L’électrophone diffuse “Papa was a Rollin’ Stone”. Micheline (Aure Atika) se trémousse sur le son des Temptations et invite son conjoint, Christian (Marc Lavoine) à danser avec elle. Puis elle essaie d’entraîner également son adolescente de fille, Stéphanie (Doria Achour) à participer à cette boum improvisée dans le minuscule salon de leur HLM de la Cité des 4000, à La Courneuve. La jeune fille refuse catégoriquement. Elle n’a pas du tout envie de participer à ce jeu-là.
Son père à elle n’était pas un Rolling Stone. C’était un anonyme, un inconnu. D’ailleurs elle ne l’a pas connu, vu qu’il a juste mis sa mère en cloque, lors de leur unique coït, après une soirée trop arrosée, et a ensuite disparu à tout jamais. A la place, Stéphanie a hérité de ce beau-père qui la déteste et ne se prive jamais de l’humilier ou de la frapper. Alors, danser avec ce connard macho et brutal, certainement pas!
Surtout que la soul, ça la soûle, Stéphanie. Ce n’est pas sa génération. Son truc à elle, qui l’aide à supporter le quotidien, qui lui redonne le moral quand ça ne va pas, ce sont les chansons de Jean-Jacques Goldman. Son hymne? “Envole-moi” qui correspond parfaitement à son état d’esprit et ses attentes. Stéphanie n’a pas demandé à vivre ici, à La Courneuve, “Entre l’ignorance et la violence et l’ennui”. Elle s’est jurée de partir d’ici, de quitter sa banlieue défavorisée pour aller faire sa vie de l’autre côté du périphérique. Pour cela, la jeune fille est prête à tous les sacrifices, tous les efforts. Au grand désespoir de sa meilleure amie, Fatima (Soumaye Bocoum), elle a toujours le nez dans les bouquins et partage son emploi du temps entre les devoirs et les cours de danse, discipline pour laquelle elle est plutôt douée.
Pour elle, cette année 1987 est une année charnière. Deux portes de sorties s’offrent à elle. Déjà, le baccalauréat, qui pourrait lui ouvrir la voie vers une fac de lettres et, plus tard, le métier dont elle rêve, créatrice de slogans publicitaires. Ensuite la danse puisque sa professeure, Nadiège (Sylvie Testud), convaincue de son talent, voudrait lui faire intégrer la troupe de Redha. Cela tombe bien, une audition va bientôt avoir lieu, pour recruter des danseuses pour un clip de Jean-Luc Lahaye. Nadiège est persuadée de pouvoir caser Stéphanie et son petit camarade, un certain Kamel Ouali…
Mais évidemment, les choses ne sont pas si simples. Pour une élève issue d’une cité HLM du 9-3, il n’est pas simple de franchir la barrières du périphérique parisien. Les conseillers d’orientation s’affolent quand elle leur parle de la Sorbonne et d’un métier dans la publicité. Ils l’auraient vu plutôt coiffeuse ou vendeuse de vêtements. Alors la fac… Ou alors à Saint Denis, à la rigueur… A moins de décrocher une mention très bien au baccalauréat.
Quant à la danse, encore faudrait-il que le tyrannique Christian consente à la laisser participer aux auditions. Or cet australopithèque ne jure que par le football, qu’il regarde religieusement à la télévision, un pack de bières à la main…
Et puis, Stéphanie vient de tomber amoureuse. L’élu de son coeur est un ado du quartier, Rabah (Rabah Naït Oufela), un garçon en échec scolaire, qui a déjà un pied dans la délinquance et les petits trafics. Difficile de se concentrer sur son travail dans ces conditions… Heureusement, la ritournelle de Goldman la pousse à avancer, encore et toujours.
Cette histoire, c’est à peu près celle de la cinéaste, Sylvie Ohayon. De son parcours, de la cité des 4000 aux plus prestigieuses agences publicitaires (1), elle avait déjà tiré un roman autobiographique (2). Et elle se lance aujourd’hui dans son adaptation cinématographique, poussée par la cinéaste Sylvie Verheyde. Les deux femmes partagent un destin à peu près similaire. Elles se sont extirpées de leur milieu social par le biais de nombreuses lectures, grâce à l’amour des mots et des histoires. La seule différence, c’est que Sylvie Ohayon était une élève modèle, quand l’auteure de Stella était en échec scolaire.
A l’écran, elles sont aussi liées par la même façon de filmer leurs personnages, avec tendresse, refusant tout manichéisme et tout misérabilisme.
Oh bien sûr, la cinéaste débutante Sylvie Ohayon ne possède pas tout à fait la maîtrise technique de son aînée, mais elle compense par un réel talent pour l’écriture de répliques percutantes, et par sa capacité à fédérer une jolie troupe d’acteurs autour d’elle, dont de jeunes talents absolument épatants.
Son alter-égo, Doria Achour, est une belle révélation. Elle joue juste et apporte beaucoup de fraîcheur et de spontanéité à son personnage.
Le jeune Rabah Naït Oulefa, que l’on verra prochainement dans le nouveau film de Céline Sciamma, fait également preuve d’une belle présence. Quant à Soumaye Bocoum, elle crève l’écran. Chacune de ses apparitions est ponctuée de répliques savoureuses, qu’elle assène avec un naturel désarmant et une gouaille irrésistible.
