- Gaaarrrde à vous! Soldat Boustoune, je vous envoie en mission de reconnaissance en Champagne-Ardennes. Votre cible : le festival War on Screen, le seul festival français, mondial dédié au film de guerre, dont la deuxième édition a lieu début octobre à Chalons-en-Champagne. Vous devrez nous rédiger un compte-rendu détaillé de la topologie des lieux et de l’organisation de la manifestation, et, puisque cette année marque le centenaire de la Première Guerre Mondiale, vous devrez aussi nous faire un reportage sur quelques lieux emblématiques de cette “Grande Guerre”.
Vous rejoindrez la région en biplace et serez parachutés sur Reims le 1er octobre au matin et…
– Euhhh, mon Commandant, je suis journaliste, moi, pas soldat… Et je ne sais pas sauter en parachute…
– Eh bien bleusaille, vous prendrez le train! Il y a un TGV qui fait Paris Gare de l’Est à Reims en moins d’une heure! Vous rejoindrez votre contact, la 1ère Classe Célia Dahan,de la Division du Tourisme du Département de la Marne. Ce sont eux qui ont commandité cette opération de grande envergure. Elle vous servira de chauffeur et de guide pendant toute votre mission. De Reims, elle vous emmènera jusqu’à Chalons-en-Champagne, ou vous assisterez à l’ouverture de War On Screen. Compris?
– Euh… Chef, oui chef!
– Rompez!
La date prévue, je me rends bien à Reims en train, mon paquetage sur le dos. Voyage rapide, agréable. Moins d’une heure pour effectuer le trajet. Des trains effectuent aussi la navette Paris-Chalons-en-Champagne et un demi-tarif a été appliqué pendant les dates du festival, mais c’est bien à Reims que se situe la première étape de mon périple. Un soleil radieux m’attend à mon arrivée. La météo est très clémente pour un début d’automne au Nord-Est de la France, mais la douceur ambiante n’est rien comparée à celle du soldat Célia, ma charmante guide.
Sa première tâche est de m’emmener me restaurer. La journée s’annonce longue et rude, et il me faut prendre des forces pour tenir le choc. Plutôt que de m’emmener à la cantine de la caserne, elle décide de me conduire au Café du Palais, à deux pas de la Cathédrale de Reims.
Ce café a pour particularité son cadre assez unique puisqu’il est un véritable temple de l’Art Déco, avec son assemblage hétéroclite d’objets d’art, de toiles, de sculptures, et sa grande verrière qui orne le toit de la salle principale. Autre qualité de l’établissement, non-négligeable : sa carte.
Ah ça, on y mange mieux qu’à la cantine! Leur spécialité? Pour le plat principal, c’est l’assiette champenoise : une salade composée avec des pommes de terre grenaille fondantes, rissolées et assaisonnées à la perfection, du jambon de Reims, à la texture délicate et au goût exquis, et deux fromages locaux, le Chaource et le Langres.
Pour le dessert, parmi une sélection bien fournie, l’île flottante au biscuit rose de Reims, généreuse et appétissante, est recommandée par le chef.
Chaque produit est évidemment de première fraîcheur et de qualité, issu de petits producteurs et artisans locaux, sélectionnés avec soin par les patrons du lieu. Jean-François Vogt et sa soeur Isabelle sont fiers d’avoir repris le flambeau de leurs aïeux, car ce café, ouvert en 1930, est dans la famille depuis quatre générations. “La cinquième arrive à maturité et la sixième vient de naître” s’amuse le mari d’Isabelle, qui s’occupe lui aussi de l’établissement. Tous aimeraient que le leurs enfants leur succèdent, pour garantir encore longtemps la pérennité de cet établissement au cadre enchanteur et à la cuisine de haute tenue.
C’est tout le mal qu’on leur souhaite, tant ils sont accueillants et sympathiques.
[Le Café du Palais – 14, Place Myron Herrick – 51100 Reims]
Puisque nous sommes sur place, nous visitons la Cathédrale Notre-Dame de Reims, splendeur architecturale et fleuron de l’art gothique en France.
L’édifice aurait pu être ravagé par les flammes et entièrement démoli suite aux bombardements massifs qu’il a subi pendant la Guerre de 1914/1918 de la part de l’armée Allemande. Pourtant, au milieu des ruines fumantes d’une ville détruite à plus de 85%, la Cathédrale a tenu bon.
