Santa Sangre (Le "Fenix" renaît toujours de ses cendres)

Par Olivier Walmacq

genre: drame (interdit aux - 16 ans)
année: 1989
durée: 2h03

l'histoire : A la suite d'un drame familial, Fenix, petit mime d'un cirque de Mexico, est enfermé dans un hôpital psychiatrique. Huit ans plus tard, il retrouve sa mère. Le cirque n'existant plus, ils errent dans la ville, représentant une pantomime qui se prolonge tragiquement dans leur vie quotidienne, pour le grand malheur de Fenix. 

La critique :

Alejandro Jodorowsky fait partie de ces artistes prolifiques et accomplis. Poète, auteur de bandes dessinées, mime, romancier, auteur de performances "Panique" (mouvement actionniste créé en collaboration avec Roland Topor et Fernando Arrabal) et réalisateur, la carrière cinématographique de Jodorowsky commence en 1957 avec un court-métrage muet, La Cravate.
Dès 1967, Alejandro Jodorowsky impose un style unique et particulier qui va devenir sa marque de fabrique avec Fandos et Lis, qui déclenche carrément une émeute au festival d'Acapulco la même année. En 1970, le réalisateur connaît la gloire, la reconnaissance et la consécration avec El Topo, un western métaphysique qui marque durablement les esprits.

Le Midnight Movie est né ! Hélas, trois ans plus tard, en 1973, La Montagne Sacrée, le troisième long-métrage du cinéaste, ne remporte pas le succès escompté. Le film connaît un échec retentissant dans les salles obscures. Après Tusk (1978), Alejandro Jodorowsky s'éloigne du cinéma. Il faudra attendre onze longues années pour voir Jodorowsky revenir derrière la caméra avec Santa Sangre, sorti en 1989. Le film s'inspire des meurtres d'un serial killer mexicain.
Le scénario du film est écrit avec la collaboration de Claudio Argento qui tient à tout prix à relancer la carrière cinématographique de Jodorowsky. Pour l'artiste, ce long-métrage doit marquer une nouvelle étape dans sa filmographie. Ainsi, Santa Sangre doit lui aussi s'inscrire dans un projet personnel.

Le film doit devenir une sorte de psychothérapie familiale. C'est la raison pour laquelle le film réunit les deux fils du réalisateur à l'écran : Axel et Adan Jodorowsky. Viennent également s'ajouter Blanca Guerra, Guy Stockwell, Thelma Tixou, Sabrinna Denison et Faviola Elenka Tapia. Attention, SPOILERS ! Fénix est un enfant de la balle, le fils de deux artistes de cirque (son père, lanceur de couteaux, est même le patron du cirque). La mère de Fénix, qui sert de partenaire à son père, est également prêtresse dans l’église impie du Sang Sacré, vouant un culte à une jeune femme ayant été violée, atrocement mutilée (bras tranchés) et assassinée. Un soir, Fénix voit ses parents s’agresser mutuellement : la mère châtre le père, et le père, avant de mourir, tranche ses deux bras à la mère.
Fénix, devenu adulte, va alors avoir une certaine disposition à la violence…

A l'instar des précédents films de Jodorowsky, Santa Sangre nécessite lui aussi plusieurs niveaux de lecture et d'analyse. Encore une fois, pour le cinéaste, le film a un caractère personnel : "Santa Sangre, c'est de l’art animal, je l’ai fait avec mes couilles – pas ma tête… J’allais sur la soixantaine lorsque je l’ai monté ! Je ne veux pas de gloire ou d’argent du film, j’y ai renoncé il y a longtemps déjà.
Ce que je voulais était un chef d’œuvre intime pour mon plaisir personnel. Mais l’art doit être public, sinon ce n’est pas de l’art du tout, et la loi dicte que l’art doit parler à tous ceux qui ont choisi de regarder. 
Et si vous choisissez de regarder attentivement Santa Sangre, vous vous verrez, refléter dans mes larmes." 

Depuis ses débuts au cinéma, Alejandro Jodorowsky a toujours affiché sa dilection pour le monde du cirque, l'univers des illusions, les fantasmes sexuels et oniriques, la violence intrinsèque aux relations familiales, les passions impossibles et les "freaks", ces êtres difformes et étranges, mais terriblement humains. Pour Jodorowsky, tout le monde joue un rôle. Tout le monde est déguisé.
Reste à savoir qui se cache réellement derrière ce costume... Tel est la dynamique principale de Santa Sangre, profondément influencé par le chef d'oeuvre de Tod Browning, Freaks : la monstrueuse parade (1932). Mais pas seulement. Par certains aspects, Santa Sangre n'est pas sans rappeler un autre grand classique du noble Septième Art : Psychose, réalisé par Alfred Hitchcock en 1960.

