Triste peinture.
Il fut un temps où Tim Burton était un cinéaste remarquable. Sous nos yeux, il faisait tournoyer, sur la piste de ses noces funèbres, et avec cette vigueur et cette gourmandise semblable à l’ardente houle déferlant dans le ventre des fêtes foraines, des âmes inaptes et folles, emporté par le rythme de la fanfare claironné par son fidèle concertiste. Son art était inspiré, par ses idées, par ses envies, par son cœur, aussi. Mais est venu le jour où son appétit s’est égaré sur une planète peuplée de singes. Depuis cet instant, son cinéma a cessé d’être le même. Moins original, moins attachant, moins sincère. Un jugement lapidaire que d’aucun briseront en citant le récent sursaut gotique Dark Shadows, quand bien même ce dernier effort n’avait su convaincre qu’une infime partie de ses fans. Aujourd’hui, le cinéaste joue le jeu de la biographie filmée, un genre qu’il avait su, jadis, dompter avec brio lorsqu’il afficha sa profonde admiration pour l’artiste fou qu’était Ed Wood. Il déterre ainsi le souvenir de Margaret Keane (Amy Adams, ravissante), jeune femme du Tennessee fraichement divorcée qui, abandonnant le confort de sa banlieue pavillonnaire sa gamine sous un bras et ses toiles d’enfants aux yeux écarquillés sous l’autre, entend peindre son avenir sous le ciel bleu de Frisco. « Les yeux sont les fenêtres de l’âme » explique t-elle ses impressions dépressives à son futur époux et pygmalion, Walter Keane (insupportable Christoph Waltz). Ce bonimenteur au sourire carnassier se montre sous ses plus beaux atours pour conquérir la femme et l’artiste, cette dernière consentant à se laisser déposséder de la paternité de ses productions, parce que l’art féminin n’est pas vendeur, parce qu’il ne veut uniquement son bonheur, parce qu’il désire par dessus tout posséder son propre empire. Il transforme alors sa femme en nègre, vendant ses toiles et ses copies à la chaîne, sous son nom, en leur inventant une histoire, un passé, s’affichant sans complexe auprès des gens de pouvoir et sur les plateaux de télévision. Elle, devient un jouet silencieux qui a vendu son âme à ce diable agitant l’esprit capitaliste de son mari. Le douloureux compromis muselant ce personnage offre à Tim Burton l’opportunité de brasser toutes les obsessions qui ont constamment nourri son cinéma : le jeu des apparences, la trace de l’homme dans un monde industriel (malicieux générique où la peinture se révèle copie), l’intégrité artistique face au système capitaliste et à la critique savante. Mais fallait-il sans doute nous méfier de cette nomination et de ces (timides) honneurs qui ont été adressé à son nouveau rejeton lors des dernières réunions des élites académiques du cinéma américain. Car, la manière qu’il a de nous présenter ses personnages et leurs psychologies, ses décors, ses escapades fantastiques (la traversée d’une superette sous les yeux écarquillés des clients et de la caissière) témoigne de cet état de léthargie dans lequel se trouve prisonnier sa mise en scène, désincarnée et transparente, mais également d’un genre qui accepte de moins en moins d’être maltraité, n’autorisant à son metteur en scène aucune folie, qu’elle soit visuelle ou narrative. Prisonnier de son matériaux, et ne sachant clore son impression autrement que par le symbolique mimétisme entre l’original et l’avatar, il livre une vision insipide, altérant jusqu’à la partition douce et mielleuse de Danny Elfman, et démontrant son impuissance à pouvoir interroger son art. Face à cela, nous n’avons que nos yeux pour pleurer. (2/5)
Big Eyes (États-Unis, 2015). Durée : 1h47. Réalisation : Tim Burton. Scénario : Scott Alexander, Larry Karaszewski. Image : Bruno Belbonnel. Montage : JC Bond. Musique : Danny Elfman. Distribution : Amy Adams (Magaret Keane), Christoph Waltz (Walter Keane), Danny Huston (Dick Nolan), Krysten Ritter (DeeAnn), Jason Schwartzman (Ruben), Terence Stamp (John Canaday).