Evidemment, elle était quand même très sérieusement atteinte. La charpente en bois avait brûlé, les vitraux avaient éclaté sous l’effet de la chaleur, et toute la toiture était effondrée, sans parler des statues et des gargouilles, laissées dans un sale état. Avec l’aide de mécènes américains, dont la famille Rockfeller, la Cathédrale a été patiemment reconstruite et restaurée. La charpente a été consolidée avec des matériaux ininflammables, la toiture a été refaite. Les travaux continuent encore aujourd’hui, par tranches successives, pour restaurer la façade du bâtiment et les nombreuses statues qui l’ornent. Un travail de titan qui n’a pas été effectué en vain. Le résultat est assez somptueux. De l’extérieur, la bâtisse impressionne par sa taille imposante et le niveau de détail de ses statues. Celle de l’Ange au Sourire, emblème de la ville, accueille les visiteurs.
A l’intérieur, la cathédrale est tout aussi sublime. Des vitraux modernes viennent compléter les rares vitraux d’origine ayant subsisté. Ainsi, on peut découvrir, outre les Rosaces somptueuses, un vitrail évoquant le travail des vignerons de Champagne, un diptyque d’Imi Knoebel ou encore le triptyque offert par Marc Chagall – l’arbre de Jessé, les deux testaments et les grandes heures de Reims.
Ma mission commence au coeur de Notre-Dame de Reims, avec la visite d’une exposition de photos racontant l’histoire de la Cathédrale et notamment les heures sombres de l’année 1914, quand elle a été volontairement pilonnée par l’armée Allemande. Une première confrontation avec la Grand Guerre et ses dégâts considérables, tant sur le plan matériel que sur le plan humain.
POUM! Soudain un bruit perturbe le silence. POUM! Des tirs d’obus? Des explosions? Ou juste le bruit des bouchons de Champagne qui sautent? La logique voudrait que ce soit plutôt la troisième explication. Mais par précaution, nous partons nous mettre à l’abri en lieu sûr, dans les anciennes crayères romaines situées sous le centre-ville. Ah tiens, belle coïncidence, elles servent de caves à la Maison Taittinger, un des grands noms des vins de Champagne…
Nous sommes pris en charge par Maud, une employée de l’établissement, qui nous guide dans ce remarquable dédale souterrain de 4 kilomètres, où est stockée et vinifiée la cuvée des Comtes de Champagne, la plus élégante et raffinée de la maison Taittinger.
Elle nous explique les différentes étapes de la production. Les raisins sont récoltés, triés, pressés séparément, cru par cru, cépage par cépage. Le pressage est lent, pour obtenir un jus le plus clair possible.
Chaque jus est ensuite vinifié normalement, en cuve inox, en prenant toujours soin de séparer les différents cépages et les différents crus. Une fois la fermentation alcoolique effectuée, on obtient les premier jus, les vins clairs. A partir de ces vins clairs, les experts déterminent les assemblages qui composeront les différentes cuvées de la marque, du Brut Réserve jusqu’à la cuvée des Comtes de Champagne millésimée. Les mélanges sont ensuite mis en bouteille avec du sucre et des levures soigneusement sélectionnées pour que s’opère la fermentation malolactique, qui produit le gaz carbonique et donne ses bulles au champagne. Les bouteilles sont stockées en cave pendant trois ans et régulièrement tournées pour retirer les dépôts.
Les explications sont passionnantes, mais très vite, on se laisse gagner par la splendeur des lieux.
La première partie des caves se situe à 12 mètres de profondeur, à l’emplacement d’une ancienne abbaye bénédictine du XIIIème siècle, l’Abbaye de Saint-Nicaise. De cette époque, il subsiste deux escaliers en craie, ingénieusement conçus par les moines, et des portes en bois, aux ferronneries stylisées.
La seconde partie, 8 mètres plus bas, correspond à des crayères romaine du IVème siècle. A l’époque les bâtisseurs romains creusaient des puits plus ou moins large, et creusaient dans la roche en élargissant peu à peu la base, en forme de pyramide. D’où la structure particulière de ces crayères où l’on peut encore voir les traces de pioches laissées par les antiques ouvriers.
