68e Festival de Cannes
Quinzaine des Réalisateurs
Depuis sa présentation à la Quinzaine des Réalisateurs, Much Loved doit faire face à la croisade politico-médiatique que lui assène le gouvernement marocain. Censurée seulement à partir d’extraits, l’œuvre de Nabil Ayouch ne nuit pas à la « femme marocaine », devenu soudainement une sorte d’enjeu sociétal, mais s’inscrit pleinement dans la filmographie d’un réalisateur s’évertuant à donner une voix aux laissés-pour-compte de son pays (cf. Les Chevaux de Dieu en 2012). A travers le destin de ses prostituées, il dresse alors le portrait d’une population cherchant un moyen de subsister en profitant, comme elle peut, des retombées touristiques sur lesquelles repose l’économie du Maroc. Egratignant le vernis de l’administration de Mohammed VI, Much Loved symbolise ainsi parfaitement le paradoxe d’un Etat perdu entre sa volonté de respectabilité – autant sur le plan religieux qu’international – et sa position de plaque tournante des marchés noirs (drogue, prostitution). La force de Nabil Ayouch réside dans le fait qu’il choisit de montrer cette schizophrénie sociétale par le biais d’un réalisme presque documentaire. Un parti-pris d’autant plus corrosif qu’il permet de dépasser le caractère fictif du film de gangsters sur la corruption et les écueils du cinéma social bien trop souvent misérabiliste.
Les prostituées d’Ayouch s’insèrent parfaitement dans une réalité tangible, celle de la société marocaine. Elles s’intègrent dans la dualité de son paysage allant, par le biais de sublimes scènes de voitures, du bric-à-brac des quartiers pauvres de Marrakech au bling-bling des soirées en boîte de nuit ou celles privées de riches touristes. Sans jugement, le réalisateur marocain donne même à ses personnages la possibilité d’avoir un regard propre sur leur société. Ces figures féminines ne sont pas des marionnettes – encore moins des victimes – mais jouent un rôle dans ce monde nocturne qui sert d’exécutoire aux dominants et d’accès aux dominés. Œuvre féministe, Much Loved ne regarde pas la femme comme un objet filmique pétrit de sentimentalisme mais comme un rouage intégré dans un jeu de séduction et de combine censé empêcher l’écroulement du reflet de réalité qu’elles vendent. Elles sont ainsi des entités non-monolithiques amenant par un langage vulgaire, mais réaliste, une ironie à leurs conditions. Nabil Ayouch parvient à faire de Much Loved une œuvre étonnamment drôle et joviale reposant sur la capacité des hommes à s’acclimater à leurs malheurs.
La démarche réaliste d’Ayouch ne serait pas aboutie en masquant la réalité des orgies nocturnes marocaines qui font vivre ses protagonistes. Peut-on désapprouver un réalisateur qui n’affadit pas son œuvre de peur de choquer des institutions moralisatrices ? Il est curieux de reprocher à un long-métrage sur la prostitution de montrer la prostitution. D’autant plus que Much Loved ne tombe jamais dans une impudeur gratuite. En effet, ce n’est pas le sexe qui intéresse le réalisateur marocain mais plutôt la maîtrise des corps et de sa séduction par les prostitués. L’acte, non montré, n’est que l’aboutissement d’un ballet sensuel des chairs ayant pour unique finalité d’assujettir le client et d’inverser les rôles de dominant et de dominé. Les prostituées d’Ayouch se différencient ainsi dans ces scènes mettant en avant leurs atours. C’est l’usage même de leur corps qui trahit, autant que leurs paroles, les différents archétypes qu’elles représentent : la pute sauvage, la pute romantique, la pute lesbienne, la pute provinciale.
Avec Much Loved, la prostituée sort du schéma de soumission misérabiliste que lui colle le cinéma mondial. Nabil Ayouch s’attache à retranscrire la position sociale ambiguë de ces femmes surtout au Maroc. A l’instar de Noha (Loubna Abidar, éblouissante), elles oscillent entre une répulsion dictée par les codes moraux et un attrait économique aussi bien pour les familles que l’Etat. Véritable manne financière de la royauté, ces femmes sont le « pétrole » du Maroc – comme l’analyse avec ironie Noha – attirant un tourisme sexuel aussi bien arabe qu’européen. Le Marrakech d’Ayouch devient alors une sorte de Babel assouvissant les fantasmes des hommes. Néanmoins, les femmes trouvent par ce biais une certaine échappatoire à la misère qui les touche. Rare porte de sortie pour les couches les plus démunies, la prostitution permet une élévation sociale (une prostituée réussissant à ouvrir son salon de coiffure) ou un désenclavement (Hlima quittant sa province). Personnage marginal par excellence, la prostituée de Much Loved s’insère dans la société qui l’a vu naître en se présentant comme une sorte de sainte contemporaine, hébergeant et nourrissant les plus démunis.
A l’inverse de l’opinion de ses détracteurs, Much Loved rend ainsi ses lettres de noblesse à la prostitution en donnant des visages au commerce du corps au Maroc. Ne louant pas une perversité féminine mais rendant son ambiguïté à la question de la prostitution, Nabil Ayouch signe une œuvre qui fera date tant par son génie scénaristique que par son exigence visuelle.
Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆ – Excellent