Vous aimez les plans-séquences? Vous appréciez les films qui s’apparentent à des défis techniques ou des prouesses de mise en scène? Vous êtes friands d’oeuvres aux scénarios imprévisibles? Alors vous devriez adorer Victoria, le nouveau long-métrage du cinéaste allemand Sebastian Schipper, qui est un peu tout cela à la fois.
Les premières secondes du film laissent déjà présager d’une oeuvre atypique. Le rythme d’une musique techno nous fait entrer dans le récit. Sous des lumières stroboscopiques, on devine vaguement des corps en train de se déhancher. Nous sommes dans une boîte de nuit, à un moment où la soirée bat son plein. Une silhouette distincte émerge de ce magma d’images floues, celle de Victoria (Laïa Costa), une jeune madrilène qui est venue s’installer à Berlin pour y construire sa vie. La caméra se fixe sur elle et ne la quittera plus jusqu’à la fin du film, sans interruption.
Car la particularité de Victoria est d’être composé d’un unique plan-séquence de près de 2h20, suivant en temps réel les tribulations nocturnes de la jeune femme dans les rues de la capitale allemande. Une véritable prouesse de mise en scène, exigeant à la fois une planification ultra-précise des déplacements de la caméra et une grande réactivité pour suivre les acteurs lors de leurs improvisations.
Certains chercheront probablement à atténuer la portée de l’exploit en objectant que le dispositif n’est pas nouveau puisque Alfred Hitchcock avait signé, il y a plus de cinquante an, un film composé d’un plan unique (La Corde), et que, le matériel progressant, de plus en plus de réalisateurs relèvent le défi. Récemment, Alejandro Gonzalez Iñarritu nous a régalés avec son Birdman et Amos Gitaï a signé Ana Arabia. Et avant cela, des films comme L’Arche Russe d’Alexandre Sokourov ou PVC-1 de Spiros Stathoulopoulos avaient ouvert la voie. Mais le film d’Hitchcock, comme celui d’Iñarritu, ne sont pas de véritables plans-séquences puisqu’ils comportent des coupes indiscernables. Quant aux autres films précités, ils présentent la particularité d’avoir été tournés dans un espace clos ou relativement restreint, limitant les possibilités de mouvement de caméra. Et leur durée est plus courte que celle de Victoria.
Ici, Sebastian Schipper et son chef-opérateur ont tourné le film en une traite, de nuit, dans une zone de tournage beaucoup plus grande et multipliant les contraintes techniques (prises de vues en boîte de nuit, dans les rues, dans une cage d’escalier, sur un toit d’immeuble, dans un habitacle de voiture…). Le chef opérateur norvégien Sturla Brandth Grøvlen a dû rester concentré pendant la totalité du tournage pour veiller à ce que les cadrages soient parfaits et les éclairages suffisants. Une erreur d’inattention et tout aurait été bon à jeter…
Même gageure pour les acteurs qui ont dû improviser les scènes en respectant la logique de construction du récit. Eux aussi n’ont pas eu le droit à l’erreur. Une approximation, une réplique bafouillée et la prise aurait été à refaire. On peut saluer la performance des quatre comédiens principaux et notamment celle de la jeune actrice espagnole Laïa Costa, qui est quasiment de chaque plan et porte donc seule une bonne partie du poids du film. Son mérite est d’autant plus grand que l’intrigue multiplie les ruptures de ton, l’obligeant à évoluer dans divers registres et alterner scènes de dialogues plus ou moins longues et séquences plus ou moins physiques. C’est ce qui fait la force du film. La séquence introductive force le spectateur à s’identifier à Victoria ou du moins, à adopter son point de vue. On la suit, vaguement grisés par la virtuosité du mouvement de caméra. Et, comme elle, nous sommes bien incapables de prédire ce qui va se passer ensuite. Au sortir de la boîte de nuit, la jeune femme tombe sur un groupe de quatre garçons apparemment éméchés et surexcités, qui essaient illico de la convaincre de finir la soirée/la nuit à leurs côtés. Les individus n’ont pas l’air très fréquentables. Le plus engageant a tout du dragueur lourdingue, les autres ont des trognes de repris de justice. Pourtant, Victoria accepte de les suivre pour une folle virée nocturne. A partir de là, tout devient possible, surtout le pire. La mise en scène instille une certaine tension. On devine que quelque chose va mal tourner. Mais quoi? Et quand? La jeune femme va-t-elle être violée ou tuée par les quatre garçons? Va-t-elle commettre un acte désespéré? Va-t-elle s’écarter du droit chemin?