Assoiffés par cette promenade dans les caves, où trônent plusieurs millions de bouteilles, de magnums et de jéroboams de nectars pétillants, nous cédons à la proposition de notre hôtesse et acceptons de goûter à l’un des crus de la maison. La dégustation est orchestrée à la surface, dans un salon privé où nous rencontrons Axel Gillery, le chef de projets communication de la maison. Il met en avant l’identité forte de la maison Taittinger, qui est toujours entre les mains de la famille qui a donné son nom au domaine. Le propriétaire actuel, Pierre-Emmanuel Taittinger a racheté l’entreprise familiale en 2006, un an après qu’elle ait été vendue à un fonds de pension Américain aux objectifs économiques peu compatibles avec la production d’un vin de qualité. En quelques sorte, ils sont des résistants, luttant pour maintenir intact le niveau d’exigence et de qualité qui doit accompagner les vins Français.
Depuis, la marque a retrouvé son prestige et fait le bonheur de millions d’amateurs de vins de Champagne à travers le Monde. De quoi ambitionner de grappiller des parts de marché à ses principaux concurrents, dont beaucoup appartiennent au groupe LVMH? Alex Gillery ne raisonne pas en ces termes : “La grande force des vins de Champagne, c’est qu’il y a une bonne entente entre les différents producteurs. Chacun oeuvre pour proposer des produits de qualité et défendre les intérêts des vins fins de Champagne. Il y a des gens très bien dans toutes les grandes maisons de Champagne, et d’excellents petits producteurs. J’ai beau être fortement attaché à la maison Taittinger, pour laquelle je travaille avec beaucoup de plaisir, mais je ne dénigrerai jamais nos concurrents.”
[Champagne Taittinger – 9, rue Saint Nicaise – 51100 Reims]
Pour la guerre, il faudra aller voir ailleurs…
Au Fort de la Pompelle, par exemple. Réalisé après la défaite Française lors de la guerre de 1870, ce fort a constitué l’un des éléments-clés de la défense de la ville de Reims lors de la première Guerre Mondiale. Bombardé quotidiennement, il n’est jamais tombé et est devenu l’un des symboles de la résistance héroïque des soldats Français contre l’offensive allemande de 1914. Dominant la région rémoise, il a été le témoin de toute l’horreur du conflit qui a ravagé l’Europe au début du XXème siècle.
Aujourd’hui, il abrite un musée dédié à la Guerre 1914/1918, qui vient tout juste d’être agrandi et restauré, à l’occasion des commémorations du centenaire de la Grand Guerre. On y trouve de nombreux objets d’époque, des armes, des canons, des uniformes, et notamment l’une des plus importantes collections de coiffes et d’uniformes de l’armée Allemande (collection Charles Friese).
Je parcours le musée au pas de course, car l’état-major de War on Screen m’attend de pied ferme. La cérémonie d’ouverture va bientôt commencer.
[Fort de la Pompelle – route de Châlons-en-Champagne, RN44 – 51100 Reims]
Arrivés à Chalons-en-Champagne, l’une des zones où vont se dérouler les hostilités – comprenez : l’affrontement entre les dix longs-métrages et douze courts-métrages en compétition officielle – mon guide m’accompagne jusqu’à mes quartiers. Je suis privilégié. J’aurais pu loger dans un dortoir avec les bidasses en folie des bases de Mourmelon ou de Suippes, mais j’ai droit à une chambrée pour moi seul. Une des deux “chambres d’hôte” de l’établissement “Les Caudalies”, qui correspondent en fait à des petits pavillons indépendants. Il est vrai que l’établissement est idéalement situé, littéralement à deux pas
du cinéma “La Comète”, le principal théâtre des opérations de ce festival.
