George Miller vient asseoir son autorité devant tout Hollywood au travers d’un film d’action virtuose.
On dit souvent qu’un film doit permettre au spectateur de se plonger dans son univers. Et s’il s’agissait plutôt de l’inverse ? Assis dans une salle de cinéma, les yeux focalisés sur l’écran ne nous offrant autour de lui que de l’obscurité, nous attendons que le monde de la fiction se déverse sur nous, qu’il emplisse nos sens pour éveiller l’émotion, qu’il nous enveloppe pour qu’il n’y ait plus que lui, siégeant dans notre tête et notre pensée. Autant dire que les blockbusters, avec leur part de grand spectacle reposant souvent sur des mondes imaginaires, sont plus concernés que quiconque par ce contrat qu’ils passent avec le public. Tel l’incipit d’un roman, les premières minutes sont primordiales pour définir une ambiance, et ainsi constituer ce cocon que le spectateur aime tant. A ce titre, celles de Mad Max : Fury Road s’avèrent comme les plus impressionnantes et immersives que l’on ait vues depuis longtemps. Au-delà de parvenir à l’exploit de nous prendre aux tripes dès l’affichage des logos, grâce aux bruits assourdissants (mais tant attendus) de moteurs agressifs, le prologue résume comme un manifeste les deux heures qui vont suivre, et auxquelles nous n’étions pas préparés…
Un plan. Un seul plan suffit pour comprendre que George Miller n’a jamais vraiment abandonné sa saga mythique à laquelle il semblait avoir donné fin il y a trente ans. Un instant suspendu dans le temps, où le corps du Road Warrior se dessine de dos, tourné vers un horizon sans fin, accompagné de son fidèle Interceptor. Puis, un lézard bicéphale se place au premier plan, avant de se rapprocher du héros immobile, qui, d’un geste vif du talon, l’écrase avant de le manger. C’est littéralement le pied au plancher que Max Rockatansky fait débuter le film. Dès lors, l’action et le montage s’emballent : il est pourchassé, puis capturé par des demi-vies qui l’emmènent à la Citadelle, une oasis dont les ressources sont contrôlées d’une main de fer par Immortan Joe (Hugh Keays-Byrne), le dictateur local. Il tente de s’échapper tout en ayant des hallucinations, pousse une porte qui le conduit au bord du vide et saute sur un crochet avant de se faire rattraper par ses poursuivants ! Voilà tout le programme que nous étale son cinéaste en seulement quelques minutes. Nul doute qu’il est conscient que Mad Max n’est plus simplement une franchise ancrée dans la pop-culture. Avec ses looks cuir et destroy à tendance punk, ainsi que ses étendues désertiques qui n’offrent que des possibilités de customisation (en particulier sur les engins à roues), elle est désormais le fondement de la majorité des univers post-apocalyptiques d’aujourd’hui, au point d’en être devenu un standard. Il était donc essentiel pour Miller de se réapproprier son monde afin de le réinventer, ce qu’il fait dès cet incroyable prologue.
Le premier choix notable de changement se trouve dans les décors, le cinéaste ayant troqué les paysages de son Australie natale pour ceux de la Namibie. Il accentue ainsi, à partir de ces étendues arides et sans relief (ou presque), où tout semble disparu, le thème central de Mad Max : la mort progressive d’une civilisation et de ses souvenirs. Plus encore qu’auparavant, la renaissance de l’humanité est impossible, n’offrant rien d’autre sur son sol que des pierres et des dunes de sable. Réduit à la figure d’un monstre mutant, voué à disparaître par son incapacité à s’adapter depuis sa métamorphose post-nucléaire, l’homme n’est plus qu’un animal. Ou du moins un être hybride, à l’instar de Max. A l’heure où les super-héros cartonnent à Hollywood grâce à la fascination du public pour la déshumanisation, Miller ne fait qu’expliciter le même schéma avec son héros. Il grogne et agit plus qu’il ne parle. Il puise ses pouvoirs de cette animalité qui a façonné les Spider-Man et autres Batman (au point de porter une sorte de muselière pendant une bonne partie du film). Il se définit par son corps et non par sa personnalité. Max est une coquille vide car il est dans l’impossibilité de se raccrocher à des modèles ou aux codes qu’une société met en place. Pourtant, depuis le premier volet, il n’a fait que suivre la thèse du monomythe de ce cher Joseph Campbell, dont Miller s’est beaucoup servi pour ses scénarios. Ses aventures ne reposent que sur une variation unique d’une même histoire, le transformant en simple archétype. Par cette impassibilité, il peut prendre le visage de n’importe qui, parce qu’il est une silhouette, une abstraction que l’on reconnaît de dos dès le premier plan. On ne peut alors que se réjouir du choix de Tom Hardy pour le rôle, tout aussi excellent que Mel Gibson au jeu du mutique charismatique.
