Court-circuit.
En dépit de ses annuités dans le circuit du techno thriller (quatre longs métrages, de qualité variable), Jack Ryan, héros des services de renseignement américain, demeure un fantôme sans visage, les producteurs n’ayant jamais cessé de torturer l’identité de ce brave analyste né sous la plume du romancier Tom Clancy en désavouant, un à un, chacun de ses interprètes (Alec Baldwin, Harrison Ford, puis Ben Affleck). Alors que la licence prenait généreusement la poussière dans le sous-sol de la Paramount, le studio réactive finalement le programme et produit The Ryan Initiative, un « reboot » revenant aux origines du personnage. À la tête de cette opération, Kenneth Branagh, homme de théâtre une nouvelle fois éloigné de ses univers de prédilections (romantisme, tragédie, Shakespeare, tout ça…). Pourtant, trois ans plus tôt, le transfuge irlandais s’était déjà écarté de son domaine afin de muscler les interventions divines du dieu nordique pour le compte de la Marvel, dévoilant alors au grand jour son inaptitude à frelater les grosses productions de sa sensibilité d’auteur. Mais le bonhomme est tenace, et sans doute un peu suicidaire. Cette fois, en plus du travail de mise en scène, il se glisse dans la peau du méchant, Cheverin, un oligarque qui a construit son capital sur les ruines du communisme, un riche patriote souhaitant hisser la société russe contemporaine au rang de super-puissance économique mondiale, mais un simple chiffre dans ce vaste algorithme politico-industrio-financier faisant tourner le monde, un homme dont les lourdes échéances physiologiques et filiales empoisonnent continuellement son âme. Sous la mince charpente d’un théâtre d’une guerre froide ordinaire, l’épaisseur de ce cadre psychologique portait le récit au seuil d’une puissante tragédie. Malheureusement, davantage que l’accent slave à couper au couteau et les expressions ankylosées soulignant la légendaire froideur soviétique offert sur un plateau d’argent par l’acteur, c’est davantage la faillite de cet engagement narratif qui entraine l’ensemble du film dans les limbes. L’audace couché sur le papier s’éclipse, laissant un cimetière sur lequel se gravent le dénuement d’une production éteinte jusqu’à ses plus fulgurantes épreuves. Le flux abrupt des images et l’agonie de sa sérénade (dont l’exécution a pourtant été confié à l’inestimable Patrick Doyle), chancres du divertissement post-moderne, se mêle ainsi à de mornes désordres conjugaux dont l’utilité est de percer la cuirasse du cavalier, un soldat reformé dépourvu de charisme dont le corps mutilé n’a en rien entamé son dévouement pour la patrie. Chris Pine, agent dormant au côté d’une partenaire crispante (Keira Knightley) et d’un fantôme des années 90 (Kevin Costner), démontre ainsi toutes les limites de son jeu, et aussi sans doute de cette recrue de l’ombre qu’il incarne, ne parvenant jamais à s’imposer, physiquement et intellectuellement, comme une véritable menace. En espérant que ce krach artistique permette au studio de reconsidérer sa politique concernant cette franchise. (2/5)
Jack Ryan – Shadow Recruit (2014, États-Unis). Durée : 1h45. Réalisation : Kenneth Branagh. Scénario : David Koepp, Adam Cozad. Image : Harris Zambarloukos. Montage : Martin Walsh. Musique : Patrick Doyle. Distribution : Chris Pine (Jack Ryan), Keira Knightley (Cathy Muller), Kenneth Branagh (Viktor Cheverin), Kevin Costner (Thomas Harper), Alec Utgoff (Aleksandr Borovsky), Colm Feore (Rob Behringer).