[Les Caudalies – 2, rue de l’Abbé Lambert – 51000 Châlons-en-Champagne]
”La Comète”, le cinéma d’Art & Essai de la ville, est situé au plein coeur de Chalons-en-Champagne, à côté des Halles du marché et de l’Eglise Notre-Dame de Chalons. D’emblée, la topologie des lieux me semble parfaite pour un festival réussi. Dehors, des tentes servent d’espaces d’accueil pour les invités. A l’intérieur, il y a suffisamment d’hôtesses pour attribuer les places, gérer les accréditation ou renseigner les curieux attirés par la manifestation. Un espace en sous-sol est dédié à la presse, aux bornes de jeux vidéo et à l’espace restauration, où aura lieu le cocktail d’ouverture après la cérémonie. Un espace en haut accueille une exposition de photographies de Patrick Chauvel. Seul bémol, l’absence de file d’attente digne de ce nom, qui fait que le hall d’accueil voit soudain déferler toute une armée de festivaliers impatients d’en découdre avec la programmation.
La salle est assez grande – entre 500 et 600 places, à vue de nez – et en pente, ce qui permet d’apprécier le spectacle sans être gêné par le voisin de devant.
L’écran est de taille tout à fait honorable et la scène assez grande pour accueillir un orchestre. Tant mieux : en coulisses, Michael Nyman et ses musiciens se préparent…
[La Comète – 5, rue des Fripiers – 51000 Châlons-en-Champagne]
La cérémonie d’ouverture commence à l’heure. Philippe Bachman, le commandant des troupes, délégué général et directeur artistique de cette manifestation, occupe lui-même le terrain et fait un topo aux légions de festivaliers et de sponsors venus découvrir le programme des festivités.
Le speech est un peu long. Si l’on estime que, statistiquement, 99.5% des spectateurs présents savent lire, on peut se demander l’intérêt de détailler en public l’intégralité de la manifestation au public alors que tout est expliqué en long en large et en travers dans le beau catalogue papier ou sur le site internet. Mais bon… On ne discute pas la stratégie d’un officier…
On échappe déjà à la succession de discours des hommes politiques locaux, qui, généralement, a le don de plomber une cérémonie. Enfin, presque. Une vidéo de quelques minutes montre les maires des trois communes impliquées – Châlons, Mourmelon et Suippes – donner leur ressenti sur la manifestation, ainsi que leurs attentes. C’est toujours trop long, mais le dispositif est plus dynamique que trois discours similaires ânonnés devant la foule.
C’est peut-être pour cela que le soldat Dupontel, parrain de la manifestation, a déserté en ce premier jour. Il est attendu le lendemain à Suippes.
Evidemment, ouverture oblige, c’est le moment de présenter les membres des deux jurys. Le jury de jeunes, qui va départager les courts-métrages, et le jury officiel, qui va avoir la lourde tâche de choisir le meilleur long-métrage de la sélection.
C’est Mohsen Makhmalbaf qui a la responsabilité d’encadrer ce commando composé de Prune Engler, parachutée du Festival de La Rochelle, dont elle est déléguée générale, de l’actrice Anne Girouard, du cinéaste Ghassan Salhab et du reporter photographe Patrick Chauvel.
Le cinéaste iranien déclare être heureux de participer à un tel festival, espérant “qu’il nous aidera à comprendre les raisons et les mécanismes des conflits pour faire en sorte qu’il n’y ait plus jamais de guerres”.
Passé le temps des beaux discours, place à l’action. La fièvre monte alors que la fanfare se prépare. Un quart d’heure après la cérémonie, le public peut enfin assister à l’évènement de ce deuxième festival War on Screen : le ciné-concert “War work”, une oeuvre sur les ravages de la Première Guerre Mondiale, commandée par le festival à Michael Nyman.
Le compositeur britannique et son monteur, Max Pugh, ont travaillé autour d’archives visuelles liées à la Guerre 1914/1918 – films, photographies, dessins et oeuvres d’art- de poèmes d’auteurs morts à la guerre, comme Guillaume Apollinaire, Geza Gyoni ou Ernst Stadler et d’inspirations musicales – De Beethoven à John Bull, en passant par Chopin, Schubert et Rossini – pour livrer une oeuvre audiovisuelle atypique.
Musicalement, pas de surprises. On reconnaît les phrases musicales du Michael Nyman Band, orchestrées par le compositeur lui-même, assis au piano. Tous les ingrédients de ses plus belles musiques de films sont là : mélodies envoûtantes, envolées haendéliennes, dissonances et ruptures de ton, voix légèrement métalliques…
Le montage, lui, surprend. Alors qu’on aurait pu s’attendre à une suite d’images d’archives traditionnelles, l’artiste fait le choix de l’allégorie poétique plutôt que du documentaire démonstratif, de la pudeur plutôt que l’approche frontale des horreurs de la guerre.
