Le Festival de Cannes a vécu une sixième journée de projections riche en émotions.
Et pour cause, les stars du jour se nomment Joie, Tristesse, Dégoût, Peur et Colère. Ce sont les héros du nouveau film des studios Pixar, Vice-versa, les émotions qui régissent le cortex cérébral d’une petite fille de onze ans, veillent sur ses souvenirs et les éléments constituant sa personnalité.
Joie
Au vu de l’accueil enthousiaste réservé au film par les festivaliers, qui l’ont longuement applaudi, l’émotion qui a dominé les autres est assurément la joie. Joie d’assister à l’un des meilleurs films des studios Pixar, digne des Toy Story. Joie de se laisser emporter par ce grand spectacle jalonné de gags savoureux et de péripéties trépidantes. Joie de pénétrer dans un univers visuel une fois de plus sublime, utilisant toutes les capacités des équipes techniques de Disney et Pixar. Mais la tristesse semble aussi avoir creusé son sillon sur les joues et sous les yeux de certains spectateurs, émus par la mélancolie qui se dégage du récit ou par cette nostalgie qui s’empare des adultes à l’évocation de leur enfance disparue.
On peut trouver dommage que Vice-versa soit présenté hors-compétition, car quand le cinéma d’animation évolue à ce niveau de perfection, il vaut bien mieux que bien des films en prises de vue réelles, et notamment que certaines des oeuvres présentées en compétition…
Colère
En disant cela, on ne cible absolument pas au film de Stéphane Brizé, La Loi du Marché, qui a lui aussi reçu une belle ovation lors de sa présentation officielle.
Le cinéaste nous invite à suivre quelques moments de la vie de Thierry (Vincent Lindon), un chômeur de cinquante ans qui arrive en fin de droits et doit donc rapidement trouver un emploi pour subvenir aux besoins de sa famille. On le suit dans ses démarches au pôle emploi, qui vient de lui faire perdre neuf mois en l’aiguillant vers une formation de grutier qui ne débouche sur aucun emploi. On assiste aussi à un entretien d’embauche par skype, où l’employeur reproche à Thierry de ne pas avoir cherché à se renseigner sur les dernières versions des outils et des logiciels avant de railler son curriculum vitae. On le voit chez le proviseur, qui lui demande de mieux motiver son fils handicapé, dont les notes sont jugées insuffisantes, à la banque, où on lui conseille de vendre sa maison pour ouvrir un contrat d’assurance vie, une “sécurité” pour l’avenir. Sécurité? Pour qui? Pour Thierry ou pour la banque??? Chaque saynète traite d’une violence insidieuse, imperceptible, qui fait pourtant des ravages au quotidien : la violence sociale. Chaque fois, Thierry est pris de haut, humilié, blessé par des gens qui ne valent pourtant guère mieux que lui.
Finalement, il accepte un poste d’agent de la sécurité dans un supermarché. Son rôle est de repérer les voleurs et de les obliger à payer les articles dérobés. La plupart du temps, il tombe sur des petits voyous qui volent plus par défi que par réelle nécessité, mais il lui arrive aussi d’interpeler des gens qui volent par nécessité, parce qu’ils n’ont pas 15 euros pour finir le mois et veulent seulement manger à leur faim. Là, le malaise est palpable. Thierry comprend ces pauvres gens. Il aurait pu se retrouver dans la même situation. Mais il est obligé de faire son travail, sans quoi il pourrait être licencié.
Son rôle ne se limite malheureusement pas à ça. Il est aussi chargé d’épier les caissières et de repérer tout manquement aux règles imposées par la direction. C’est surtout un moyen de compresser le personnel à moindre coût. La direction laisse les agents de sécurité s’occuper de la basse besogne, encourageant l’espionnage des collègues et la délation de leurs fautes. Des pratiques inhumaines, dégueulasses, qui choquent profondément Thierry, d’autant que les fautes graves reprochées aux salariés sont assez anodines, à l’instar de celle de cette caissière, virée pour avoir récupéré des tickets de réduction abandonnés par des clients. Quelle dose d’humiliations peut-on accepter pour garder un emploi ? Quelles entorses à ses principes moraux peut-on tolérer avant de démissionner? Faut-il attendre qu’il y ait des morts pour dénoncer la souffrance des salariés, obligés d’évoluer dans des environnements professionnels stressants, pour des salaires de misère?
Le film de Stéphane Brizé est un cri de colère tonitruant qui résonne encore dans la salle du grand auditorium Lumière. Il ne s’embarrasse pas d’artifices de mise en scène ou de scénario , ne cherche jamais à verser dans le mélo larmoyant. Tout est dit avec une économie de moyens, grâce à ces petites tranches de vie édifiantes, montrant toute l’horreur du monde du travail d’aujourdhui.
Tristesse
Les personnages de Louder than bombs traînent leur spleen tout au long du film. Ils sont tous marqués, à leur manière par le suicide de leur épouse/ leur mère (Isabelle Huppert), célèbre photographe, connue pour ses clichés de scènes de guerre.
