Le vaisseau de l’angoisse.
Phare guidant le peuple, le protégeant, de son éclat, du péril totalitaire, la liberté fait pourtant naître de terribles frustrations, le poussant à franchir les frontières, à se corrompre, à s’entretuer. Pour le capitaine Kang (Kim Yun-Seok, une nouvelle fois parfait), son chalutier en matérialise toute l’éphémère puissance et l’indicible violence. Noyé de dettes, le corps de son épouse désormais ouvert à tous les vents, il ne lui reste que ce vieux rafiot, une bouée abîmée par la houle salée mais dont le souffle de l’évasion vient encore caresser son rugueux visage, mais que sa compagnie gagnerait davantage à démanteler qu’à lui faire sillonner la Mer Jaune. Alors, pour garantir son avenir et celui de son équipage, il remise ses rituels mystiques et ses oraisons infécondes au placard, et accepte de convoyer des clandestins, des citoyens chinois, se figurant que l’eau est bien plus clair au pays du matin frais. « Même un porteur de journaux gagne plus que moi » confesse d’ailleurs l’un d’entre eux, un ancien instituteur à l’empire rouge qui laissa femme et enfant au pays afin de recouvrer une indépendance économique. Ainsi, tout comme leurs passeurs, fuyant leurs inadaptations au monde sur le pont de cette barque fatiguée, ces immigrés abandonnent leur terre natale afin de trouver, de l’autre côté de l’horizon, dans les bras d’une prospérité économique fantasmé ou d’un parent exilé, un confort auquel ils ne peuvent prétendre autrement qu’en se hasardant à franchir la ligne jaune. Pour le réalisateur et scénariste Shi Sung-Bo, ces marins et ces infortunés passagers sont otages d’une industrie cannibale, ils sont tous dans le même chalut. Naviguant en sous-marin depuis une quinzaine d’années, celui qui signa le script de Memories Of Murders, parrainé pour l’occasion par le cinéaste Bong Joon-Ho, nous embarque d’abord sur une étude de caractère au cours de laquelle il tente de mesurer la distance séparant ces pêcheurs, esclaves des mesures édictées par les institutions internationales, des clandestins, à l’heure où les mouvements de population viennent abreuver les obscures abysses de la mondialisation. Subtil, sensible, et plutôt apolitique, ces brefs portraits d’hommes et de femmes à la dérive précèdent alors une entreprise de terreur lorsque la brume marine vient à se lever, laissant le voile de l’inconnu obscurcir les sabords de l’esprit et révéler la part sombre de l’âme humaine. À cet instant, Sea Fog perd de vue ce qui faisait tout le sel de sa première demie-heure, la psychologie et ses nuances s’évaporant peu à peu derrière la traditionnelle mécanique de la survie, étape teinté de violence physique et d’absurdité, parangons du cinéma de genre sud-corréen. Cette morne manœuvre permet néanmoins à cette naïve liaison d’un jeune mousse avec une clandestine d’acquérir une fragilité inattendue, une absoute permettant à cette ténébreuse et chancelante traversée d’aborder un rivage autrement plus déchirant. (3/5)
Haemoo (Corée Du Sud, 2015). Durée : 1h45. Réalisation : Shi Sung-Bo. Scénario : Shi Sung-Bo, Bong Joon-Ho. Image : Alex Hong Kyung-Pyo, Kim Chang-Ho. Montage : Kim Sang-Bum, Kim Jae-Bum. Musique : Jung Jaeil. Distribution : Kim Yun-Seok (le capitaine Kang), Park Yu-Chun (Dong-Sik), Han Te-Ri (Hong-Mae), Mun Seong-Kun (Wan-Ho), Kim Sang-Ho (Ho-Young), Lee Hee-Jun (Kyung-Koo).