Pour nous faire éprouver la durée des conflits, Nyman joue sur la répétition des images et des sons. Pour reproduire la férocité des bombardements, il joue sur un montage fragmenté – notamment des éclats d’oeuvres d’arts – et des éclats de voix – ceux de la contralto Galloise Hillary Summers. Pour représenter l’origine du conflit franco-allemand et le contexte favorable aux hostilités, il montre des enfants jouant à la guerre. Une façon, également, de montrer comment ce conflit marque la fin de l’innocence. Le XXème siècle sera celui de la barbarie et des conflits meurtriers.
La démarche rappelle un peu celle du Peter Greenaway des débuts. On pense aux courts-métrages expérimentaux du génial cinéaste britannique, dont Michael Nyman est un collaborateur régulier. Même si la forme risque de dérouter certains spectateurs, War Work est une oeuvre brillante, parcourue de nombreuses fulgurances musicales et visuelles.
On pense à cette scène où le montage alterne une marche militaire et la “danse” désarticulée d’un homme atteint de spasmes musculaires, après avoir été en contact avec les bombes chimiques. Ou à celle évoquant les “gueules cassées” sur un poème d’August Stramm.
Le pari était audacieux, mais le résultat dépasse les espérances. Ce festival, placé sous le signe de la Guerre 1914/1918, ne pouvait pas mieux commencer…
Après les gueules cassées, les “gueules de bois”… Le cocktail qui a suivi la projection a vu se succéder des déferlantes de bulles pétillantes. J’ai dû suivre le mouvement. Lever de coude en cadence. A la guerre comme à la guerre! En Champagne, on boit du champagne… et du bon! Heureusement qu’il y avait largement de quoi manger pour tenir le choc.
Evidemment, le réveil est quand même rude. Après les émotions de la veille et les nombreuses coupes de champagne ingurgitées, une grasse matinée aurait fait du bien, mais bon, le devoir m’appelle. On n’est pas ici pour rigoler. La 1ère classe Célia est déjà sur le pied de guerre, prête à m’emmener sur le terrain. Direction Suippes et son Centre d’interprétation Marne 14/18.
C’est la Commandante de l’établissement, Hélène Méhault, qui nous accueille pour nous faire visiter son musée. Elle commence par nous montrer la ligne de front telle qu’elle était lors de la Grande Guerre, histoire de bien situer les lieux et les enjeux. Puis elle nous propose d’endosser une autre identité pour visiter le musée, pas pour jouer les Chevalier d’Eon ou les Mata-Hari, non. Pour vivre la Première Guerre Mondiale comme l’ont vécue des hommes et des femmes ordinaires, originaires de la région. Une borne biométrique sophistiquée nous enregistre dans la base de données et nous attribue une identité. Pour ma part, Louis Ormières, un jeune homme de 18 ans, envoyé au front dès 1914. Chaque salle du parcours raconte un chapitre de son histoire au cours de la guerre.
Ce musée décortique tous les aspects politiques et stratégiques du conflit. Il rappelle qu’en 1914, Français et Allemands voulaient en découdre, pour continuer les hostilités débutées en 1870. L’assassinat du Duc d’Autriche à Sarajevo n’était qu’un prétexte à faire la guerre. Les soldats sont partis “la fleur au fusil”, sans avoir conscience de ce qui les attendaient. Les soldats Allemands étaient mieux préparés à la guerre de positions que l’Armée Française, qui s’est longtemps entêtée dans sa logique de conquête. Une salle raconte ensuite les différentes étapes du conflit, l’offensive Allemande de l’été 1914, la riposte Française de l’automne, puis l’établissement de la ligne de front, la guerre des tranchées. Le parcours se poursuit à l’infirmerie, avec l’évocation des blessures de guerre et des effets neurotoxiques des armes chimiques,puis avec une salle qui s’intéresse à la place des femmes dans le conflit. Et la dernière salle s’intéresse aux conséquences de la guerre, expliquant comment s’est dessinée la Seconde Guerre Mondiale.
