mafia. Son cinéaste, Francesco Munzi, adapte très librement le roman éponyme de Gioacchino Criaco et nous invite à suivre le destin de quatre personnages, membres de la même famille, entraînés dans une spirale de violence sans fin.

Rocco et Luigi, fils d’un berger proche de la mafia calabraise, se sont installés à Milan après l’assassinat de leur père par le chef d’un clan rival. De là, ils gèrent différents trafics et gardent un oeil sur la sécurité du domaine familial. Le troisième frère, Luciano, est devenu berger, reprenant l’activité de son père, et il prend soin à ne pas se mêler des activités criminelles de ses frères et des clans rivaux. Mais son fils Leo, un jeune homme de vingt ans, n’a certainement pas envie de reprendre la bergerie familiale. Il veut travailler avec ses oncles et redonner à sa famille leadership de la région. Son caractère fougueux et bouillonnant le pousse à affronter un jeune issu d’une des familles rivales, déclenchant une nouvelle guerre de clans. La suite est toute tracée : bravades, intimidations, vengeances, représailles, alliances et trahisons…
Francesco Munzi exécute toutes les figures imposées du film de mafia, respectant son cahier des charges sans s’aventurer hors des sentiers battus. D’un côté, on ne peut pas lui reprocher. Pour son premier long-métrage, il a choisi de faire ses gammes. Et force est de constater que le contrat est bien rempli : le film est très correctement réalisé, interprété de façon convaincante, et il bénéficie d’une esthétique très soignée.
Mais on peut aussi regretter que le scénario soit aussi classique. L’intrigue ne recèle aucune surprise, aucune touche d’originalité qui le distinguerait des dizaines de films construits sur le même moule., si bien que l’on peut éprouver un certain ennui face à ce récit manquant d’âme, justement…
Seule les dernières minutes du film viennent changer sensiblement la perspective et donner un peu plus d’ampleur à la narration. Mieux vaut tard que jamais, mais pas sûr que cela suffise pour sauver le film…

L’accueil des critiques a été assez partagé, certains louant toutes les qualités précitées, d’autres fustigeant le manque d’audace de l’ensemble. Reste à voir ce qu’en pensera le jury. Surtout si les producteurs font à ses membres une”proposition qu’ils ne pourront pas refuser”.

Notre note :

“Im Keller” d’Ulrich Seidl (Hors-compétition)

Dans les caves autrichiennes, on ne trouve ni requins, ni loups, ni agneaux, mais de drôles d’oiseaux, comme, par exemple ce type qui y pratique ses deux hobbies favoris, l’art lyrique et le tir au pistolet, ou cette vieille femme qui descend régulièrement au sous-sol pour materner des poupons rangés dans des boîtes… Certains se contentent d’y installer un petit salon de réception, une salle de sport, un espace pour jouer de la musique, mais d’autres y rangent d’étranges collections. Un chasseur y accroche tous ses trophées, des têtes d’animaux empaillés, un vieillard y expose tous les objets à la gloire de Hitler et du régime nazi qu’il a pu dégotter…
Dans les caves autrichiennes, on trouve aussi des sados, des masos, des dominatrices et des dominées, des pervers narcissiques et de hommes de ménage euh… particuliers (le rituel de la vaisselle vaut à lui seul  le coup d’oeil).
Dans les caves autrichiennes, on trouve aussi, accessoirement, des tortionnaires et d’innocentes victimes. Les affaires Josef Fritzl et Natascha Kampusch l’ont prouvé de manière sordide. C’est clairement ce qui a poussé Ulrich Seidl à réaliser ce documentaire, même s’il n’aborde jamais frontalement le sujet. Il lui suffit de deux plans, au début et à la fin du film, pour suggérer les choses : Dans le premier, un type introduit un cobaye dans un vivarium contenant un énorme boa et attend patiemment sa mise à mort, brutale. Il induit clairement la notion de prédateur et de proie. Et dans le second plan, qui boucle le film, on voit une femme recroquevillée dans une cage minuscule, souffrant en silence. Plutôt évocateur…

