"Les secrets des autres" de Patrick Wang

Par Le Cinéphile Anonyme @CinephilAnonyme

Une incroyable ambition cinématographique au service d’un chef-d’œuvre touchant sur le deuil.

L’histoire a déjà été traitée mille fois ailleurs : une famille de la middle-class américaine fait face à un deuil (ici celui d’un bébé) et au malaise silencieux qu’il engendre. Pourtant, Les Secrets des autres est bien à des années lumière du tout-venant tire-larmes de l’indé américain. Pas de misérabilisme ou de cynisme, mais une réelle compassion, un regard juste et tendre sur les malheurs de ces êtres, que l’on doit à Patrick Wang, cinéaste d’origine taïwanaise signant son deuxième long-métrage. Son précédent, In the family, traitait déjà d’un sujet approchant, et lui avait offert une certaine renommée auprès du rare public qui avait eu la chance de le visionner. Avec Les Secrets des autres, le réalisateur entre définitivement dans la cour des grands, et livre un chef-d’œuvre à la portée universelle, dont le génie de la mise en scène permet l’identification du spectateur comme un membre à part entière de cette famille, sans jamais qu’il ne se sente voyeur.

Car le film pose une belle réflexion sur la compréhension de nos semblables, et sur l’interprétation de nos sentiments, de nos non-dits. Adapté d’un roman de Leah Hager Cohen, le scénario ne tombe jamais dans la surexplication, et fait preuve d’une efficacité redoutable dans la façon de disséminer quelques micro-éléments pour faire évoluer les personnages, ainsi que le regard qu’on leur porte. Chacun prend le temps de se définir avec ses problèmes avant que ces derniers ne se croisent dans cette souffrance collective et silencieuse qui ne demande qu’à exploser (le père est surmené, la mère est absente, les enfants sont en quête d’identité). Les corps ne sont alors plus que des enveloppes vierges qu’il faudrait néanmoins déchiffrer, et l’excellente direction d’acteurs de Wang est sublimée par une réalisation qui cherche constamment à mettre en valeur la justesse de leur jeu. Certaines scènes, bien qu’elles soient uniques, apparaissent dans un même décor et avec le même angle qu’une précédente, notamment dans la cuisine, pièce où les personnages entrent et sortent sans même se voir. Tel un jeu des différences, il faut analyser les plans et leur contenu pour comprendre ce qui n’est pas dit, ou qui n’a pas besoin de l’être.

Car le sujet du long-métrage offre à Patrick Wang l’opportunité d’un travail d’épure magistral, donnant à son film la forme d’une œuvre vivante, aussi complexe à analyser que ses personnages. A l’instar de Mad Max Fury Road (tout de même !), la grammaire cinématographique revient à son sens fondamental pour trouver encore plus de puissance lors d’une idée sophistiquée. Le silence pesant du récit se matérialise dans le montage, qui pousse à l’interprétation. Chaque cut, chaque fondu, chaque succession de plans semblent revenir aux expérimentations de Koulechov, à des associations d’idées qui créent du sens. Wang en vient même à des surimpressions de toute beauté, mélangeant ses décors au sein d’un même champ, tel un collage fantomatique qui éclipserait les limites du cadre, et donc la caméra. Tout est dans la relation que le cerveau humain se fabrique entre deux images, dans l’invisible qu’il sait distinguer. La mélancolie de l’ensemble de la famille est prégnante, bien qu’elle ne soit pas explicitement avancée. C’est d’ailleurs ce qui fait toute sa beauté. Elle paraît flottante, adoucie par la photographie qui embrasse ce passé que chacun souhaite retrouver. Dès lors, Wang trouve un magnifique alter-ego en la personne de Jessica (Sonya Harum), fille aînée du père et fruit d’un premier mariage. Alors qu’elle débarque dans cette maison agonisante, elle sera la seule à observer, à essayer d’interpréter les actions de chacun, notamment les appels à l’aide de la plus jeune. Elle analyse les gens comme on analyse un film : par le regard et l’écoute. Le cinéaste ne dit pas pour autant qu’il faut absolument oublier ce qui est derrière nous. Le deuil n’a pas à être complet, et il est normal de conserver des souvenirs. Il montre juste cette difficulté à vivre quand nos yeux sont constamment rivés dans notre dos, et la souffrance de les voir petit à petit revenir vers ce qui nous fait face. Il s’agit sans doute du plus bel effet des Secrets des autres, qui nous replace devant notre réalité par le pouvoir de la fiction.