" Dans un voyage ce n'est pas la destination qui compte
mais toujours le chemin parcouru, et les détours surtout. "
- Philippe Pollet-Villard
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Premier long-métrage de Robin Hardy, The Wicker Man a été écrit par Anthony Shaffer, à qui l'on doit les scénarios de et . Véritable objet culte en Grande-Bretagne, le film a acquis une certaine notoriété grâce au bénévolat de Christopher Lee -qui a d'ailleurs toujours clamé qu'il tenait là son plus grand rôle-, mais également au rachat des bandes d'origine par Rob Stewart. Alors marié à Britt Ekland, il n'avait guère apprécié de voir son épouse apparaître nue pendant une longue séquence. The Wicker Man est un objet loufoque, un conte horrifique aux faux airs de film hippie bucolique qui aborde avec une grande profondeur des thèmes autrement plus sérieux.
Après avoir reçu une lettre anonyme concernant la disparition d'une jeune fille, le sergent Howie se rend sur l'île de Summerisle, île privée se situant sur la côte ouest de l'Écosse. Le sergent de métropole va bien vite se confronter aux croyances et rites ancestraux des habitants ainsi qu'à l'aura de leur maître, Lord Summerisle. Ce qui s'annonçait comme une banale enquête de police se transforme bientôt en une lutte pour la survie de l'âme, mais aussi du corps.Un bien drôle d'objet que cet ovni cinématographique dont certains diront qu'il est un navet musical kitsch et vieillissant. Ils auront probablement préféré le remake, ersatz plat et confondant de prévisibilité, qui n'apporte rien si ce n'est un divertissement un peu coupable. Et c'est là se méprendre sur la richesse et l'intelligence de l'oeuvre originale, un thriller aux frontières du fantastique et de l'épouvante. J'ai une admiration pour les projets qui aspirent à sortir des sentiers battus. Dans le cas de The Wicker Man , c'est un pari osé et brillamment relevé. Le réalisateur, Robin Hardy, parvient à installer une ambiance fantasque mais crédibilisée par le point de vu adopté, le choix de narration et l'universalité de son propos. Toute la construction du film repose sur une habile gestion des points de vue et de la notion de décalage. En présentant deux communautés auxquelles il est aisé de s'identifier, on pourrait penser que le cinéaste pousse le spectateur à choisir son camp. Dans les faits, il est difficile de soutenir sa position pour plus de quelques minutes tant les personnages ont tous quelque chose de louable mais aussi de détestable. Le Sergent Howie, bien que rigide et dévot, a la digne mission de retrouver une jeune fille portée disparue. Plus qu'un simple gourou distingué, Lord Summerisle descend d'une lignée de scientifiques et fait montre d'une certaine érudition. Quant aux habitants, ils ont tous quelque chose d'une intime conviction ou d'un caractère particulier qui nous fait aimer leur spontanéité et leur malice mais aussi détester leur obscurantisme et leurs tractations.
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Cette migration pendulaire de l'identification, on la doit à la rigueur du sergent qui ne trouve grâce à nos yeux qu'au regard de sa mission et parce qu'on est entré dans ce monde à ses côtés. Le scénariste dresse une belle et complexe galerie de personnages, à la fois antithétiques et complémentaires, qui concourent brillamment à la tension dramatique et au suspens. Notons que toute la narration tend vers la célébration du 1er Mai, fête folklorique par excellence, lors de laquelle les fidèles se déguisent pour endosser des rôles archétypaux. La notion de personnage n'est donc pas simplement travaillée en coulisse, elle est aussi exploitée en terme de mise en scène à l'occasion de cette parade de personnages difformes ou zoomorphes. Ce jeu de masques, c'est également un écho à la thématique profonde de The Wicker Man : le choc des différences, la colonisation et, plus généralement, la lutte du maître contre l'esclave. N'oublions pas l'argument de ce thriller fantastico-horrifique : le représentant d'un ordre extérieur débarque sur une petite île autonome pour demander à ses habitants de rendre des comptes sur la disparition d'une des leurs. Le Sergent Howie représente une autorité qui est familière au spectateur, mais nullement aux habitants de l'île autonome qui reconnaît son propre dirigeant, Lord Summerisle. Non seulement, le sergent débarque en envahisseur sur l'île mais il entend rétablir l'ordre dans les mœurs païennes des habitants. Ici, il se rejoue une sorte de colonisation d'un territoire qu'on pourrait qualifier d'oublié de dieu et de la reine. Ainsi s'opère une double identification : au Sergent Howie, issu du même background politique et psychologique que celui du spectateur, mais aussi aux habitants qui apparaissent comme une minorité opprimée et dont les mœurs fantasques témoignent d'une certaine liberté naïve et enviable. Ce n'est donc pas tant dans la conduite de l'enquête que va apparaître le génie du scénario mais bien plutôt dans tous les échanges qui se dérouleront entre Howie et les habitants. Et c'est précisément pour cela qu'il faut remercier Robin Hardy de ne pas avoir succombé à la représentation archétypale et feignante du bon sauvage. Au-delà d'une certaine naturalité et liberté primaire, les habitants vivent dans des maisons semblables à celles de nos villages, ils exportent leurs fruits semblables aux nôtres, scolarisent leurs enfants... Bref, ils sont en tout point organisés comme l'est la société dont vient Howie. Dans une courte scène, on apprend même de la bouche de Christopher Lee que son grand-père, chercheur visionnaire, est parvenu à réintroduire les cultures de fruits et légumes sur une île alors stérile et désertée par sa population. C'est à cette occasion que le vieil homme a fait resurgir le paganisme sur l'île, comme une habitude salutaire pour la survie des habitants et de leurs champs.