Ce qui a intéressé le cinéaste autrichien, c’est d’essayer de comprendre comment des êtres humains peuvent commettre des actes aussi barbares, et pourquoi un pays aussi petit que l’Autriche a été le théâtre de faits divers aussi sordides, sans que personne n’ait pu les déceler avant.
Seidl joue sur le contraste entre l’image générale de l’Autriche – propre, ordonnée et tranquille, soumis à une rigueur toute germanique -  et ce qui peut se passer au coeur des habitations, loin des regards. Ainsi, la femme dominatrice semble tout à fait ordinaire lorsqu’elle évolue dans la chambre à coucher mais donne de plus en plus libre cours à ses penchants sadiques à mesure qu’elle s’approche du sous-sol, la zone de domination totale… Au premier abord, on rit de ce décalage, mais plus le film progresse, plus on la trouve inquiétante et dangereuse. Où s’arrête le jeu érotique et où commence la maltraitance? Son esclave est-il vraiment heureux de se faire humilier ou a-t-il été conditionné pour supporter les pires sévices?
On éprouve les mêmes émotions contraires, entre amusement et inquiétude, pour tous les protagonistes du film. Le chanteur d’opéra a tout l’air d’un gentil hurluberlu, mais il est tout à fait capable de prendre un jour son fusil pour massacrer des gens. La vieille femme qui satisfait son instinct de maternité en cajolant des poupées est peut-être une banale excentrique, mais peut-être ira-t-elle un jour kidnapper un vrai bébé pour combler son manque, qui sait?  Enfin, le vieillard qui tient son musée à la gloire du IIIème Reich peut sembler inoffensif, mais il prouve que l’idéologie nazie est toujours là, dans l’ombre, prête à se propager à nouveau. On le sent à travers les propos xénophobes tenus par différents individus dans le film.

Le fond est donc autrement plus intéressant qu’un simple catalogue des petits secrets des caves autrichiennes. C’est une oeuvre profondément sombre et cynique, qui résume bien la pensée nihiliste de Seidl et son peu de foi en l’avenir de l’humanité, partagée entre de vieux pervers et de jeunes trop drogués pour réagir.
Evidemment, on retrouve tout ce qui caractérise le style du cinéaste autrichien. Ces plans fixes où les sujets se tiennent immobiles face à la caméra, ces séquences provocatrices, étirées à l’extrême pour provoquer le malaise, ces traits d’humour corrosifs… On retrouve aussi ses défauts. Le film traîne en longueur, se répète, et finit par s’essouffler après un début réussi.
Im keller n’en demeure pas moins une oeuvre brillante, qui marquera très probablement cette 71ème Mostra.

Notre note :

”She’s funny that way” de Peter Bogdanovich (Hors Compétition)

Après ces films aux sujets très lourds et déprimants, le Lido avait bien besoin d’un peu de légèreté. Une comédie espiègle et aérienne, comme un écureuil.
C’est ce qu’a offert Peter Bogdanovich aux festivaliers, avec She’s funny that way, (alias Squirrels to the nuts), un vaudeville irrésistiblement drôle et mené à un train d’enfer.

Owen Wilson y incarne un metteur en scène de théâtre qui aime un peu trop les femmes. En échange d’une nuit d’amour, il leur offre une forte somme d’argent pour les aider à démarrer une nouvelle vie, avant de retourner sagement auprès de son épouse, une comédienne au tempérament de feu. Seulement voilà, à force de jouer avec le feu, il finit par se brûler. Sa dernière conquête, une call-girl répondant au nom de Glo (Imogen Poots) utilise l’argent pour devenir actrice et se retrouve à passer l’audition pour la pièce que le metteur en scène monte à Broadway, et dans lequel joue son épouse. Aïe… Les choses se compliquent encore quand un ex-client de la jeune femme, frustrée qu’elle ait arrêté son activité d’escort, envoie un détective privé la traquer, et que se mêlent à la chose une psychanalyste énervée (Jennifer Aniston), un acteur séducteur (Rhys Ifans) et un auteur romantique (Will Forte)

Dans le ton et le rythme, le film rappelle beaucoup une autre oeuvre de Bogdanovich, On s’fait la valise docteur, avec Ryan O’Neal et Barbra Streisand. On éprouve le même plaisir devant cette comédie pleine de quiproquos et de répliques savoureuses, de clins d’oeil à l’âge d’or de la comédie hollywoodienne et de caméos sympathiques.
Ce n’est sans doute pas le film le plus profond et le plus brillant de l’année, mais les comédies réussies sont suffisamment rares pour être savourées quand l’occasion se présente.

Notre note :

Ciao et à demain pour la suite de nos chroniques vénitiennes.