De nombreuses ramifications narratives peuvent découler d’un tel postulat de départ, mais ne comptez pas sur nous pour vous en dire plus, car cela risquerait de vous gâcher le plaisir, si l’on peut qualifier ainsi les montagnes russes émotionnelles que procure le film. Une alternance de dialogues et de silences, d’instants de grâce et de moments de tension, d’accélérations du récit et de lenteurs savamment orchestrées, étirant le plan jusqu’au malaise.
A vrai dire, tout le monde ne sera pas capable d’encaisser cela. Il est à parier que certains spectateurs décrocheront en cours de route et que beaucoup d’autres sortiront de la projection passablement ébranlés. Victoria est un film qui titille en permanence notre système nerveux, teste notre endurance, notre patience, notre capacité d’imagination…
Mais le long-métrage de Sebastian Schipper n’est pas que cela. Il est bien plus qu’une attraction de foire ou un simple exercice de style de mise en scène. Sous l’emballage de la prouesse technique et du film de genre revisité se cache un joli récit initiatique, décrivant la métamorphose brutale d’une jeune fille en adulte, avec ce que cela implique en perte d’innocence et d’illusions. Le sujet n’est certes pas novateur, mais il est sublimé par ce dispositif de mise en scène qui suit au plus près le personnage. Ce qui est remarquable, c’est la façon avec laquelle le cinéaste restitue l’état d’esprit d’une jeune femme d’aujourd’hui, en quête de liberté et de sensations fortes, cherchant à échapper au marasme économique et aux codes imposés par la société.
Victoria est un papillon de nuit. Elle est attirée par les éclairs des stroboscopes et s’agite sur la piste de danse jusqu’à l’épuisement. Elle est également attirée par ce groupe de mauvais garçons, qui menacent de lui brûler les ailes. On comprend qu’elle puisse avoir la tentation de s’abandonner complètement, de sauter dans le vide, dans l’inconnu. La perspective de retrouver la lumière du jour n’est pas des plus réjouissantes. La jeune femme retrouvera son petit boulot de serveuse de café, mal payé, et devra supporter les humeurs des clients. Une situation bien loin de ses rêves d’enfance.
insistons de nouveau sur la performance de Laia Costa, partie prenante dans ce subtil portrait de femme. Elle passe par tous les états avec un talent fou et une grâce de tous les instants. Le mouvement de caméra, aussi brillant soit-il, ne fait pas tout. C’est elle qui porte le film de bout en bout. C’est à elle qu’on s’attache. C’est pour elle que l’on a peur. C’est avec elle que l’on traverse ce film.
Etourdissant par son audace technique et ses performances d’acteurs remarquables, captivant jusque dans ses longueurs et ses temps de pause, qui permettent au réalisateur de faire monter la tension graduellement, Victoria est assurément l’un des films les plus inspirés de l’année. Alors, plutôt que de risquer la syncope au soleil en cette période de canicule, allez donc vous réfugier dans une salle obscure climatisée et laissez vous griser par cette belle expérience cinématographique primée à La Berlinale et au Festival du Film Policier de Beaune.
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Victoria
Victoria
Réalisateur : Sebastian Schipper
Avec : Laia Costa, Frederick Lau, Franz Rogowski, Burak Yigit, Max Mauff, André Hennicke, Ernst Stötzner
Origine : Allemagne
Genre : plan-séquence et conséquences
Durée : 2h14
date de sortie France : 01/07/2015
Contrepoint critique : Libération
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