Les habitants de Summerisle n'ont donc rien de bons sauvages. Il est même intéressant de voir qu'ils sont comme le fruit d'une expérience de la civilisation. Une expérience tellement réussie que ces coutumes se sont sédimentées jusqu'à devenir le socle d'une certaine citoyenneté. Personnellement, j'y vois un joli clin d'œil aux doctrines de l'ingérence, que Jean-François Revel a explicité sous le terme de droit d'ingérence en 1979. Au 19ème siècle, les chrétiens d'Europe parlaient plutôt d'intervention d'humanité pour aller sauver leur coreligionnaires sur le territoire Turc. Dans un contexte plus récent, de nombreux éléments du film me font penser au conflit entre l'Irlande du Nord et l'Angleterre qui débuta à la fin des années 60. Très rapidement, rappelons que l'Irlande est devenue anglaise en 1175 d'après une bulle pontificale émise 20 ans plus tôt. Avant cela, l'Irlande n'a jamais réellement subi de colonisation, si ce n'est quelques incursions de la part des Vikings qui se sont rapidement assimilés à la population locale. L'Irlande ne s'est jamais remise de cette ingérence, ni des tractations politiques et religieuses qui ont eu cours jusqu'à récemment. Au moment où IRA a commencé sa campagne militaire depuis deux ans et le The Wicker Man sort en salles, l'Bloody Sunday a éclaté il y a moins d'un an -voir le très bon film de Paul Greengrass sur cet épisode-. Précisons finalement que les loyalistes, partisans du rattachement de l'Irlande à l'Angleterre, étaient de sensibilité protestante alors que les républicains, partisans de l'indépendance de l'Irlande du Nord et du Sud, sont de sensibilité catholique. Dans le film, nous retrouvons un contexte géographique similaire : un anglais se rend sur une petite île proche. On retrouve également une scission religieuse, entre christianisme et paganisme. Et enfin, deux représentants de l'ordre se font face : d'un côté Howie, le sergent représentant l'ordre et la justice britannique ; de l'autre Lord Summerisle, représentant d'un gouvernement local. Conscientes ou non, ces références sont issues d'un certain contexte géopolitique qui fait alors rage, on peut donc imaginer que le réalisateur et le scénariste ont été affectés d'une quelconque façon par ces événements.
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Sur le plan formel, The Wicker Man n'a pas non plus été épargné par un certain contexte social : la culture folk. Les années 60, c'est aussi les prémices de la contre-culture hippie qui fait resurgir tout ce que l'histoire a connu de folk, de libertarien, de refus de l'autorité et de pacifisme. Ainsi la nature est omniprésente : fleurs de cerisiers au premier plan lors de la maypole dance des garçons à l'école, tresses de paille dans les chaumières et couronne de fleurs de la jeune sacrifiée. La musique n'est pas en reste : chants chrétiens, sifflement du facteur, chant grivois des piliers de bar, chant et guitare sèche du groupe de jeunes, chant à l'école, chants cérémonieux... Tout est prétexte à la musique, au chant et à la dance. Chanter, c'est ce qui réconcilie tous les personnages, malgré les différences de coutumes et de croyances. Ils en sont tous capables et s'y laissent tous aller, dans des contextes certes différents mais dans un élan identique. A noter la très belle bande originale, qui donne toute sa coloration et sa puissance au film, qui est entièrement raccord avec le propos et entraîne le spectateur dans son sillage. Principalement sur le mode diégétique, elle s'intègre parfaitement aux scènes et atteste d'une élaboration soignée. Cette esthétique bucolique et colorée tranche totalement avec l'horreur gothique des films produits par la Hammer, dont Christopher Lee et Ingrid Pitt ont été débauchés. C'est un habile jeu sur le décalage esthétique et thématique qui renouvelle le genre sans en sacrifier la qualité d'exécution. L'impact est d'autant plus grand que le spectateur n'est pas habitué à ce que le sordide fasse irruption au milieu d'une atmosphère joyeuse et champêtre. Le brio de The Wicker Man , c'est d'avoir su concilier sous l'argument du whodunit une réflexion profonde et des problématiques aussi diverses qu'il compte de personnages. A chaque niveau, il y a donc une lecture nouvelle qui vient compléter le tableau thématique de ce thriller fantastique. On y trouve une forte critique de l'intégrisme, notamment à travers le personnage du sergent Howie. Dans la scène inaugurale, il écoute en même temps qu'il les susurre des versets résumant le sacrifice du Christ -l'éternel diptyque " Buvez, ceci est mon sang.//Mangez, ceci est mon corps. "-. Si Howie peut réciter la bible par cœur, il ne parvient pas à en appliquer les préceptes. Quand vient l'heure de se sacrifier, il ne se résout pas à ce que son sang et son corps servent de nourriture à la communauté de païens. De leur côté, les habitants de l'île sont assez fanatiques et pervers pour leurrer un étranger jusqu'à eux via les pires manipulations.
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Cette démonstration condamne les guerres de religion, qui sont l'affaire de fanatiques sourds aux arguments qu'ils s'échangent. On trouve aussi une critique de l'ingérence tant morale que politique, comme nous l'avons explicité plus tôt. Une pratique en plein essor ces dernières années. Mais aussi de la pudibonderie, à l'image des fréquentes scènes sensuelles qui sont filmées sans aucune vulgarité, sans une once de voyeurisme. Surmontez donc vos a priori pour découvrir cet objet filmique confondant de profondeur et d'intelligence. Vous y découvrirez une atmosphère ensorcelante, des interprétations investies, des décors somptueux et une scène emblématique, celle de l'immolation du gigantesque homme d'osier.
Aller... Sacrifiez-vous, c'est pour la bonne cause !