Un conseil : prenez des forces avant d’affronter le Léviathan d’Andreï Zviaguintsev.
Les cinéphiles qui ont vu les oeuvres précédentes du cinéaste russe (Le Retour, Le Banissement et Elena) savent qu’il est adepte d’un cinéma assez austère et qu’il aime prendre son temps pour filmer ses décors et ses personnages, faisant passer son message dans les interstices du récit. Ce nouveau film ne déroge pas à la règle et nécessite donc un minimum de concentration et d’efforts de la part du spectateur. Mais le jeu en vaut la chandelle.
D’une part car la mise en scène de Zviaguintsev, héritée des films d’Andreï Tarkovski, est puissante et rigoureuse, et que ce nouveau long-métrage recèle des plans de toute beauté, images fortes qui resteront longtemps dans nos mémoires.
D’autre part car il bénéficie d’un scénario joliment ciselé – d’ailleurs récompensé du prix du scénario lors du dernier festival de Cannes. Un récit porté par un souffle politique, humaniste et mystique qui lui confère une densité rare.
Le Léviathan du titre correspond autant à la créature biblique – annonçant la fin du Monde/ d’un monde – qu’à la métaphore utilisée par le philosophe britannique Thomas Hobbes pour décrire l’Etat, nécessaire pour garantir l’ordre et la sécurité, mais au prix de l’aliénation des Hommes et de leur liberté.
L’Etat, ici, c’est le système politique dirigé par Vladimir Poutine et hérité du communisme soviétique. Un nid de fonctionnaires corrompus, d’ivrognes, d’incapables, qui domine des citoyens trop faibles – et trop ivres, également – pour se rebeller. Et une grosse machine aux rouages complexes, dans lequel il est facile de se perdre.
Kolia (Alexeï Serebriakov), le personnage principal, va pourtant essayer de s’y frotter, en affrontant le maire de sa commune, Vadim Sergeyich (Roman Madianov), un type en cheville avec les réseaux mafieux et les hautes autorités religieuses du pays. Celui-ci veut mettre la main sur la propriété de Kolia, sa maison et son commerce, un garage attenant, donnant sur une baie de la mer de Barents, pour pouvoir les raser et construire à la place un complexe immobilier de luxe. Et il est prêt à tout pour cela… Les dessous de table ont fonctionné : le tribunal, évidemment, a donné raison au notable contre le modeste citoyen, mais Kolia, avec l’aide de Dimitri (Vladimir Vdovitchenkov), un ami avocat de Moscou, entend bien épuiser tous les recours…
Le film séduit par la description de ce système effrayant, son absurdité, son côté inhumain, froide mécanique habituée à broyer les âmes.
Mais Zvyagintsev, intelligemment, donne une toute autre ampleur à son récit, en y ajoutant une intrigue parallèle autour de Lilya (Elena Lyadova), l’épouse de Kolia, une femme traînant sa solitude et son spleen dans ces paysages dévastés, où les carcasses de baleines cohabitent avec les épaves de bateaux. Au-delà de la critique de la société russe, le film interroge sur la notion de Liberté individuelle, sacrifiée à ces structures abstraites que sont les Etats, mais aussi à ces entités que l’on nomme le couple, la famille, la religion.
La première idée force de ce récit est de ne jamais verser dans le manichéisme. Tous les personnages sont ambivalents. Ils ont leurs faiblesses, leurs zones d’ombre. Ils sont tantôt lâches, tantôt courageux, tantôt victimes et tantôt tyrans. Le cinéaste ne les juge pas. Il se contente de les filmer sous toutes les facettes. La complexité des protagonistes lui sert à étayer les pensées de Hobbes : l’Homme ne peut pas vivre dans un environnement sans cadres, sans lois, sans carcans sociaux, mais il ne peut pas vivre non plus dans un système qui le prive de sa liberté. De la même façon, l’Homme ne peut pas se passer du lien social noué avec ses semblables, mais il a du mal à vivre en couple, à vivre en groupe.
Mais de toute façon, les êtres humains sont bien dérisoires, face à l’immensité de la Nature, face au temps, face aux forces qui régissent l’univers… Zviaguintsev ne se prive pas de le rappeler en privilégiant les plans larges et en perdant ses personnages dans le décor naturel, impressionnant de beauté sauvage.
La deuxième bonne idée, c’est d’avoir aéré ce récit de quelques touches d’humour bienvenues. Chez l’austère Zviaguintsev, c’est une petite révolution, d’autant que les séquences en question sont assez irrésistibles. On aime notamment la séquence où les hommes du village s’entraînent au tir sur les portrait d’anciens dirigeants communistes, de Lénine à Gorbatchev, précisant que s’il n’y a pas les portraits d’Eltsine ou de Poutine, c’est parce qu’il n’y a pas encore de recul historique. Ou l’impertinence élevée au rang des Beaux-Arts…
La troisième bonne idée, c’est d’avoir confié les rôles principaux à d’excellents acteurs, et d’avoir soigné le personnage féminin, joué par l’excellente Elena Lyadova. Bien qu’imparfaite, Lilya est le personnage le plus équilibré du film. La seule qui ne risque pas de s’effondrer, victime de la vodka. Et elle au moins a le courage d’essayer d’agir pour prendre sa vie en main, pour trouver une porte de sortie. La femme est l’avenir de l’Homme? Peut-être, mais pas dans ce film… Malgré les pointes d’humour, le propos reste d’une noirceur absolue. Le Léviathan, sous la forme du libéralisme économique, est déjà à l’oeuvre, ravageant tout sur son passage, et annonçant la fin du Monde. Ou du moins la fin d’un monde, d’une société gangrénée par l’argent, les faux prophètes et tyrans.
Avant que tout s’effondre, allez donc découvrir Léviathan au cinéma. Il fut l’un des grands films de la sélection cannoise et il est assurément l’un des grands films de l’année 2014.
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Leviathan
Réalisateur : Andreï Zviaguintsev
Avec : Alexeï Serebriakov, Roman Madianov, Elena Lyadova, Vladimir Vdovitchenkov
Origine : Russie
Genre : monstrueuse critique sociale
Durée : 2h21
date de sortie France : 24/09/2014
Note : ●●●●●●
Contrepoint critique : L’Humanité
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