De nombreux documents graphiques ou sonores, mais aussi des objets d’époque (armes, vêtements, matériel médical, outils de communication, …)
viennent illustrer les textes de l’exposition, très instructifs sans être indigestes ou trop scolaires. Au Centre d’Interprétation de Suippes, l’idée est de proposer aux visiteurs une approche à la fois didactique, émotionnelle et spectaculaire de la Grande Guerre.
[Centre d’interprétation Marne 14-18 – 4, ruelle Bayard – 51600 Suippes]
En quittant le musée, je m’enquiert de la destinée de l’alter-égo que m’a choisi la borne biométrique. Ouf! L’homme a été blessé, mais a survécu à son passage sur la ligne de front. Mais tous n’ont pas eu cette chance, évidemment. En sortant, Hélène Méhault nous emmène découvrir le monument aux morts de Suippes. On y voit une veuve éplorée, se recueillant devant la sépulture de son mari tombé pour la France.
Un autre monument lui répond, un peu plus loin. Il évoque la mémoire des Caporaux de Souain, fusillés par leurs compatriotes pour l’exemple, après que leurs hommes, conscients de ne servir que de chair à canon, ont refusé de partir à l’assaut de la tranchée adverse. Ce sont eux qui ont inspiré à Kubrick l’histoire des Sentiers de la Gloire, et dont l’histoire est raconté dans Blanche Maupas de Patrick Jamain.
Eh oui, on en revient toujours au cinéma…
D’ailleurs ma prochaine étape est l’une des salles du festival War on Screen. La plus petite et la plus éphémère. Il s’agit de la Caravane Ensorcelée, une salle itinérante qui sillonne l’Europe pour proposer aux curieux des sélections de courts-métrages. D’après leur brochure, les responsables de la Caravane Ensorcelée veulent toucher “toutes les frimousses. Les mamies et les papous, les enfants des villes et les enfants des champs, les tontons et les copines, les arts et les essais, les colériques et les féériques, les fermières et les poulets, les tendres et les tristes, les amants et les barbies, les cultivés et les durs à cuire”.
Ici, ils entendent surtout compléter l’action du Centre d’Interprétation et du festival “War On Screen”, en proposant aux adolescents des courts-métrages sur le thème de la guerre 1914/1918.
Evidemment, nous tentons aussi l’expérience…
D’extérieur, la caravane semble minuscule, mais à l’intérieur, elle est plus spacieuse, pouvant contenir une douzaine de personnes. Elle est confortable et équipée d’un système de climatisation. Nous nous calons sur nos coussins et attendons le début de la projection.
Au programme : Les Gosses de la Butte, court-métrage montrant des enfants en train de jouer à la guerre au pied de la Butte-Montmartre, loin des combats qui se déroulent en même temps, à l’Est; Le Naufrage du Lusitania de Winsor McCay, qui reconstitue en animation le torpillage de ce paquebot par les sous-marins allemands, causant la mort de 1400 personnes dont de nombreux citoyens américains, précipitant l’entrée en guerre des Etats-Unis; Et enfin Le Jour de Gloire, un court-métrage d’animation magnifique de Bruno Collet rendant hommage aux Poilus qui sont morts dans les tranchées.
Christophe Liabeuf, l’amiral de ce véhicule blindé, vient papoter un peu avec nous, expliquant l’utilité de sa démarche, notamment auprès des jeunes générations à qui il entend inculquer le goût du cinéma. Il nous parle de son envie de défendre le court-métrage et de mettre en avant le travail remarquable des cinéastes d’animation, comme Bruno Collet. L’homme est un passionné, un vrai. On pourrait parler avec lui pendant des heures, regarder la centaine de titres qu’il a au catalogue, et le suivre au bout du Monde. En République Tchèque par exemple, sa prochaine destination, où il veut s’intéresser au travail des cinéastes d’animation tchèques, comme Jiří Trnka.