Dans Santa Sangre, il est aussi question d'un serial killer, Fénix, dont les meurtres sanglants et abominables sont reliés à la figure symbolique de la mère. Par de multiples flashback, Alejandro Jodorowsky décrit à la fois le passé et le présent d'un tueur schizophrène. Ainsi, le réalisateur aborde des thématiques complexes : la dépersonnalisation, la dissociation, l'anosognosie, la psychasténie, l'hébéphrénie mentale ou encore des raptus clastiques qui se manifestent par des crises incontrôlables et d'une violence inouïe.
Encore une fois, le film a une valeur psychanalytique profondément enfouie dans les failles du passé et dans la généalogie familiale. Santa Sangre est donc conçu comme un processus douloureux. Lui même rejetté, rudoyé et malmené par son père, Alejandro Jodorowsky met ici en exergue tous ses sentiments refoulés, plus ou moins digérés au fil des années.

Plus que jamais, Santa Sangre s'inscrit dans un processus de perte d'identification de soi-même à travers le parcours quasi christique de son héros principal, donc Fénix. Néanmoins, le film revêt également une valeur curative. C'est probablement pour cette raison que les deux fils du cinéaste tiennent les deux rôles principaux. Il est donc question ici du délicat passage de l'enfance à l'âge adulte.
Ainsi, dans Santa Sangre, les moments douloureux se produisent toujours dans une violence à la fois outrancière, sublimée et exacerbée, comme si le spectateur était invité à partager la douleur et le chemin de croix de Fénix. Totalement investi dans son rôle, Axel Jodorowsky est initié au mime, au chant et à la magie. Quant à Adan Jodorwosky, le jeune enfant de 9 ans est réellement giflé lors d'une séquence de tatouage.

Plus que jamais, Santa Sangre s'apparente à une expérience psychologique intense qui risque de mettre les nerfs du spectateur à rude épreuve. On pourrait presque parler d'une oeuvre psychotrope et hallucinogène où folie, raison, réalité et dissociation mentale semblent être confondues et finalement presque indissociables. A l'instar des précédents films de Jodorowsky, Santa Sangre ne plaira pas à tout le monde. Il ne s'agit pas d'un film consensuel. Bien au contraire.
Si le but de Santa Sangre est d'exorciser les démons du passé, le film aborde d'autres thématiques chères à Jodorowsky, notamment la théologie et plus particulièrement les sectes et les religions, clairement morigénées et fustigées par le cinéaste.

Le réalisateur brosse aussi un portrait au vitriol d'une société consumériste et égotiste qui rejette la différence, les handicapés, les freaks et les pauvres. C'est une autre thématique qui était déjà très présente dans La Montagne Sacrée. Le film contient plusieurs séquences qui visent à marquer le spectateur au fer rouge : le sacrifice d'un éléphant, carrément dévoré par une foule de gueux affamés, le meurtre sanglant de la mère de Fénix, l'enterrement de plusieurs jeunes femmes atrocement mutilées par le serial killer...
A contrario, Jodorowsky euphémise parfois son propos par des séquences musicales et de mimes de toute beauté. Ainsi, le long-métrage oscille entre plusieurs genres : le drame familial, le thriller, le théâtre sous toutes ses formes et le film psychologique.

Santa Sangre est donc une oeuvre extrêmement riche, difficile à analyser et à décortiquer, tant les influences sont multiples. Certes, nous avons déjà cité Freaks et Psychose. Mais le film n'est pas sans rappeler, par certains aspects, le cinéma de Brian de Palma ou encore celui de Federico Fellini. Le film poursuit une quête existentialiste complexe où il est aussi question de rédemption, de pardon et surtout de renaissance. Comme si le "Fénix" renaissait toujours de ses cendres...
Ainsi, Jodorowsky nous propose un voyage onirique et fantasmagorique dans la psyché malade de son héros principal. Il s'agit aussi d'un périple ésotérique dans les méandres de l'esprit à la fois cadenassé par les failles personnelles, la douleur, la magie et l'amour... Tel un labyrinthe inextricable... Paradoxalement, Santa Sangre reste assez accessible et compréhensible dans sa mise en scène et son scénario. Beaucoup de fans le considèrent comme le meilleur film, en tout cas le plus personnel, d'Alejandro Jodorowsky. Bref, le réalisateur signe une oeuvre à la fois violente, unique, lyrique, poétique et d'une beauté insondable.

Note : 20/20

 Alice In Oliver