Comment représenter à l’écran ce qu’a été la Shoah? Comment décrire l’abomination des camps de concentration pendant la seconde guerre mondiale? Comment montrer l’horreur du système d’extermination de masse et d’épuration ethnique mis en place par les nazis? Ces questions ont taraudé de nombreux cinéastes, de Claude Lanzmann à Alain Resnais, en passant par Steven Spielberg, Roman Polanski, Costa Gavras…, et elles font l’objet de débats enflammés entre les critiques de cinéma à chaque fois que sort un film sur le sujet. Nul doute qu’elles ont également dû hanter les nuits de Làszlo Nemes avant qu’il ne décide de se lancer dans la réalisation de son premier long-métrage, Le Fils de Saul, qui plonge littéralement les spectateurs dans le camp d’Auschwitz, aux heures les plus sombres du génocide.
Le jeune cinéaste hongrois a décidé de ne jamais montrer frontalement l’horreur mais de la tutoyer d’assez près pour bouleverser son public. Pour cela, il a choisi de se fixer sur le personnage de Saul Aüslander, un Juif de Hongrie, membre d’un Sonderkommando, ces prisonniers tenus à l’écart du reste du camp et obligés d’assister les soldats allemands dans les tâches d’extermination. La caméra ne le quitte pas d’une semelle. Elle filme son parcours à l’intérieur du camp à l’aide de longs plans-séquences, en utilisant des focales courtes pour se limiter au champ de vision du personnage ou à ce qui l’entoure.
On suit le personnage dans ses activités quotidiennes. On le voit accompagner un groupe de prisonniers vers les chambres à gaz. Saul les aide à se déshabiller et à mettre de côté leurs affaires, essaie de les rassurer, de les apaiser et les guide jusqu’à la salle des douches avant de refermer les portes sur l’abomination. Plus tard, il devra fouiller les vêtements en quête d’or et de bijoux éventuels avant de les détruire, récupérer les corps et les emmener vers les fours crématoires, puis nettoyer les lieux avant l’arrivée du convoi suivant.
Cette scène de la chambre à gaz est emblématique de la démarche de Làszlo Nemes.
On ne voit pas les prisonniers agoniser sous les douches, mais on entend leurs cris d’angoisse et de souffrance, insoutenables. La caméra, elle, filme le visage de Saul, complètement fermé. Sans doute parce qu’il a appris à se replier sur lui-même pour se protéger de toute cette horreur. Ou peut-être parce qu’il est déjà mort à l’intérieur.
Il sait, de toute façon, que ses jours sont comptés, comme ceux des autres membres des Sonderkommandos. Les SS les exploitent quelques semaines, en les laissant accomplir les basses besognes, puis ils les exécutent. Il ne peut y avoir de témoins à leur entreprise meurtrière de masse.
Les plus solides des Sonderkommandos profitent des relatifs traitements de faveur dont ils disposent pour organiser une forme de résistance ou pour essayer de laisser des preuves de la barbarie nazie. Saul, lui, semble complètement brisé. Il ne sort de sa torpeur que lorsque, parmi les corps inanimés, il découvre le cadavre de son fils. Alors, il devient obsédé par une seule et unique chose : offrir à son enfant une sépulture décente.
C’est une mission délicate, presque impossible. Il lui faut déjà escamoter le corps du garçon, destiné, comme les autres cadavres, aux fours crématoires. Dérober une pelle pour creuser une sépulture. Trouver, parmi les prisonniers, un rabbin qui acceptera de lire le kaddish pour son fils… Le tout, évidemment, sans se faire repérer par les SS ou nuire aux préparatifs de la révolte qui se trame au sein du camp.
La tâche peut sembler dérisoire, absurde. D’autant que l’on n’est pas du tout certain que l’enfant est bien le fils de Saul. Mais, pour cet homme brisé, déjà happé par les ténèbres, il s’agit d’un sursaut d’humanité, une ultime chance d’accomplir un acte d’amour et de foi avant de quitter ce monde. C’est la seule lueur qui brille dans cet enfer boueux et froid, hanté par la mort. Et c’est la seule chose qui nous permet de supporter ce voyage cinématographique au coeur de l’horreur absolue.
Non, Le Fils de Saul n’est pas un film aimable. Le cinéaste a fait en sorte qu’il ne le soit pas. Le format d’image est atypique, étouffant, l’image n’est pas soignée et il y a toujours quelque chose qui vienne nous empêcher la virtuosité de ses plans-séquences.
Bien sûr, il y aura toujours des esprits chagrins pour trouver ce parti-pris de mise en scène inapproprié ou estimer qu’il ne s’agit que d’une idée de petit malin pour briller dans les festivals. Nous pensons au contraire qu’aborder un sujet aussi sensible avec des choix de mise en scène aussi radicaux est extrêmement audacieux, à plus forte raison pour un premier film.
Le fils de Saul devrait logiquement encore faire couler beaucoup d’encre, surtout si le jury venait à le récompenser d’une manière ou d’une autre en fin de festival. Mais quel que soit le sort qui lui est réservé au palmarès, Làszlo Nemes a réussi à s’imposer comme un jeune cinéaste à suivre, et on est très impatient de découvrir ses prochaines oeuvres.