Dans cette structure familiale, la communication a toujours été difficile. Le père (Gabriel Byrne) ne parvient pas à renouer le dialogue avec ses fils. L’aîné (Jesse Eisenberg) vient d’être père et devrait éprouver beaucoup de bonheur, mais il se laisse gagner par l’angoisse et le stress, ne trouvant le réconfort que dans les bras d’une vieille copine de fac retrouvée par hasard. Quant au cadet, il se démarque par un comportement inquiétant. Il a tout du gamin qui, un jour, achète un fusil et commet un carnage dans son lycée. Chacun doit retrouver sa place au sein de cette structure familiale. Pour cela, ils ont besoin de faire le deuil de cette défunte envahissante et comprendre les raisons qui ont motivé son suicide.
Le sujet n’est peut-être pas novateur, mais Joachim Trier s’applique à le traiter avec une forme narrative singulière, montrant les mêmes scènes sous des angles très différents, et la mise en place d’une atmosphère pesante, chargée de douleur et de de chagrin. Difficile de savoir si Louder than bombs a ses chances au palmarès, mais il confirme en tout cas pleinement le talent de metteur en scène de Joachim Trier, qui a réussi à apposer sa patte de metteur en scène à un film au budget plus conséquent, en langue anglaise et bâti sur un récit très différent de son premier film, Oslo, 31 août.
Peur
On avait peur de sombrer dans le sommeil devant le nouveau film d’Apichatpong Weerasethakul, Cemetery of splendour. Et cela n’a pas raté…
Il faut dire que le cinéaste thaïlandais utilise son style habituel, contemplatif et anti-spectaculaire, pour filmer des gens qui dorment, des soldats qui se sont retrouvés atteints d’une profonde maladie du sommeil alors qu’ils creusaient des trous sur le site d’un ancien temple, transformé successivement en école, puis en hôpital de campagne.
Comme souvent chez le cinéaste, le récit est composé de séquences plus ou moins longues, plus ou moins bavardes, dans lesquelles les personnages dissertent des choses de la vie, de la culture américaine et des traditions thaïlandaises, avant que le fantastique ne fasse irruption, de manière plus discrète que par le passé.
A condition d’accepter le rythme lénifiant imposé par le cinéaste et de résister au sommeil, Cemetery of splendour est un solide morceau de cinéma Art & Essai, qui aurait mérité lui aussi, sa place en compétition officielle.
Dégoût
Comme Stéphane Brizé, le coréen Hong Won-Chan porte un regard dégoûté sur le monde du travail dans son pays. Mais il l’exprime différemment.
Présenté en séance de minuit, Office est un thriller horrifique dans lequel les employés d’une société de vente, compétiteurs acharnés prêts à tout pour obtenir une promotion ou pour garder leur place, se trouvent confrontés à une série d’évènements étranges ayant pour cadre leur bureau.
Ce n’est clairement pas le meilleur film de cette 68ème édition, mais il est suffisamment bien mené pour faire oublier les incohérences qui émaillent le scénario et électriser le public, venu en nombre pour assister à la projection de minuit du film.
Joie (encore)
Les fidèles ayant pris possession en nombre du Théâtre Croisette, Saint-Siège de la Quinzaine des Réalisateurs, nous n’avions pas pu assister à la grand messe donnée pour Le Tout Nouveau Testament de Jaco Van Dormael. Mais une autre célébration nous a permis de nous convertir illico, tant le film est brillant.
Nous avons adoré le ton unique de cette comédie noire et gentiment iconoclaste, qui bouscule avec bonheur quelques dogmes religieux pour mieux aborder les problèmes de notre société actuelle.
Pour commencer, il faut accepter l’idée que Dieu existe, qu’il vit à Bruxelles et qu’il a les traits de Benoît Poelvoorde. Il a une femme, une déesse mollasse passionnée de baseball et de broderie ayant les traits de Yolande Moreau, un fils surnommé JC, qui a fait quelques conneries il y a 2000 ans de cela, et aussi une fille rebelle, Ea, qui, pour se venger de ce père violent, autoritaire et sadique, décide de balancer à tous les Hommes la date programmée de leur décès avant de coller un virus dans le système. Elle suit ensuite les traces de son frangin en allant se chercher six apôtres et en se lançant dans l’écriture d’un Tout Nouveau Testament, afin d’aider les Hommes à vivre en paix.
Choisis au hasard, les apôtres sont une jolie fille au bras amputé, crevant de solitude, un aventurier ayant gâché sa vie dans un bureau, un obsédé sexuel, un assassin, une bourgeoise cherchant s’encanailler dans les bras d’hommes virils et un gamin de dix ans ayant obtenu le droit de changer de sexe avant de mourir. Guidés par Ea, ils vont complètement bouleverser les règles régissant notre vie, pour le plus grand bonheur des spectateurs, tantôt hilares, tantôt émerveillés devant ce curieux long-métrage.
Jaco Van Dormael retrouve ici l’alliage parfait entre comédie, drame et fantaisie qui lui avait permis d’obtenir la Caméra d’Or pour Toto le héros. Il signe une oeuvre singulière, surprenante, provocatrice, touchante et poétique, qui réussit parfaitement son Ascension au firmament de la sélection cannoise, toutes sections confondues.
On espère recevoir autant d’émotions fortes demain, curieux de découvrir Sicario, le nouveau Denis Villeneuve et de découvrir l’accueil réservé par le public au polémique Marguerite & Julien de Valérie Donzelli, hué lors des projections de presse…