Mieux encore, Miller pousse sa réflexion jusqu’à faire de Fury Road une véritable ode à l’imaginaire. La folie de la majorité des personnages se justifie par ce besoin vital d’une croyance, ou plus généralement d’une inspiration à laquelle se rattacher. Sauf que les vestiges des créations de l’homme n’ont presque plus rien à léguer. Le peu qui demeure est utilisé au sein d’une religion intégriste, offrant la possibilité à Immortan Joe de se considérer comme un dieu et de manipuler les masses. Ces dernières sont alors prêtes à servir son armée en se référant à ce melting-pot absurde, où la déification de l’automobile se mêle au Valhalla. Faudrait-il y voir une critique du Hollywood moderne, face à sa panne de créativité ? Peut-être, mais ce pessimisme, inhérent à la saga, est aussi un magnifique signe d’espoir. Miller a un rêve, tout comme les véritables héros de son long-métrage, à savoir un groupe de jeunes femmes cherchant à fuir le statut d’objets que leur a donné Immortan Joe. Pour cela, elles s’échappent de la Citadelle à bord d’un camion-citerne avec l’aide de l’Impératrice Furiosa (Charlize Theron, électrique et flamboyante).
Nul doute que Fury Road aurait déjà été un très bon film si George Miller s’était cantonné à réadapter la mythologie qui l’a rendue célèbre, mais il atteint ici de toutes autres cymes par sa faculté à révolutionner le cinéma d’action comme seuls les John McTiernan et quelques James Cameron sont capables de le faire. Cet imaginaire qu’il nous fallait, qui nous manquait, il l’offre sur un plateau d’argent, repoussant les limites du blockbuster moderne par une perpétuelle expérimentation (bien loin de celle que j’ai pu décrire récemment dans Fast and Furious 7 ou Avengers 2). Il n’est pas ici question de constater les frontières du possible de la production, mais de les oublier. Bien loin de l’utilisation de plus en plus galvaudée et froide des CGI, le nouveau Mad Max procure une véritable jouissance par cette sensation de réel qu’il nous donne, compressée dans un cadre où l’on voit de vraies voitures, de vraies explosions et de vrais cascadeurs. Tout n’est que mouvements, chocs et mélanges. La chair côtoie le métal, l’humain ne fait qu’un avec son bolide, comme si l’organique avait une part de mécanique (la prothèse de Furiosa), renvoyant au style dérangeant développé par l’artiste H.R. Giger. Le simple plaisir cinétique est transformé en rage galvanisante car ces corps n’existent qu’au travers du mouvement et de la vitesse. Ils semblent accepter leur condition d’objet filmique par cette recherche constante du réalisateur, qui magnifie leurs actions au travers de la mise en scène. Chaque plan appuie cette volonté de sur-iconisation, épaulé grâce à une photographie aux allures impressionnistes. Rarement un blockbuster récent n’a autant cherché à transmettre le ressenti de l’action au spectateur, notamment au moyen d’un montage titanesque. L’économie de budget des premiers Mad Max obligeait Miller à penser ses coupes comme des coups, comme des traumatismes où le hors-champ suggestif est amplement suffisant pour faire imaginer le pire au public. Fury Road reprend ce même gimmick en l’adaptant au dynamisme des productions actuelles, sans jamais en oublier pour autant de s’attarder par quelques plans larges sur le spectacle qui nous est présenté.
Au-delà du fait qu’il donne une violente leçon aux films d’action de ces quinze dernières années, Fury Road se distingue avant tout du commun des blockbusters par cet amour pour son spectateur, qui transpire des pores de l’écran. Cela est dû en grande partie à la narration volontairement épurée, qui ne montre aucun signe de didactisme tout en délivrant ses messages, aussi bien écologistes que féministes. A vrai dire, le long-métrage prend la forme d’une course-poursuite sur toute sa durée, qui ne s’arrête qu’à de très rares occasions. Constamment dans l’urgence, il trouve pourtant toujours le temps de développer son univers et ses personnages avec une efficacité déconcertante. Il lui suffit parfois de quelques secondes pour définir un enjeu ou une identité, grâce à la simple richesse du langage cinématographique. Miller fait confiance à son public et ne le prend jamais par la main. Il le bombarde d’un festival de sons et d’images où la parole n’a pas sa place. Le sens se fait par le placement d’une caméra, par la position du micro et par l’organisation du montage. De cette façon, Mad Max : Fury Road devient une pure expérience de cinéma, tellement complète qu’elle provoque des contrastes : nihiliste et humaniste, sombre et coloré, frénétique tout en étant posé dans sa mise en scène. Paradoxalement, cet anti-ménagement du spectateur engendre l’une des séances les plus agréables que l’on a pu ressentir depuis longtemps. On ressort de cette échappée de deux heures fatigué mais revigoré, heureux d’avoir vu un cinéaste répondre à la perfection à son concept : décrire une folie au travers de celle de son ambition, au point qu’elle se déverse sur chaque personne se trouvant dans la salle, étourdie mais aussi grandie.