Las, nous devons déjà reprendre la route pour notre ultime destination : les tranchées…
Avant cela, la 1ère classe Célia m’emmène prendre des forces au “Tulipier”, un restaurant de Vienne-Le-Château. Le lieu, verdoyant, ressemble aujourd’hui à un véritable havre de paix. Mais qu’on ne s’y trompe pas, il a été, cent ans auparavant, le théâtre d’effroyables combats. L’arbre qui donne son nom au restaurant, le tulipier, qui s’élève, majestueux, devant la bâtisse, a été appelé “l’Arbre sanglant”, après qu’un régiment français qui stationnait là fut frappé par un obus allemand, au début de la guerre. Le sang des victimes aspergea le tronc de cet arbre aux fleurs rouges et lui donna son sinistre surnom.
Glups… Pas de viande rouge pour moi, merci…
Une tarte tatin de boudin de Rethel, finement assaisonnée, et un pavé de saumon fondant à souhait feront l’affaire. Rien à redire sur la qualité, la nourriture est succulente. Petit bémol : les fromages proposés, bien que goûteux, ne sont pas des produits locaux. Et les vins, également très corrects, sont des crus de Bordeaux. Dans une région de vins et de champagnes, c’est dommage… Mais bon, il y a plus grave dans la vie…
[Le Tulipier – rue Saint-Jacques – 51800 Vienne-Le-Château]
Notre prochaine étape est le site de la Main de Massiges, main que je vais prendre en pleine figure, fouetté par la charge émotionnelle et historique des lieux. L’ambiance est particulière. Le silence est assourdissant. Et si le soleil est là pour nous réchauffer, des poches de brume persistent ça et là, comme si les fantômes des Poilus voulaient manifester leur présence sur les lieux où ils sont tombés par centaines, dans la boue et la poudre à canon.
Nous retrouvons notre contact, Pierre Labat, le maire de Massiges, ancien militaire et membre fondateur de l’association chargée de restaurer et préserver ces authentiques tranchées de 14/18. Immédiatement, cet homme chaleureux se met à nous expliquer la topologie des environs et nous fait un bref résumé des conflits qui ont eu lieu dans cette zone géographique pendant la Grande Guerre.
Puis il nous emmène quelques mètres plus loin, près d’un panneau indiquant que la zone est dangereuse et non-sécurisée. Nous n’y entrerons qu’à nos risques et périls. En effet, nous explique Pierre Labat, des dizaines de milliers d’obus ont été lancées dans ce petit périmètre au cours des cinq années de conflit, et, on estime qu’un obus sur cinq n’a pas explosé, ce qui veut dire que de très nombreuses bombes, explosives ou chimiques, sont enfouies sur le site. Brrrr… Un frisson me parcourt l’échine. Pierre Labat, lui, semble parfaitement à l’aise avec tout cela. “Bah, des obus, on en trouve une trentaine par an dans les champs avoisinants. Il ne faut pas s’arrêter de vivre pour autant…”. Euh…oui… J’aimerais justement ne pas voir ma vie s’arrêter là. Pourtant, je ne peux résister à l’envie de découvrir ce lieu chargé d’histoire. Nous découvrons la tranchée française, assez rudimentaire et peu profonde, car les hommes n’étaient pas préparés à ce type de batailles, et étaient animés par une logique de conquête territoriale rapide. Puis notre guide nous entraîne dans une tranchée allemande, plus profonde, mieux protégée des tirs d’obus ennemis. Au cours du parcours, nous découvrons les postes de garde, les abris des soldats, souvent très rudimentaires et à même le sol, quelques sépultures, ça et là, dans lesquels des soldats ont enterré leurs frères d’armes, la zone de combat, entre les lignes Françaises et Allemandes…
Chaque étape est accompagnée des commentaires éclairés de notre guide, qui nous offre de passionnantes explications sur le déroulement des combats, la puissance des armes utilisées, l’organisation au sein du camp… Il raconte aussi les conditions de vie éprouvantes dans cet espace réduit, qu’il faut imaginer en hiver, sous la pluie et le déluge de bombes, avec les parasites, les maladies, les cadavres des camarades pourrissant à quelques mètres de là, dans le no man’s land, pour en saisir toute l’horreur.
Le panneau à l’entrée de la tranchée ne mentait pas. On entre ici à nos risques et périls. Et le danger principal est d’exploser en larmes sous la charge émotionnelle des lieux. Pierre Labat le sait et en joue, il ménage ses effets et garde pour la fin l’histoire tragique d’Albert Dadure, un soldat normand de 21 ans, mort en février 1915 dans les tranchées de la Main de Massiges et dont le corps n’a été retrouvé que lorsque l’association a restauré les lieux.