On sent que leurs partenaires adultes se sont également bien amusés sur le tournage, même si leur jeu, pour le coup, paraît un peu plus forcé, moins naturel. Il est vrai que leurs personnages sont plus caricaturaux. Micheline, la mère, semble constamment paumée, dans son monde, et Christian, le beau-père, est l’archétype du macho brutal et bas du front. Cela se justifie par la perspective adoptée par la cinéaste – un regard d’adolescente à la fois tendre et méprisant sur ses parents – mais Aure Atika et Marc Lavoine ont quand même sérieusement tendance à forcer le trait.
Heureusement, la cinéaste s’efforce d’apporter des nuances à ces deux personnages et finit par les rendre attachants, petit à petit.
Quand Christian, le vil beau-père, retourne en Bourgogne voir ses parents, plus rudes et méchants que lui, il révèle sa vraie nature : il n’est qu’un petit garçon brimé, humilié par ses parents, et il reproduit malgré lui ce schéma avec Stéphanie. Il est autant victime que bourreau. Cela ne le rend pas beaucoup plus sympathique, mais cela l’humanise un peu. Idem pour Micheline. On la voit, à un moment, craquer complètement, la montrant sous son véritable profil : celui d’une fille fragile et naïve, engrossée trop jeune et entraînée malgré elle dans le tourbillon de la vie, contrainte de faire de son mieux pour éduquer sa fille et lui apporter soutien et affection. Les personnages restent caricaturaux, mais on apprécie les efforts de la cinéaste pour essayer de leur donner un peu plus de profondeur.
Ce qui n’est pas du tout caricatural, en revanche, c’est le regard que porte la cinéaste sur la banlieue. Sylvie Ohayon a grandi à La Courneuve, dans la cité des 4000. Elle y a ses souvenirs d’enfance et d’adolescence. Alors forcément, elle sait de quoi elle parle.
Ici, pas ce clichés, pas d’approche misérabiliste de la vie dans les cités HLM, et aucune condescendance vis-à-vis des habitants des banlieues. La vie s’écoule normalement, malgré quelques épisodes cocasses liés aux différences ethniques et culturelles qui caractérisent les banlieues populaires. On rit, on pleure, on s’aime, on se fâche, on se réconcilie. Comme partout ailleurs… C’est un microcosme attachant, drôle et émouvant.
La cinéaste ne verse pas dans l’angélisme non plus. Elle évoque sans détours la délinquance, les petits trafics et la marchandise tombée du camion, le chômage et le peu de perspective d’avenir pour les jeunes désoeuvrés. Et elle n’oublie pas qu’elle a tout fait pour quitter ce cadre de vie trop exigu pour elle, et franchir finalement cette barrière symbolique du périph’, derrière laquelle ses rêves étaient accessibles.
Faire tomber les barrières, abolir les frontières, casser ses chaînes, briser les stéréotypes, c’est bien de cela qu’il s’agit, ici.
Avec son roman, puis ce film, Sylvie Ohayon veut changer le regard du grand public sur la banlieue. Montrer qu’une cité comme les 4000 n’est pas qu’un “quartier chaud” où le crime et la violence prospèrent. C’est aussi un lieu où l’on rencontre des personnalités hors normes, généreuses, intelligentes, enthousiastes, attachantes malgré (ou grâce à) leurs défauts, et un vivier de talents, de jeunes pousses qui ne demandent qu’à éclore. Sylvie Ohayon et son ancien camarade Kamel Ouali en sont la preuve. Ils ont fait leur chemin et connu la réussite.
Justement, la cinéaste veut aussi, avec ce film, inciter les jeunes de banlieue à suivre son exemple, à se battre pour réaliser leurs rêves et ne jamais renoncer. Il n’y a aucune raison de nourrir des complexes. Ces jeunes-là ont potentiellement les mêmes aptitudes, les mêmes qualités que les autres. Il faut juste travailler suffisamment pour se donner les chances d’y arriver.
Sylvie Ohayon a réussi à obtenir ce qu’elle voulait. Aujourd’hui, elle peut regarder son parcours avec fierté et y puiser la force de réaliser ce joli premier long-métrage, drôle, tendre, émouvant, à l’énergie communicative.
Sans doute la cinéaste est-elle encore portée par la chanson “Envole-moi”. Mais pas la version survoltée des années 1980. Plutôt celle que Jean-Jacques Goldman a composée pour le film. Une version acoustique, plus calme, plus posée, plus douce, plus maîtrisée. Celle d’une personne expérimentée, sûre de sa force.
On espère de tout coeur que cette maturité et cette force continueront de porter encore longtemps Sylvie Ohayon et lui permettront de réaliser d’autres projets cinématographiques aussi réussis que cette première tentative, déjà fort sympathique…
(1) : On lui doit notamment le slogan Air France “Faire du Ciel le plus bel endroit de la Terre” et la campagne de pub Wonderbra “Regardez-moi dans les yeux. J’ai dit les yeux…”
(2) : “Papa was not a Rolling Stone” de Sylvie Ohayon – éd. Robert Laffont
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Papa was ot a Rolling Stone
Réalisatrice : Sylvie Ohayon
Avec : Doria Achour, Somaye Bocoum, Aure Atika, Marc Lavoine, Sylvie Testud, Rabah Naït Oufela, Pascale Arbillot
Origine : France
Genre : Envole-moi
Durée : 1h39
date de sortie France : 08/10/2014
Note : ●●●●●○
Contrepoint critique : Le Passeur Critique
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