Fait rare, il avait encore sa plaque militaire sur lui, ce qui a permis de l’identifier. Pierre Labat a réussi à trouver la trace de la petite-cousine de ce soldat, aujourd’hui âgée de 84 ans. Elle lui a remis toutes les lettres qu’Albert Dadure avait envoyées à son grand-père.Dans l’une d’elles, il écrit qu’il a conscience d’être envoyé à la mort, un officier ayant lâché une petite phrase lourde de sens. Dans une autre, il explique qu’il arrive en première ligne, où un assaut se prépare. Une lettre de sa mère explique enfin qu’il a trouvé la mort le 7 février 2015.
99 ans plus tard, il a enfin pu recevoir une sépulture décente. Son corps a été transféré à la nécropole de Minaucourt et enterré dignement, sous de la terre et du sable de son village d’origine, près de Deauville. Une cérémonie en sa mémoire a été organisée et il est maintenant le symbole de tous ces jeunes gens morts dans les tranchées de la Main de Massiges. Difficile de ne pas être ému en écoutant cette histoire, qui merappelle un peu le film de Bertrand Tavernier, La Vie et rien d’autre, dans lequel Philippe Noiret cherchait les soldats disparus, à la fin de la guerre. Ici, évidemment, ce n’est pas du cinéma, et cela me bouleverse d’autant plus.
[La Main de Massiges - Massiges]
C’est un peu chancelant que j’achève cette visite des tranchées, écrasé par l’émotion, par le poids de l’Histoire, par l’horreur de ce conflit meurtrier. L’émotion est encore palpable pendant tout le trajet en voiture qui nous ramène à Chalons-en-Champagne. L’objectif de ma mission est finalement atteint. J’ai de quoi faire mon compte-rendu au Commandant.
Avant de monter dans le TGV qui me ramène à Paris, je remercie chaleureusement le soldat Célia, qui a été une aide de camp plus-que-parfaite, à la fois guide touristique, chauffeur et assistante personnelle. Et je la charge de remercier toute la base militaire dont elle dépend, le Comité Départemental du Tourisme de la Marne.
De retour dans la capitale, je retrouve le Commandant, tout de suite moins gracieux que la jolie Célia :
– Alors, bleusaille, j’attend un topo de votre mission en Champagne!
– A vos ordres mon Commandant! J’ai la certitude absolue que ce festival War on Screen est une formidable idée. Il permet de montrer aux jeunes générations la guerre sous toutes ses facettes, leur expliquer les mécanismes des conflits afin de faire en sorte que l’Humanité ne revive plus jamais de telles atrocités. Et le fait de l’organiser dans cette région qui a tellement souffert est un symbole on ne peut plus fort. C’est une expérience à vivre absolument, pour tout amateur de cinéma et pour tout féru d’Histoire!
– Parfait, soldat! Rompez les rangs! Et restez en alerte jusqu’à votre prochaine mission! Nul doute que l’on vous parachutera encore dans une zone cinématographique sensible au cours des prochains mois!
Bon, évidemment, pas besoin de s’engager dans l’Armée pour découvrir tout cela…
Si vous avez l’occasion de faire un tour dans le département de la Marne, surtout n’hésitez pas à faire un saut dans l’Histoire. Découvrez ces musées, faites une promenade dans les tranchées. L’expérience est forte, inoubliable. Vous pourrez toujours vous remettre de vos émotions en dégustant de grands crus de Champagne ou en découvrant la gastronomie locale.
Et découvrez vite ce nouveau venu dans le paysage des festivals de cinéma français. Il devrait s’imposer rapidement comme une date importante de l’agenda des cinéphiles dans les années à venir.
[Merci à Célia Dahan et au Comité Départemental du Tourisme de la Marne, à Pierre Labat, Hélène Méhault, Axel Gillery et Maud, Philippe Bachman, la famille Vogt, au personnel du Tulipier et des Caudalies, aux animateurs de La Caravane Ensorcelée, aux équipes de War on screen et à toutes celles et ceux qui nous ont permis de profiter pleinement de ce beau voyage en Champagne]